Read Ebook: L'École des indifférents by Giraudoux Jean
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Ebook has 648 lines and 38635 words, and 13 pages
L'?COLE DES INDIFF?RENTS
DU M?ME AUTEUR:
PROVINCIALES--Bernard Grasset, ?diteur
JEAN GIRAUDOUX
L'?COLE DES INDIFF?RENTS
Il a ?t? tir? de cet ouvrage 3 exemplaires sur Japon Imp?rial, num?rot?s de 1 ? 3 et 10 exemplaires sur Hollande, num?rot?s de 4 ? 13.
JACQUES L'?GO?STE
J'ai d'abord un ami.
Nous sommes tous deux de grande taille, tous deux blonds. Nous irions du m?me pas, dans nos promenades, s'il n'?tait fl?neur et badaud. Mais Etienne voit tout, except? ce qui est devant lui; je lui ferai commander des oeill?res. Quand un chat ronronne, sur un seuil, dans une fen?tre, il lui gratte longuement la t?te, il ?num?re en miaulant ses charmes, mais si ? sa vue l'animal voulut fuir, il esquisse les premiers pas d'une poursuite acharn?e, pousse des cris, et l'?pouvante. Aux chiens, d?clare-t-il, il se doit de ne point celer qu'ils sont vraiment trop l?ches, trop esclaves; il ne se hasarde gu?re d'ailleurs ? les caresser. Pour ses amis les oiseaux, aux boutiques des quais, il leur fait visite couple par couple. Il f?licite l'oiseleur qui dressa son ?talage comme une ?chelle vivante, les poules ? la base, les cailles vers le centre, les colibris au sommet. Il caqu?te:--Rossignols, Rossignols, jamais l'on n'a fait assez remarquer combien peu vous ressemblez aux merles! Et vous, perruches grises, qui courez ? reculons, comme les ?crevisses, devenez-vous rouges, sous l'Equateur? Rossignols, camarades, ne vous battez point de la sorte. Croyez-en le petit d'homme; ne vous aveuglez point entre vous: La nuit vient tous les soirs.
Un oiseau lui donne l'envie d'aller sans perdre une minute au Br?sil ou au Jardin des Plantes, un fruit exotique lui rend insupportable tout produit que ne cueillirent point des n?gres entre les Tropiques et l'Equateur, un chapeau en vitrine lui fait avouer son d?sir irr?sistible de voir une femme et d'aimer. Or voici que nous d?passe une demoiselle aux yeux verts. Elle a crois? ses mains dans son manchon et porte, comme un collier ferm?, au repos, son ?treinte. Elle satisfait le dernier voeu d'Etienne, mais ravive impitoyablement les deux autres, car sur son chapeau voisinent un oiseau-mouche et deux belladones g?antes. Nous la suivons. Elle dispara?t par la premi?re porte coch?re, alors que nous esp?rions l'avoir pour nous seuls au moins jusqu'au prochain coin de rue. Etienne est d?sesp?r?. Il l'adorait.
Il doit avoir trouv? une consolation, car il chantonne. Il regarde le ciel ? la d?rob?e. J'y suis: il a aper?u la lune. Dans ce midi d'automne, elle escorte, seconde roue inutile mais du moins silencieuse, le char de son fr?re a?n?. Personne ne se doute que la nuit sera noire, mais le jour est plus clair de toute une clart? qui double de satin les taches de soleil. Etienne, qui me voit r?veur, n'ose me parler de la lune. Il faut que je la remarque le premier. Il me conduit hypocritement au bord du quai: elle flotte sur l'eau, vacille, plonge, un goujon a d? y mordre. Il me dirige face au Carrousel; elle nous prend de face, vraiment trop ronde, ses trous fra?chement bouch?s au mastic. Il ne r?siste plus:
--Lune, d?clame-t-il, sablier de lumi?re qui t'emplis et te vides ? chaque saison. Lune chaste, seul astre honn?te....
Le soleil entend tout cela. Et aussi le garde des Tuileries qui hausse les ?paules. Je m'?carte d'Etienne, insensiblement.
C'est lui surtout qui cultive cette double fatalit?. Il abuse aussi du don de se concilier les serviteurs et de les mettre en joie. Dans un th?, il appelle soudain la verseuse, avec le timbre, avec les bras, et, indign?, lui indique du doigt ma tasse, en la conjurant d'intervenir, que je prends mon th? beaucoup trop fort, que la maison est responsable. Au restaurant o? nous d?je?nons chaque jour, la caissi?re cesse pour lui seul de suivre la pens?e qu'elle a eue dans son enfance, et l'avertit en souriant que je suis l?. Il feint de me chercher partout, et s'assied ? une table vide. Mais Th?r?se, notre bonne, arrive au galop sur lui:
--Il est l?! Monsieur Etienne!
--Qui est l?? votre bon ami?
Elle le guide en ?clatant de rire, il s'attable avec fracas, il r?clame contre un monsieur qui va d?vorer tout le pain.
