Read Ebook: La leçon d'amour dans un parc by Boylesve Ren
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Ebook has 668 lines and 48872 words, and 14 pages
raison de dire qu'il n'y a pas de petites fautes, car toutes se tiennent ?troitement par la main, sans distinction de taille.
Ninon, disais-je donc, fut inflexible, malgr? l'effroi contagieux qu'avaient r?pandu les craintes de Marie Coqueli?re. Personne ne se pr?tait ? signifier ? Cornebille l'ordre de la marquise; les gens s'?clipsaient l'un apr?s l'autre ou pr?tendaient qu'ils ne trouvaient point l'homme au pavillon o? il logeait; les h?tes pr?textaient des migraines; ces messieurs ?taient sans cesse ? la chasse. Alors ce fut la premi?re occasion qu'eut Ninon d'?prouver le d?vouement du jeune chevalier Dieutegard.
Ce jeune chevalier ayant su que la marquise ?tait dans la peine e?t donn? sa croix de Malte pour lui venir en aide, car il aimait Ninon avec toute la candeur g?n?reuse de sa douzi?me ann?e. Mais il ?tait trop g?n?, en pr?sence de la marquise, pour oser lui avouer qu'il d?sirait la servir, quelle qu'en f?t la difficult?. Il cherchait en lui-m?me mille moyens de lui faire deviner son intention; mais, peu adroit de sa nature, il s'en tint ? celui de l'embarrasser de sa personne, dix fois le jour, en lui obstruant le passage, si bien qu'il r?ussit seulement ? aggraver l'?tat de col?re o? elle n'?tait que trop, par suite de la mauvaise volont? ou de la l?chet? de tous autour d'elle. Elle le bourra du pied ? plusieurs reprises, le traita de paquet, mena?a de le jeter par la fen?tre. Enfin, comme elle s'exasp?rait de voir cette petite figure d'apparence impassible et qui la regardait doucement, comme un pauvre chien qu'on a fouett?, elle lui dit: <
Dieutegard alla jusqu'au logis de Cornebille, situ? contre le mur de cl?ture, au fond des jardins bas. Un lierre ?pais le dissimulait ? demi, la chemin?e fumait ? travers la verdure, un ch?vrefeuille garnissait l'entr?e. Le chevalier porta la main ? son coeur en traversant un petit potager plant? de choux bien en ordre, de carottes, de chicor?es ?cras?es sous des briques, et il regardait le trou noir de la porte grande ouverte, o? il ne distinguait rien ? cause du soleil. Quand il eut franchi le seuil, seulement, il vit le jardinier, un long couteau ? la main, qui faisait le signe de la croix sur l'envers du pain bis avant de trancher les parts de ses deux petits enfants et de sa femme, attabl?s vis-?-vis de lui. Puis Dieutegard entra et dit, sans prendre haleine, que Madame la marquise faisait savoir ? Cornebille qu'il e?t ? quitter le ch?teau, lui et les siens, aussit?t le coucher du soleil. Alors la femme commen?a ? trembloter de la t?te; on voyait remuer les ailes de son caillon blanc; elle croisa ensuite les mains sur la table et ses larmes coul?rent. Les deux petits se mirent ? crier et se r?fugi?rent dans son giron. Cornebille ne disait rien et coupait son pain en petits cubes r?guliers qu'il piquait de la pointe de son couteau et s'introduisait coup sur coup dans la bouche jusqu'? ce qu'elle f?t pleine; puis il m?cha cela lentement, sans changer de figure, et enfin dit qu'il avait bien entendu et que cela suffisait.
Le chevalier s'en alla content, car les enfants sont rarement pitoyables. Il ne pensait qu'au plaisir de Ninon. Il vint la retrouver et lui annon?a le bon r?sultat de sa mission, sans lui fournir de d?tails, tant il ?tait ?mu. Ninon n'envisagea que sa volont? accomplie et la possibilit? de descendre d?sormais dans le parc sans avoir ? rougir. Elle se pencha sur le front du jeune gar?on et le baisa, bien loin de se douter que par ce seul geste elle fixait une destin?e. Et tout continua ? aller au ch?teau comme devant.
