Read Ebook: Ni ange ni bête by Maurois Andr
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Ebook has 1048 lines and 35320 words, and 21 pages
--Belle place, Milord, dit le vieux soldat, belles maisons, b?ties par les Anglais...
--Comment, par les Anglais? dit Philippe surpris.
--Yes milord..., ? droite, l'H?tel de Ville, belles tours, belles statues, sculpt?es par les Anglais... Ici belle fontaine, bonne eau pour l'estomac, et devant vous, milord, bel h?tel, belles chambres, construit pour les Anglais... Yes Milord.
Philippe, d?couvrant en effet l'enseigne de la T?te de Boeuf cong?dia g?n?reusement son porteur qui recula de trois pas, fit le salut militaire et cria:
--Merci, Milord... Et vive le 106e! Vive le Colonel Achard! Vive la Duchesse de Berry!
--Ah! fit la patronne de l'h?tel qui, comme tout le monde, ?tait devant sa porte, Jalabert vous a d?couvert. C'est un vieux malin. Il conna?t bien les Anglais, allez.
--Mais je ne suis pas Anglais, dit Philippe.
--Ah! mais, c'est vrai, dit-elle, vous ?tes le nouvel ing?nieur. Et pourquoi voulez-vous descendre dans mon h?tel? Vous qui ?tes pour rester, prenez une chambre en ville, cela vous co?tera moins cher et vous serez mieux... Tenez, allez donc chez le G?n?ral. Il en a une libre d'hier.
Et cette h?teli?re vraiment Abbevilloise fit accompagner par son gar?on d'?curie cet ?tranger qui avait pr?tendu occuper, pour de l'argent, une des chambres ? l'entr?e desquelles elle veillait avec un soin religieux et jaloux.
Abbeville, le 15 Octobre 1844.
Je te recommande bien vivement, mon bon vieux, le brave r?fugi? polonais qui te portera cette lettre. R?ponds-moi chez le g?n?ral Pitollet, rue du Pont-?-Plisson, et ne t'?pouvante pas. Ce g?n?ral est tout simplement un honn?te cabaretier, qui a connu trois mois de gloire au temps de la R?volution.
Ses camarades qui le trouvaient bel homme l'avaient choisi pour colonel et comme il ne savait pas lire, il s'?tait adjoint son cur?. Celui-ci fit preuve aussit?t d'un g?nie robuste et militaire, et Pitollet, dont les rapports ?tonnaient Carnot, venait d'?tre promu g?n?ral, quand par malheur le cur? mourut. Le g?n?ral un peu plus tard demanda modestement une place de tambour-major; Bonaparte le fit sous-lieutenant.
C'est aujourd'hui un beau vieillard, droit comme une ba?onnette et sourd comme un tambour. Sa petite-fille Clotilde tient la maison, et j'occupe chez eux une chambre assez coquette:
O? dans un coin obscur pr?s de la chemin?e, Quatre ?pingles au mur fixent Napol?on.
Ah! ce Bonaparte, mon cher... Nous imaginions mal ce qu'il est pour ces provinces. Le soir, autour de la table, o? se dess?che une rose cueillie ? Sainte-H?l?ne, des vieillards ?piques ?voquent leurs campagnes; Clotilde, sur un coussin brode le Retour des Cendres; j'?coute, je r?ve, je compare le r?gne des bourgeois ? l'empire des braves, et moi qui hais la guerre et les soldats, moi qui crois ? la R?publique universelle des peuples, je trouve quelque plaisir ? entendre parler d'actions et d'affaires qui ?taient des coups de sabre et non des coups de bourse.
Pour des r?publicains avou?s, je ne crois pas, h?las, qu'il y en ait ici. Les jeunes gens qui mangent avec moi chez Pitollet sont des clercs de notaire, ?lev?s ? Paris, assez lib?raux, mais fort occup?s de gaudrioles et de calembours et vraiment trop gais pour ?tre vertueux. Les professeurs du coll?ge sont des commer?ants comme les autres qui vendent trente ans leur rh?torique, puis se retirent des affaires et meurent en bourgeois. Quant aux ouvriers je fais ce que je puis pour me rapprocher d'eux, mais on ne sait o? les trouver car ils n'ont ni soci?t?, ni chefs. Leur mis?re est affreuse.
Beaucoup d'entr'eux travaillent chez ce Bresson pour lequel tu m'avais donn? une lettre d'introduction. Il se dit ami de Ledru-Rollin. Entre nous, je ne l'aime gu?re: c'est le type du mauvais bourgeois, gras et important. Deux passions se disputent son coeur m?diocre: l'amour du calme que lui inspire son commerce et le d?sir du mouvement que nourrit sa vanit?. Il ne pardonne pas au Gouvernement de ne pas lui avoir donn? la croix.
