Read Ebook: L'École des indifférents by Giraudoux Jean
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Ebook has 648 lines and 38635 words, and 13 pages
Je n'aime pas beaucoup cette expression.
--Oui. Je vous quitte.
Etriqu?e dans son chagrin comme dans ses joies, elle me regarde sans parler. Le cr?puscule lui va bien mal, ses yeux s'enfoncent, son menton sort, son visage entier devient masque; il ne lui manquerait plus que de sourire pour y ajouter les rides.
--Souriez-moi, Dolly.
Tendrement, pauvrement, elle me sourit.
La Mort? Les morts?
Je porte mille deuils qui ne m'appartiennent m?me pas. Des jeunes gens, des jeunes femmes, que je rencontrai une ou deux fois et dont j'ai appris soudain la mort, m'apparaissent et deviennent mes familiers. Je r?ve presque continuellement ? eux. Souvent c'est Laure de Bertilly, qui se penche, qui se tait. Souvent c'est Edith Go?elan, qui mourut apr?s trois mois de mariage. Debout contre la muraille, elle ne sait non plus que dire. Je l'interroge.
--Edith, est-ce encore la vie, l? o? vous ?tes!
Elle prend ma main et l'appuie contre sa poitrine. Son coeur est toujours l?. Mais il ne bat pas ? coups secs et meurtriers, comme notre coeur, b?lier perfide qui sape, de l'int?rieur m?me, la forteresse. Le coeur d'Edith flambe. Point de veines, point d'art?res. Une chaleur ?gale gagne son corps. Sa chair est une comme la chair des fruits.
--Et vos mains, Edith? On m'a cont? que les doigts des morts sont soud?s et que leurs jambes ne sont plus s?par?es.
Elle sourit, croise mes doigts dans ses doigts effil?s et distincts, mais elle ne bouge pas.
--Tout est-il diff?rent, l? o? vous demeurez, Edith?
Les morts, pour r?pondre, ferment les yeux.
--Tout est semblable. Hors que nous commandons souverainement sur toutes les choses qui chez vous sont m?fiantes. Les oiseaux, les taches de soleil se laissent attraper. Notre ombre ne tourne pas autour de nous comme un compas qui mesure la vie. Elle a toujours la longueur de notre corps, elle ne nous pr?c?de jamais. Et ce que l'on raconte des asphod?les est vrai; les prairies en sont sem?es, ainsi que de coucous.
--Vous les cueillez?
--Nous ne nous baissons point. Nous allons toujours debout.
--Edith! Edith! c'est donc vrai? Vos chevilles, vos genoux sont soud?s?
Elle s'appuie contre mon ?paule, sanglote, et je la console passionn?ment. S'arrachant ? mes bras, elle s'enfonce, toujours droite, dans la muraille; voil? que sa main seule d?passe la tenture, je l'embrasse, mais c'est d?poser une caresse sur la main d'un enliz?. Et je me r?veille avec une tristesse ?trang?re, comme si je trouvais au jour, apr?s avoir r?v? des Indes, dans ma main, un bengali vivant.
Le souvenir d'Andr? Bovy surtout me hante des nuits enti?res. Il ?tait blond, avec des yeux bleus ?clatants. Au lyc?e, il recherchait mon amiti? sans jamais ?tre importun, d?tournant les yeux de mon visage d?s que je le regardais. Quand il ne comprenait pas sa version, il pr?f?rait avoir une mauvaise note et ne pas prendre ma copie. Il avait cherch? longtemps ? ?tre assis pr?s de moi, en classe, mais, tenant le cahier de Textes, j'obtenais des professeurs la permission de monter aux chaleurs dans les encoignures, de descendre en hiver jusqu'au po?le. Un jour enfin, comme on lui avait confi? par int?rim le registre de correspondance, il osa me rejoindre et ne me quitta plus. Grave, docile, il r?vait continuellement. De la chaire on l'interpellait.
--Que faites-vous, Bovy?
--Je pense.
--A quoi, s'il vous pla?t?
--Je pense, en g?n?ral.