Ne croyez pas un instant qu'il s'agisse de vous ?difier en vous montrant les vices des grands et la mis?re des petits: un tel proc?d? est ? cent lieues de mes intentions; je vous assure que c'est mon histoire qui va comme cela, et il n'y a rien de plus.
Vous avez remarqu?, ou bien vous le ferez plus tard, que toutes les personnes qui ?taient venues chez le marquis et la marquise de Chamarante pour l'?rection de la statue, y sont encore. Cela n'a rien d'extraordinaire, car, invit? ? la campagne, on y reste tant que les ma?tres de maison ne vous font pas comprendre qu'ils d?sirent ardemment votre d?part; consid?rez aussi qu'un couple qui n'a pas d'enfants a toutes les peines du monde ? demeurer seul. Une intrigue est en train de se nouer, pendant que nous parlons, entre Mme de Ch?teaubedeau et M. de la Vall?e-Chourie; les deux belles-soeurs ne se quittent pas, et M. de la Vall?e-Malitourne fleur?te avec tout le monde, sans jamais pousser plus avant, ce qui explique sa perp?tuelle ardeur. Quant ? Mme de Matefelon, son but est que le jeune chevalier, son petit-neveu, prenne l'usage du monde; elle ne s'absente gu?re de Fontevrault que pour aller surveiller ses vignobles. Il n'y a donc que le baron de Chemill? qui vienne l? par intermittence; mais c'est un vieil homme ind?pendant, maniaque, et qui s'accoutumerait mal aux moeurs d'une maison ?trang?re. Je pense que nous aurons l'occasion de le voir chez lui, avec ses deux jolies soubrettes, ses oeuvres d'art, ses livres et ses rosiers; ce n'est pas loin, il habite ? c?t?. Il est de ces gens agr?ables ? voir en passant, mais dont la compagnie prolong?e fatigue, ? cause d'un go?t excessif ? moraliser.
Vais-je arriver maintenant ? la naissance de la petite fille attendue? Je voulais la pr?senter tout de suite! Vous voyez combien peu un conteur fait ? sa guise. Et il faut encore, auparavant, que je vous parle du petit Ch?teaubedeau.
C'?tait le compagnon de jeux de Dieutegard; mais autant le chevalier demeurait timide, tendre et doux, autant Ch?teaubedeau ?tait hardi et pr?coce. Ch?teaubedeau, ? cent coud?es, lan?ait une pierre de la grosseur du poing au milieu d'une vitre de l'orangerie; il pr?tendait passer ses nuits dans le lit des servantes et se vantait d'avoir vu, de ses yeux, la marquise de Chamarante toute nue.
Encore une image que j'eusse pr?f?r? ?viter, d'autant plus qu'elle se r?p?te. La marquise de Chamarante toute nue! Voil? ce pauvre Cornebille qui a go?t? la surprise de cette image et l'a pay?e cher; voil? un gamin qui se flatte d'en avoir eu l'aubaine. Tous ne pensent donc qu'? cela! La v?rit? m'oblige ? dire qu'il en est ainsi. Il y a des femmes exquises que jamais un homme sain n'imaginera d?pouill?es de leurs v?tements dont la gr?ce d?cente fait corps avec leur personne, et qu'il semblerait sacril?ge de soulever m?me jusqu'? la cheville. Celles-ci, je les aime trop pour en introduire seulement une dans un conte o? l'on badine un peu. Mais Ninon n'?tait pas de cette esp?ce-l?; elle ?tait de cette esp?ce que tout homme sain d?shabille ? premi?re vue; il faut dire la chose sans p?riphrase, parce que cela se passe comme cela et que je d?fie le plus puritain de faire autrement. Malheur ? qui aime une de ces femmes-l? par le coeur!