Cela a pu m'amuser. Cela m'agace. Certes je l'aime par moments comme on aime un ami. D?s que je ne l'aime plus, je crois que je le d?teste. Il y a parfois, dans son sourire, tant de morgue que me monte aux l?vres le mot qui l'humiliera, tant de confiance dans son allure que j'en suis ? souhaiter un fiacre et de la boue,... ou simplement la pluie, car l'averse la moins drue le met en d?route, l'arr?te pour des heures sous un porche. Souvent au contraire sa paresse, son insuffisance, s'?talent aimablement sur tout son ?tre. D'autres jours, son visage se ride, ses joues d?faillent, il semble qu'on doive alors le consoler de la premi?re chose venue, d'avoir manqu? sa vie, de n'?tre point C?sar, de ne point aimer les babas. Mais lui continue ? se promener lentement et sans arr?t dans cette foule qui travaille et lui fait honte, comme les poules sous la pluie qu'elles sentent d?finitive.
Le voil? qui joue avec des enfants. Debout au milieu d'un cerceau tomb?, il feint de ne pouvoir sortir du cercle. Seule une petite fille peut l'en tirer. Elle s'attarde ? l'admirer, ses petites amies la rejoignent; elles nous provoquent, sans qu'on les rappelle: les m?res laissent leurs enfants s'approcher de l'inconnu, jouer avec lui, de m?me qu'elles leur permettent d'avancer jusqu'aux genoux dans l'Oc?an. Nous revenons ? regret. Il n'est pas tard, mais je d?ne en ville. Etienne se tait, il est triste,--tristesse l?g?re sans doute, mais rien de plus difficile ? gratter que des taches d'ombre. Je me trompe d'ailleurs, il est joyeux. Il vient de d?couvrir Paris. Du haut de l'imp?riale, il le raconte et il le loue: Paris n'a qu'une couleur ainsi que toute mer. Paris... Mais le voil? distrait par la lune, qui s'enfonce dans la tour de St. Sulpice comme dans une tirelire.
--Etoiles, interroge-t-il, n'?tes-vous pas bien d?livr?es? Laissez-vous tomber maintenant un peu plus pr?s de la terre, ainsi qu'une araign?e au bout de son fil, silencieusement, un peu plus silencieusement, pour ne pas troubler celui-l?, le voyageur ? cravate parfaite, qui est mon ami!
Le suis-je? Suis-je son ami?
J'ai aussi une amie.
Une amie que je n'aimerais pas moins si elle ?tait moins tr?pidante. C'est elle qui est charg?e dans le monde d'?tablir les courants d'air. Elle ouvre sans r?pit les portes d'armoire, les tiroirs, les coffrets. Elle se contenterait au besoin d'un bo?tier de montre. Si je parviens ? la faire asseoir, elle met en marche une invisible machine ? coudre, ou bien, jambes crois?es, elle contr?le ses r?flexes. Elle est peintre de miniatures: elle doit tourner autour des cercles qu'elle d?core comme une aiguille de pendule autour de son pivot. Et il n'y a rien ? faire: lui attacher les mains avec une courroie serait, pr?tend-elle, r?unir ses deux p?les.
Son agitation ne l'emp?che pas d'?tre r?veuse. C'est le temps qui tr?pide en elle comme dans les horloges. Comme les horloges, elle para?t toujours distraite, aveugl?e. Elle se surprendra, dans les concerts, enthousiasm?e, ? saisir la main de chacun de ses voisins inconnus. Je suis s?r qu'elle pleure, qu'elle rit en marchant. Pleurer d'ailleurs n'est pas assez dire. Elle ne pleure pas, elle sanglote. Cela dure juste vingt secondes, et ses yeux ne sont jamais rouges. Ils sont en mica: Je l'ai surprise ? regarder le soleil en face.
Elle se pr?cipite dans mes bras.
--Jacques, Jacquot, crie-t-elle, je vous aime!
J'en suis pour un binocle, c'est l'habitude. Elle s'excuse.
--Jacquou, je vous promets d'?tre tranquille un jour entier. Au printemps, si vous voulez, nous irons dans une campagne o? il n'y aura ni mulots, ni mouches, ni araign?es. Vous me ferez boire au d?part une liqueur qui engourdisse. Je coudrai du plomb dans mes doublures. Deux fois plus lourde, j'aurai peut-?tre le temps de rattraper mes gestes avant qu'ils ne soient termin?s. Commen?ons. Apprenez-moi ? dormir, Jacotot.
C'est ainsi, trop famili?re, qu'elle fripe ? chaque minute mon pr?nom. Mon feutre n'est pas plus heureux. Je le mets en lieu s?r.
--Fermez les yeux, Dolly! Encore un effort, ils y sont. Rouvrez-les, pour le contr?le. L?, dormez.
Un rayon fait flamber d'un coup ma chambre jaune-paille. Elle se dresse.
--J'ai les fourmis. Et une crampe. J'ai mal au front.