Par le vitrage nous pouvions contempler, bordant l'horizon, les prairies. Des vaches s'y promenaient, avec leurs taches dor?es. De si loin, ? les voir, il semblait aux internes qu'il y e?t toujours du soleil au dehors. Plus pr?s, c'?tait le jardin botanique, que nous appelions la Nature. Le professeur de chimie, pour mesurer la surface des oiseaux, y badigeonnait au ripolin des poulets plum?s, et calculait ensuite le volume de la couleur employ?e. Nous l'apercevions, soupesant des dindes orange. Enfin, au pied de la classe, la promenade publique, d'o? nous h?lait malgr? concierge et d?pensier un mendiant c?l?bre dans la ville, Barbassoie, le mangeur de musaraignes, qui jetait en dansant ses brodequins sans lacets dans les jets d'eau. Les heures passaient vite ? surveiller ce coin du monde, mais Andr? ne songeait point ? s'en amuser; les d?tails n'avaient sur lui aucune prise; il paraissait ne voir la vie que par larges tranches, la r?cr?ation, la classe, sa famille. Il vivait largement, sans autre souci qu'une affection dont il ne parla jamais. Il vivait, en g?n?ral.
Sans l'?viter, je ne le recherchais point. Les Lundis de r?citation facultative, il choisissait des po?mes un peu trop sentimentaux, et craignant soudain nos sourires, il les disait avec ironie. J'?prouvais, ? l'entendre, une grande g?ne. Un matin o? le professeur lui faisait lire sa narration, qui ?tait excellente, j'en fus exc?d? au point de sortir. Je dus le peiner. D?s la r?cr?ation Lucas vint me dire, je suis s?r qu'Andr? l'en avait charg?:
--Tu sais, Bovy crache le sang.
Le soir, en classe, je n'eus pas la cruaut? de ne point lui en parler.
--Lucas m'a dit que tu crachais le sang?
Il rougit, il r?pondit que ce n'?tait rien, et que, lorsqu'il toussait aussi, son mouchoir devenait tout rose. Il tournait vers moi un visage pur o? tout ?tait immobile et douloureux; les joues tiraient sur les narines; le sourire semblait retenu au coin des l?vres par des coutures. J'?tais nerveux. Je lui pris les mains et voulus l'attirer ? moi. Il r?sistait. Je le l?chai violemment et ne lui parlai plus. Mais, le soir, il m'?crivit ? propos d'un livre oubli?. Il avait dessin? en marge de sa lettre la vue que nous avions de notre place, les prairies, la Nature; il s'?tait forc? ? ?tre gai; Barbassoie brandissait un sabre; agitant des palmes, quelques jeunes filles l'escortaient. Andr? ne savait dessiner les femmes que de profil, avec des bandeaux pleins, avec des seins haut plac?s.
Deux mois apr?s, il mourut. J'avais des remords de n'?tre pas plus triste. Je sentais confus?ment qu'un de mes plus chers sentiments mourait, en bas ?ge. Mais nous ?tions, pour parler de lui, trop occup?s pendant les r?cr?ations. A midi, c'?tait notre philharmonique. De plus un grand po?te ?tait mort de mis?re ? Paris, sa famille qui habitait en face de notre lyc?e l'ayant reni?. Nous nous glissions tour ? tour, la nuit tombant, jusqu'? la maison damn?e et lancions des poign?es de gravier dans les fen?tres. Une vieille dame ouvrait la fen?tre, effar?e, la refermait. Nous recommencions... Elle apparaissait encore et se signait. Elle ne se doutait pas que c'?tait peut-?tre son fils, toujours agit?, qui, dans l'?ternit? m?me, en secouait les sabliers avec trop de violence.
C'est ainsi que des ombres insignifiantes savent m'apporter tout ce qui manque, dans la vie, ? l'amiti? et ? l'amour. Leurs gestes, au lieu de s'arr?ter sur notre corps comme sur une barri?re, le p?n?trent, le traversent, s'ach?vent. Il suffit de presser leurs formes ti?des sur son coeur pour qu'elles l'envahissent et le dilatent. Un vivant qui sourit, qui pleure, m?me ? notre propos, r?v?le en lui un oc?an de joie ou de tristesse aupr?s duquel nous sommes bien peu. Humbles et parfaits, mes disparus sont mes esclaves. Ils m'appartiennent, tant je les vois distinctement, comme m'appartiendrait un mort dont j'aurais le portrait, alors que sa famille n'en poss?de point. Et ce sont aussi les seuls auxquels je consente ? plaire: ? cause d'Andr? Bovy, malgr? l'averse, je vais marcher, lentement, sans parapluie, jusqu'? la gare: au nom d'Edith je veux arriver ? ce bec de gaz avant l'omnibus qui galope derri?re moi. J'y suis. Je respire. Vive Edith! Le cocher continue ? fouetter ses chevaux, sans voir que la course est finie.