Le chevalier disait ? son ami que la seule id?e de coucher contre une femme nue lui rompait les jambes, et il avait peur de n'oser jamais, quoiqu'il en e?t un grand d?sir. Quant au fait de voir Ninon dans l'?tat o? Ch?teaubedeau l'avait vue, si la fortune le favorisait d'un tel spectacle, il en perdrait certainement l'usage de ses sens. Il avouait qu'il la voyait fr?quemment dans ses songes, et qu'au seul aspect de cette fallacieuse image, il sentait son sang s'?couler hors de lui. Ch?teaubedeau haussait les ?paules; il parlait des femmes en prodiguant des d?tails et pronon?ant des mots qui faisaient fr?mir son ami. Ce que Dieutegard ne comprenait pas, c'est que les relations d'homme ? femme prissent dans la bouche de tout le monde l'aspect de polissonneries joviales, ? tel point que, lorsqu'on entend quelqu'un pouffer de rire, on puisse affirmer, les trois quarts du temps, qu'il s'agit d'un sujet d'amour.
Lorsque Ch?teaubedeau rencontrait la femme de chambre Th?r?se, il la pin?ait par derri?re ou la tripotait ferme sous les aisselles, et elle et lui riaient de tout leur coeur. Parfois Th?r?se se retournait et lui donnait le nom d'un animal r?pugnant et Ch?teaubedeau disait: <
Quand on parlait des deux enfants, on disait, bien entendu, <
Ce fut Ch?teaubedeau, l'un des premiers au ch?teau, qui sut que la marquise ?tait grosse. Il l'annon?a ? Dieutegard, non pas en ces termes qui m?nagent le respect que l'on doit ? une femme, mais en ?num?rant sur un ton polisson les sympt?mes physiologiques qu'il tenait de Th?r?se. On en parla pendant quelque temps ? mots couverts ou avec des clignements d'yeux, des dodelinements de la t?te tr?s significatifs. Mme de Matefelon ne se tint pas de s'en ouvrir ? M. l'abb? Pucelle, cur? de Montsoreau, qui vint de suite et mit les pieds dans le plat en parlant du bapt?me avant que l'?v?nement f?t seulement certain. Par bonheur, la nature n'osa pas donner au pr?tre un d?menti, et toutes ces dames s'employ?rent ? pr?parer la layette.
Ninon passait ses jours ?tendue sur une chaise longue, coiff?e d'un petit bonnet de dentelle, bien attrist?e de sa difformit?, mais contente tout de m?me ? l'id?e de voir bient?t un enfant courir autour d'elle, contente surtout d'?chapper aux allusions des uns et des autres: <
Ce fut le beau temps de Mme de Matefelon, car l'approche des grands ?v?nements de la vie, comme la naissance, le mariage ou la mort, restitue leur royaut? aux vieillards en m?me temps qu'elle met tr?ve aux folies, et on ?coute leur parole exp?riment?e. Cette dame, qui abondait en conseils, se soulagea dans la plus large mesure. Ninon fut si bien pr?ch?e qu'elle ?tait prise d'une infinit? de scrupules touchant la mani?re d'?lever sa prog?niture.
Enfin, pour la f?te de la Nativit?, qu'on nomme dans le pays la Bonne-Dame de septembre, par une heureuse co?ncidence, la marquise mit au monde une fille, qui eut pour marraine Mme de Matefelon, vous vous en doutiez, et pour parrain M. le baron de Chemill?, dont le pr?nom ?tait Jacques; c'est pourquoi la petite fut appel?e Jacquette.
IL S'AGIT MAINTENANT DE JACQUETTE. ON LA FAIT GRANDIR SOUS VOS YEUX LE PLUS VITE POSSIBLE, AFIN DE NE PAS TROP NOUS ?CARTER DE NOTRE SUJET QUI EST L'?DUCATION P?RILLEUSE DE CETTE PETITE AU MILIEU DE NOMBREUX EXEMPLES D'AMOUR.