Tout est pass?. Elle se rassied et tend vers la fen?tre un visage ti?de que le soleil vaporise de lilas. Ses prunelles taillent la lumi?re comme des saphirs ?toil?s. Elles ont une transparence, une gaiet? courante o? se dilue toute arri?re-pens?e. Devant elles, que je sais si peu dangereuses, je deviens plus petit gar?on, plus franc, plus soucieux, comme je le serais malgr? tout sous la menace d'une arme que je saurais vide.
--Dolly, c'est aujourd'hui que les trois mois expirent!
Elle devait devenir ma ma?tresse, si, dans l'intervalle, d?cid?ment, le courage lui manquait d'?pouser un employ? du minist?re, qui est un peu trop blond et un peu trop doux. Nous avons eu d'ailleurs un premier trimestre d'attente. Elle baisse douloureusement les paupi?res.
--Jacques, mon ami, conseillez-moi. J'ai tout fait dans ma vie pour bien faire. De huit heures du matin ? onze heures du soir, je travaille, j'amasse ma dot. Et c'est vous que j'aime, et vous ne voulez m?me pas, si je deviens votre amie, me laisser habiter avec vous. Permettez-moi de chercher mon mari un mois, un mois encore.
--Prenez six semaines, Dolly, et la soir?e d'aujourd'hui ne comptera pas.
Elle s'assied ? mes pieds, inoffensive.
--Vous souffrez, jeune Dolly, d'une maladie qui gu?rira peut-?tre. Vous n'avez pas de volont?.
--A chacun sa maladie. La v?tre ne gu?rira point.
--Quelle est la mienne?
Elle sourit. Elle va dire, comme d'habitude, que j'ai des cravates trop sombres, que j'aime trop le whisky, que je donne trop d'argent aux mendiants...
--Vous, vous ?tes ?go?ste. Vous plaisez, vous amusez, vous ?tes de bon conseil. Mais chacun de vos gestes cache un arri?re-geste. Vous ne prenez jamais parti entre deux personnes. Jamais vous ne m'avez contredite, jamais non plus vous ne m'avez approuv?e qu'avec condescendance. Tout le monde aime confier des secrets ? un ami, ainsi qu'on se pla?t ? enfermer une bo?te pr?cieuse dans un coffret plus grand; vous, je crois que vous n'en avez pas. Vous ?tes discret, mais parce que ce qui arrive aux autres vous est indiff?rent. Vous devez n'?crire ? votre famille que des billets. Vous ?tes de ceux qui s'attendrissent plus sur la photographie de leurs amis que sur leurs amis eux-m?mes. En vous couchant, peut-?tre prenez-vous mon portrait, l'approchez-vous de vos l?vres: la nuit qui vous ?meut, la pens?e que je suis seule et incertaine pour toute ma vie, ce sourire qui servit une seconde, comme une lueur de magn?sium, ? ?clairer pour vous mon visage trop s?rieux, tout cela vous incline vers moi. Mais la piti? est justement ce qui remplace l'amour, chez les ?go?stes.
--Pauvre Dolly!
--Heureux Jacques!
Le jour qui resplendit, un oiseau qui chante, la pens?e qu'elle a pu me blesser la haussent jusqu'? mes l?vres. Ses yeux repentants semblent me regarder chacun pour son compte; elle me voit double; elle me voit diff?rent, car l'un va pleurer et l'autre va rire. Puis tous deux ramassent le soleil et me l'envoient malicieusement et tendrement comme un enfant qui joue avec un miroir.
Je l'accompagne jusqu'? son tramway. C'est l'heure de l'ang?lus o? les Parisiens, en cohortes, vont voir coucher le soleil. Les jets d'eau des Tuileries sont d?j? en veilleuse. Chaque maison, chaque objet n'est plus qu'un arc-boutant d'ombre dress? contre un arc-boutant de feu. Toutes les verrues de la terre s'?panouissent; comme elle est bossel?e, ce soir! comme on dirait peu qu'elle est ronde et que le ciel jadis en fut le moule. Le cort?ge s'avance. D'abord passent les Acad?miciens, en chapeau ? la fran?aise, ? pied, frileux comme si le soleil, en les d?barrassant de leur ombre, leur enlevait un v?tement. Puis le s?nateur de jour. Puis, derri?re la Garde municipale, les demi-mondaines, dans leur victoria, la t?te sur des coussins, les prunelles couch?es sur leurs yeux odorants comme des veilleuses violettes. Parfois une voiture essaye de ramener vers les Boulevards un Parisien press?. La foule arr?te le cocher, le hue, force son voyageur ? monter sur la capote et ? d?dier ses mains au couchant.
J'?xag?rais. Voil? qu'elle s'?carte devant un landau et salue. Qui donc a le droit de courir d?j? vers l'Orient? Je l'aurais devin?. C'est Madame Sainte-Sombre. Depuis ce matin j'apercevais des visages qui ressemblaient de plus en plus au sien. Elle devait enfin venir elle-m?me.
Il me semble maintenant que ma journ?e n'a plus de but, comme lorsque j'ai retrouv? un nom cherch? pendant des heures. La pr?sence de Dolly me p?se. Je l'abandonne, d?sempar?e.
--Vous me l?chez?
Je n'aime pas beaucoup cette expression.
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