Et quelle compassion n'aurais-je pas pour Etienne lui-m?me, s'il venait ? mourir! Quelle d?solation de le voir ?tendu au milieu de sa famille en pleurs! Seuls, dans la mort, les corps de petite taille deviennent des statues; le sien, grand et osseux, serait ?triqu?, ploy?, pitoyable. Son sourire ?ternel me dirait:--Tu le vois enfin? qu'avais-je besoin de me h?ter dans cette vie? Ma fl?nerie, mon ignorance s'expliquaient: on meurt. Apprends, toi aussi, ? appr?cier tout ce qui court et joue sans raison sur la surface de la terre, les chats, les enfants, les cyclistes ridicules qui pressent des trompes d'automobile. Et regarde quelquefois la lune en souvenir de moi, le soir. Tu verras, le ciel est plein d'?toiles.
Mais qui frappe avec cette insistance, et qui sonne, et qui crie? Justement, c'est lui. C'est lui trop bien ressuscit?, avec sa figure des mauvais jours, front pliss?, m?choire inf?rieure tendue. Il fl?ne autour de ma chambre, en pardessus, en parapluie, son chapeau sur la t?te. Il se laisse tomber lourdement sur le plus l?ger de mes fauteuils, et ?tend la main vers ma table.
--Je t'emporte ce roman.
Il enl?ve mes livres les plus chers. On ne les retrouve que d?chir?s et il explique alors en riant qu'un volume entier lui fait peur, qu'il le lit feuille par feuille. Ce sont toutes ses excuses. Je me tais.
--Ah! dit-il, j'ai ?crit ? ce magasin de couleurs, pour ta commission.
Puisqu'il n'aime pas le silence, je vais lui r?pondre:
--Ce n'est pas vrai.
Il me regarde sans ?tonnement.
--Tu dis?
--Je dis que tu mens, tu ne lui as pas ?crit.
Il rabaisse les yeux sur ses bottines avec un air de supr?me d?dain. C'est un Choiseul-Gouffier, par les femmes.
--A ton aise, fait-il. Je ne lui ai pas ?crit. J'ai ?crit au pape.
Il n'en sera pas quitte ainsi.
--Pourquoi mens-tu toujours, Etienne? Pourquoi mens-tu avec cette obstination... Pose ce vase en attendant. Il faut que tu touches toujours ? quelque objet et que tu le casses. J'aime voir mes affaires en place.
--Maniaque!
Il ne se doute pas de ce qui se pr?pare.
--Je te demande pourquoi tu mens? Pourquoi racontes-tu que Madame de Saint-Pour?ain divorce ? cause de toi, alors que son mari la battait? Pourquoi m'annonces-tu avec solennit? que tu viendras prendre demain le th? chez moi avec Fabienne et me laisses-tu acheter mes g?teaux? Tu ne lui en as jamais parl?. Je viens de la rencontrer, elle n'est pas libre. Pourquoi recules-tu devant tes rendez-vous, comme devant les trains ? prendre, comme devant toutes les obligations? Un jour, nous en aurons tous assez.
Il saisit un journal et le froisse violemment. Son geste ?tait sans doute naturel, mais il ne parut point l'?tre. J'ai d?j? remarqu? qu'Etienne n'?tait pas ? l'aise dans toute circonstance et dans tout ?tat d'esprit qui exclue la plaisanterie. Il ne sait pas ?tre triste; il ne sait pas ?tre s?rieux; avec un savant, il est g?n? comme un enfant; avec un savant en deuil, il ne saurait o? se r?fugier: il ne sait pas se mettre en col?re.
--Tu veux tuer tout le monde, jeune homme, et tu ne tues rien...
C'?tait la premi?re fois que je le jugeais ainsi, mais il me semblait, tant mes phrases ?taient nettes et d?cid?es que je les eusse pr?par?es depuis longtemps. Lui qui me paraissait autrefois si un, si explicable par une formule unique, mes yeux le d?composaient tout ? coup, gr?ce ? je ne sais quel prisme, en mille d?fauts.
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