Nous voici donc en pr?sence de Jacquette, qui, j'ai d? vous en avertir, sera notre h?ro?ne principale. Aussi, je prie les personnes qui n'auraient point pu jusqu'ici, malgr? toute leur bonne volont?, honorer de leur sympathie quelqu'un des h?tes du ch?teau de Fontevrault, de ne point encore se d?courager.
Jacquette commen?a par vider tr?s gloutonnement les grosses bonbonnes que sa nourrice Marie Coqueli?re,--cette grosse femme qui craignait le sorcier Cornebille et qui a accouch? une seconde fois depuis que nous avons parl? d'elle,--tirait ? discr?tion de son corsage; et elle su?ait quelquefois le bout du doigt paternel, venu l?, en passant, faire toc-toc, comme au flanc des barriques pour savoir o? en est le niveau. A cet ?ge-l?, elle n'?tait pas plus agr?able ? fr?quenter que les autres nourrissons. Offrons-nous donc l'avantage de la voir grandir ? vue d'oeil.
La voici, au bout des lisi?res, qui trottine sur ses jambes de poup?e, lanc?e en avant, ou virant tout ? coup, pareille ? un joujou ? ressort. Elle aime ? voir, ? la cuisine, tourner la broche des r?tis par un marmiton aux mains sales ou par un chien qui court sans avancer jamais, dans une grande roue, en tirant la langue; elle va visiter, dans leur toit, les lapins domestiques qui rongent une feuille de chou quand ils ont les oreilles en haut, ou dorment quand ils ont les oreilles en bas; les vaches dans une grande salle vo?t?e et tendue de toiles d'araign?es; les carrosses des la Vall?e-Chourie et des la Vall?e-Malitourne, dont les cuirs moisissent, et la chaise qui sert ? conduire sa marraine ? la messe. Le grand bonheur est de descendre au bout des jardins, jusqu'? la Loire, ce qui est une longue promenade, et de regarder glisser les lents bateaux plats que m?nent tant?t une voile gonfl?e, tant?t des chevaux percherons attel?s ? la queu-leu-leu sur le chemin de halage. Pour parvenir l?, non loin de l'ancien logis du jardinier, une grille de fer qu'il faut pousser contient, dit-on, dans ses gonds, un pauvre petit oiseau que l'on ?crase un peu chaque fois, soit que l'on sorte du parc, soit que l'on y revienne. Et c'est le chemin du Bac d'Ablevois, o? l'on s'amuse ? attendre le radeau du passeur, gros comme un sabot au d?part de l'autre rive, et qui atterrit sans bruit pr?s de vous, charg? d'une voiture, d'une couple de boeufs ou d'un troupeau de ch?vres g?n?es par leurs pis brimballants.
Jacquette joue en libert? sur les pelouses inclin?es, dans les r?gions du jardin priv?es d'eau, et, lorsqu'elle tombe, elle pousse des hurlements de petit porc au dos rose qui va ? la foire. Alors Marie Coqueli?re s'?lance sur la pente, soutenant ? deux mains ses mamelles; elle s'accroupit, rel?ve le rouleau de fanfreluches et sait tr?s bien tirer, de la toilette un peu tass?e, mille plis nouveaux ? coups de chiquenaudes.
Jacquette court sous les charmilles pour attraper le rond de soleil, qu'elle voit au bout de l'all?e, de la largeur d'un chapeau de paille, et qui vivement se sauve ? l'autre bout d?s qu'elle va mettre la main dessus. Elle poss?de d?j? de beaux habits; on la poudre et la d?coll?te, les grands jours. On lui montre ? faire la r?v?rence lorsqu'elle rencontre par hasard Madame sa m?re ou sa marraine de Matefelon, qui lui en impose ?norm?ment; d?j? elle sait rendre le salut aux pages, de l'air de dire: <
Son nom, ses cris, son babillage se perdent l'?t? dans l'immensit? des avenues ombreuses et des pelouses; ils ?gayent, l'hiver, les corridors et les pi?ces sonores de Fontevrault.
Ah! ??, est-ce qu'il va falloir que je vous d?crive le ch?teau? Croyez-moi, rien n'est plus fastidieux ni plus inutile. Et, pour ?tre sinc?re, je ne le vois pas moi-m?me. Chaque sc?ne porte avec elle son atmosph?re et son d?cor; je vois clairement jusqu'en ses moindres d?tails ce que chacun de mes personnages voit en m?me temps qu'il agit, mais, si je vous peignais en dix pages un ch?teau, je devrais en emprunter les mat?riaux ? quelque manuel d'arch?ologie, et vous sentiriez tout de suite la froideur et l'artifice de ce calque. Tout ce que je puis vous dire, c'est que, lorsque Jacquette et sa nourrice allaient au Bac d'Ablevois, elles apercevaient, par-dessus une for?t d'arbres, l'extr?mit? pointue d'une vieille tour accommod?e en colombier et surmont?e d'un ?pi de terre cuite; et l'on avait ordre de ne jamais s'?loigner jusqu'? perdre de vue ce signe de ralliement qui dominait tous les corps de logis. Quand elles remontaient par l'all?e descendant aux fontaines, que distinguaient-elles du ch?teau? Un pan de muraille grise, en partie couvert de vigne-vierge et auquel les marronniers formaient un cadre arrondi; un peu plus haut, des ardoises brillaient entre les cimes moins feuillues. Et, quand elles arrivaient au pied du ch?teau, elles ne voyaient plus rien du tout, d'abord parce que c'?tait une grosse masse qui s'?levait tout droit en l'air, ensuite parce que l'on avait toujours peur d'?tre grond?es pour ?tre en retard.
Dans l'int?rieur il y avait deux parties que Jacquette affectionna d?s sa plus tendre enfance: premi?rement les anciens appartements de M. Lemeunier de Fontevrault, o? des moulins, armes parlantes, ?taient brod?s au satin des courtines et sur toutes les tentures; elle faisait le tour des pi?ces en soufflant sur les ailes et croyait qu'elles se mettaient ? tourner lorsqu'elle avait disparu; deuxi?mement, la tour du Nord, o? l'on montait par un escalier de pierre en colima?on et tr?s ?troit, pour atteindre de petites chambres dall?es o? il fallait d?chirer de la main les ?chevaux de soie grise et molle que tendent les araign?es; mais, une fois l?, elle grimpait sur un escabeau et consid?rait le pays lointain, qui semblait toujours tr?s joli, pinc? entre le cadre ?troit des meurtri?res; la Loire y ressemblait ? un ruban d'argent, que de tout petits arbres piquaient d'?pingles d'or, quand c'?tait l'automne. On voyait dans les champs de mignonnes b?tes, grosses comme les pucerons des rosiers, et, ? l'horizon, une ville de la dimension d'un ?cu; lorsqu'il avait plu, on e?t pu compter les peupliers sur la ligne nette des coteaux de Saumur. Ou bien, au bras solide de la nourrice, elle se faisait pencher aux lucarnes et regardait au-dessous d'elle les pages jouant ? la paume sur la terrasse. On entendait leurs cris et la marquise qui les appelait par leur nom pour leur essuyer le front, de son mouchoir. La petite crachait, pour leur faire un tour; mais sa salive, bue par l'espace, n'arrivait jamais jusqu'en bas.
Et ce que Jacquette pr?f?rait ? tout cela, c'?tait d'?couter aux portes, parce qu'elle avait remarqu? que l'on coupait certains mots en deux lorsqu'elle montrait le bout de son nez. Elle quittait l'un de ses souliers ? talons hauts, et se juchait de l'autre pied sur cette petite borne pour atteindre le trou de la serrure, une menotte mordant le bec-de-cane, l'autre en arri?re, au creux de la taille, fr?tillant comme la queue d'un roquet.
A L'OCCASION DE CERTAINS D?SORDRES DANS LA CONDUITE DES H?TES DU CH?TEAU, JACQUETTE PRONONCE UN MOT ?NORME QUI NOUS VAUT UNE DISCUSSION DES DEUX VIEILLARDS SUR LA PUDEUR. ON SE R?SOUT ENSUITE ? CONFIER L'ENFANT ? UNE GOUVERNANTE.
A l'heure o? nous en sommes, il y avait pr?cis?ment du grabuge au ch?teau, et l'on ?changeait ? table, ou apr?s d?ner, dans les coins, des expressions tr?s peu propres ? former l'oreille d'une enfant.
Figurez-vous qu'apr?s un si long temps,--que vous pouvez d'ailleurs mesurer ? la taille de Jacquette,--Mme de la Vall?e-Chourie venait seulement de faire du bruit ? propos des relations adult?res de son mari avec la grosse belle Mme de Ch?teaubedeau. Cela tenait ? ce que M. de la Vall?e-Chourie avait mis litt?ralement des ann?es ? parvenir ? ses fins.
Il est vrai qu'il s'?tait produit quelques interruptions dans le s?jour de tout ce monde-l?, ? Fontevrault. Par d?cence, chacun retournait chez soi l'espace de quelques mois, et c'?tait autant de perdu pour la conqu?te. Mais cela n'e?t pas suffi encore ? faire ainsi pi?tiner l'amour sur place, d'autant plus qu'il n'y avait pas apparence que Mme de Ch?teaubedeau f?t une femme ? opposer une r?sistance opini?tre. A vrai dire, elle n'en opposait presque pas; mais M. de la Vall?e-Chourie ?tait d'une h?sitation extr?me. Lui et son fr?re souffraient d'une infirmit? curieuse, h?rit?e assur?ment du grand-p?re de la Vall?e, vieux d?bauch? du temps de la R?gence, et qui se traduisait chez l'un par une maladresse extraordinaire en tous ses gestes,--d'o? le surnom de Malitourne,--chez l'autre par une sorte de b?gaiement de la volont?, s'il est permis de s'exprimer ainsi, incapacit? de se d?cider ? quoi que ce f?t, malgr? certains d?sirs violents. M. de la Vall?e-Chourie d?sirait Mme de Ch?teaubedeau, quoi qu'il aim?t beaucoup sa femme; il se disait que celle-ci aurait du chagrin s'il la trompait, il en mesurait minutieusement les cons?quences, et temporisait. Mais, d'autre part, quand il voyait les bras pleins, forts, consistants, blanc de lait, de Mme de Ch?teaubedeau, ses ?paules arrondies et lisses comme le dos des otaries qui ondulent dans l'eau, sa gorge puissante que toutes ces dames disaient sans d?faut, il en mesurait l'attrait avec le charme acide de sa petite femme, et, ce faisant, se ruait sur celle-ci avec l'espoir de tromper l'app?tit qu'il avait de l'autre; ce qui, effectivement, contribuait ? lui donner de la patience. Il poursuivrait tr?s probablement encore aujourd'hui ce man?ge, si sa femme elle-m?me, lass?e de ses assiduit?s intempestives, n'en e?t par ses propres soins d?riv? le cours vers celle ? qui elles ?taient mentalement destin?es. Et ce qu'elle dut encore se donner de mal est inou?. Mais elle n'avait pas plus t?t men? ? bien son entreprise, qu'elle fon?ait sur le pauvre Chourie encore tout moulu de plaisir, avec les impr?cations ordinaires ? l'?pouse outrag?e. En pr?sence de cette malchance, M. de la Vall?e-Chourie d?sirait ardemment reconqu?rir l'amiti? de sa femme, mais en m?me temps jugeait ind?licat d'abandonner sa ma?tresse sur ce coup d'essai. Pour lui, d?sormais, agir c'?tait rompre avec Mme de Ch?teaubedeau, et il ne pouvait pas s'y d?cider. Ajoutons que sa femme courrouc?e, en se refusant ? ses baisers, le rejetait aiguillonn? vers sa ma?tresse, et le savait bien, la coquine, tandis que la veuve aspirait l'ind?cis amant comme une ?ponge de Venise boit un verre d'eau.
Ces ?v?nements apportaient un certain trouble dans la conversation, car chacun les avait pr?sents ? l'esprit et s'y int?ressait si vivement que l'on ?prouvait bien de la peine ? parler d'autre chose. Aussi, pour un oui, pour un non, appelait-on Jacquette qui faisait diversion. Ces messieurs l'embrassaient, se la passaient, lui versaient ? boire. Elle profitait des gel?es, des croquignoles, de la mousse qu'on lui faisait humer au bord des verres, recueillait, entre temps, des allusions chuchot?es ? l'oreille aupr?s d'elle, les r?p?tait tout haut, faisait scandale, et on la mettait ? la porte.
Les choses s'envenim?rent un beau jour, par l'interm?diaire de Mme de Matefelon qui s'indignait de ce d?sordre. Usant de son ascendant sur Ninon, cette dame ne l'avait-elle pas convaincue de la n?cessit? d'expulser les Ch?teaubedeau, m?re et fils? On s'attendait ? l'ex?cution de cette mesure de rigueur, et on s'ing?niait ? l'?viter, car la maman ?tait bonne ?me, et le fils amusant par les sottises m?mes qu'il commettait. Au beau milieu du silence qui accueillit une pi?ce de p?tisserie, Jacquette lan?a une phrase glan?e par elle on ne sait o? et qui bouleversa la situation:
<<--Je ne vois qu'un moyen de tout raccommoder, dit-elle: c'est de coucher ce vaurien de Ch?teaubedeau dans le lit de maman.>>
On peut tout attendre des choses excessives. Ce coup de th??tre eut les cons?quences les plus impr?vues: au lieu de mettre le feu aux poudres, il les noya.
Soit par un d?tour habile, soit par une inclinaison instinctive, Ninon ne retint de cette ?normit? que le fait qu'elle sortait de la bouche de sa fille, et elle s'alarma ? bon droit au sujet de son ?ducation qu'il devenait urgent de surveiller de pr?s. La marraine rench?rissant, bien entendu, on oublia le reste et m?me les Ch?teaubedeau. Chacun d'ailleurs se cramponna au sujet nouveau qui redonnait de l'aise aux relations, et ce fut ? qui fournirait les plus utiles pr?ceptes de morale.
Mme de Matefelon voulait que l'enfant f?t soustraite ? toute influence f?cheuse, qu'on lui donn?t des appartements, une gouvernante ?prouv?e, des principes et des livres ?difiants, enfin que tout ce qui participe ? la vie toujours impure du monde f?t ?pargn? ? la fleur de son ?me. M. le baron de Chemill? lui fit observer que c'?tait tout le contraire qu'elle semblait rechercher pour son petit-neveu le chevalier Dieutegard.
<
<<--Et de Jacquette?>>
<<--Une femme, cela va sans dire.>>
M. de Chemill? remuait le pois chiche qu'il portait ? l'aile droite du nez, et, puisant une pinc?e de poudre blonde dans sa tabati?re, il referma celle-ci d'un coup sec:
<<--Depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui font l'amour, dit-il, nous venons trop tard, ma bonne madame, pour emp?cher que notre filleule en surprenne le secret. Qu'elle ouvre les yeux sur cet ing?nieux m?canisme aujourd'hui ou bien plus tard, l'inconv?nient n'est pas capital...>>
Je vous laisse ? penser si Mme de Matefelon se tr?moussait.
<<--Ah! monsieur, dit-elle, fallait-il que j'atteignisse l'?ge que j'ai pour entendre blasph?mer de la sorte ce qui, depuis que le monde est monde, fait l'objet du plus cher souci des m?res: la pudeur de la jeune fille!...>>
<<--Tout beau! dit M. de Chemill?, je me garde bien de m?dire, madame, du d?licat sentiment que vous ?voquez; je dis seulement que les oeill?res que l'on met aux filles pour les garantir, ne font que les ?moustiller davantage, en leur inspirant le d?sir du fruit d?fendu, qui de tout temps exer?a un grand attrait sur l'animal pensant. C'est leur d?former la figure v?ritable des choses qu'elles auront tant de mal, apr?s, ? remettre au point, puisqu'aussi bien il faudra t?t ou tard qu'elles les envisagent de front. Que ne laissez-vous faire la nature et la vie comme elles vont... La pudeur!>> dit le baron, en faisant claquer sa langue comme s'il parlait d'une sauce, <
<<--Nous n'entendons pas ces choses-l? de la m?me oreille, je le vois bien, interrompit Mme de Matefelon; mais puisque vous consentez ? donner quelque prix ? la pudeur, dites-moi donc comment vous ?viterez que ce sentiment s'?mousse s'il est soumis aux rudes assauts que le spectacle de la vie lui fournira, d'apr?s votre m?thode.>>
<<--Il ne s'?mousse pas plus, dit le baron, que la bont?, par exemple, ou bien que le caract?re grincheux que nous apportons en naissant, et qui ne nous abandonnent qu'avec notre derni?re chemise. Le spectacle du monde, ou la mode, nous apprennent ? faire fi, dans le public, de tel ou tel penchant naturel qui se retrouve infailliblement, au moment venu, dans le particulier. Tant?t c'est le bon ton d'?tre subtil en amour, tant?t de le faire quasi comme les b?tes: des mots, des mots, Madame! bouche ? bouche les vrais amants se retrouvent et prononcent les m?mes onomatop?es que prof?raient nos grands-papas et nos grand'mamans d'avant le d?luge. Il en est de m?me de l'effroi pudique, que bien des belles foulent aux pieds aux chandelles et quand une brillante compagnie les entoure, qui sont des petites filles, les rideaux tir?s, et contre la poitrine d'un homme, pourvu que le coeur s'en m?le. La pudeur! elle rena?t chez la catin la plus ?hont?e, tout ? coup, quand elle se met ? aimer, sans frime, une bonne canaille d'homme.>>
<<--Il n'y a point ? raisonner avec vous l?-dessus, reprit la marraine; vous parlez des vertus des femmes comme vous le feriez de la qualit? du rouge dont elles s'ornent le visage pour vous s?duire, et l'on dirait qu'elles ne sont honteuses et r?serv?es que pour aiguillonner vos sens. Ainsi la femme aurait des qualit?s garanties bon teint et d'autres qui risquent de passer au premier lavage? Qu'importent la pluie et les orages, si la pudeur se retrouve au moment de s'en servir!--Dieu me pardonne! ce maudit baron me fait parler une langue de Parc aux Cerfs!...--Eh bien! monsieur, nous envisageons, nous autres, la pudeur en elle-m?me, et nous disons qu'elle m?rite de n'?tre pas froiss?e, uniquement parce qu'elle est la plus tendre et la plus d?licate parure que le Ciel ait donn?e ? la jeunesse, parce qu'il y a pour la cr?ature qui a re?u cette gr?ce divine, au premier heurt, une douleur d'un genre trop particulier pour qu'un homme la comprenne jamais,--ce qui, peut-?tre, la rend plus pr?cieuse encore ? notre sexe,--enfin parce que je ne sais pas de spectacle plus p?nible pour quiconque a l'?piderme un peu sensible, que d'?tre t?moin de ces chocs...>>
<<--Je trouve, dit Ninon, que vous savez tous les deux de fort belles choses et que vous parlez tr?s bien; mais je ne vois point, dans tout cela, le parti que je dois prendre vis-?-vis de ma fille, qui prononce des mots ? faire dresser les cheveux.>>
<<--Pratiquez uniquement la vertu autour d'elle,>> dit le baron.
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