Un seul homme ici m'a fait bon accueil, Bertrand d'Ouville, l'arch?ologue. C'est un petit vieillard assez fat, tr?s intelligent, tout ? fait d?pourvu de foi, d'enthousiasme et de vertu. Il vendrait son ?me pour une jolie phrase et, je crois bien, pour une jolie femme. Je le vois cependant assez souvent car il me recherche, je ne sais pourquoi, et je trouve chez lui une admirable biblioth?que. Demain dimanche il pr?tend m'emmener au ch?teau d'Epagne, chez une myst?rieuse vieille fille qui, dit-il, a ?t? fort belle et que tout Abbeville appelle Mademoiselle, avec un grand M. J'irai peut-?tre, car il faut tout voir: mais sois bien tranquille, ces ch?teaux-l? ne me tourneront pas la t?te.
Je deviens ici de plus en plus communiste et adversaire enrag? de la civilisation mercantile: croirais-tu, mon vieux, qu'? Abbeville il y a huit notaires, trois huissiers, cinq ou six chapeliers, vingt papetiers et un nombre infini de cabaretiers, tout cela pour un peu moins de vingt mille habitants, qui presque tous passent leur vie ? s'attendre les uns les autres au fond d'une boutique obscure. Cabet a raison: le commerce est un vice. Les sots et les m?chants peuvent rire de son livre, mais si folle que soit son Icarie, elle l'est moins que ce syst?me-ci.
Adieu, mon bon vieux, ?cris-moi: salut et fraternit?.
Le salon de Mademoiselle ?tait d'une simplicit? voulue et d?licate. Sur les murs tapiss?s d'un papier gris uni se d?tachaient nettement deux crayons de Clouet. Les fauteuils ?taient confortables, la lumi?re faible et douce. On sentait la chambre accueillante: un peu trop, disait M. de Vence, son voisin, qui ?tait malveillant.
Mademoiselle se leva: elle ?tait vaste, dans une ample robe de taffetas noir, et grasse, avec autorit? et courage. L'emp?tement du visage laissait encore deviner des traits r?guliers et puissants.
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Les beaux yeux vifs de Mademoiselle se fix?rent sur Philippe avec une expression d'intelligente sympathie.
--Vous savez, dit-elle, que la politique ne m'int?resse pas et que vos amis sont bienvenus ici.
La voix ?tait pr?cise et fl?t?e: Philippe rougit et murmura quelques mots.
--Ce vieillard est insupportable, pensa-t-il, il me fait faire figure de sot.
Deux jeunes filles entr?rent; v?tues comme Mademoiselle de robes unies et amples, elles s'effor?aient ?videmment de lui ressembler.
--M. Philippe Vini?s... Mes filles: la blonde est Genevi?ve, la brune Catherine.
Catherine, aux yeux ardents, aux narines mobiles s'assit dans un fauteuil sur le bras duquel se posa Genevi?ve, et toutes deux regard?rent Philippe avec une franche curiosit?. Il trouva aussit?t des phrases heureuses pour d?crire son arriv?e et les vieux grognards de son auberge.
< --Vous allez vous entendre avec Genevi?ve, dit Mademoiselle, elle adore l'Empereur. --Non, mademoiselle, vous savez bien que non. Je n'aime pas Napol?on: j'aime le mince g?n?ral en habit rouge de la gravure de votre chambre... Elle eut pour lui un regard ?tonn? et assez approbateur. --Mes enfants, dit Mademoiselle, puisque M. Vini?s semble aimer la musique... Genevi?ve, s'accompagnant elle-m?me, chanta de vieux airs fran?ais: elle avait tr?s peu de voix, mais un style net et beaucoup d'esprit. Bertrand d'Ouville regardait ses traits fins avec un plaisir ?vident. Puis Catherine chanta une romance de Schubert. Philippe se rapprocha du piano et feuilleta des cahiers: les deux jeunes filles l'accueillirent, maternelles et protectrices. La forte poitrine de Catherine se soulevait doucement; Genevi?ve ?tudiait cet ?tre nouveau avec une m?fiance un peu moqueuse. --Cette romance est tr?s belle, dit-il. --Schubert, dit Genevi?ve, me fait l'effet de ces bonbons turcs que rapporte mon cousin; c'est sucr? au point d'?tre ?coeurant. --Vous n'aimez pas le sentiment? --Je ne sais pas: je n'aime pas Schubert. Cependant Bertrand d'Ouville ?tait all? s'asseoir pr?s du fauteuil de Mademoiselle. --Laissons ces jeunes gens parler d'eux-m?mes ? l'abri des grands hommes, dit-il: que pensez-vous de mon petit ing?nieur? --Il est joli, comme un jeune pr?tre romantique: je le crois intelligent. --Il n'est pas sot mais les formules lui masquent la vie; il se b?tit un univers de petits syst?mes rigides et voudrait que la nature se soum?t aux lois de M. Vini?s. Il a une th?orie sur la Pologne, une sur l'amour, une sur le mariage, une sur le suffrage, une sur la communaut? des biens, et pour chacune d'elles, il se dit pr?t ? prendre un fusil. --J'aime assez cela: les hommes tournent toujours au fade assez t?t, dit Mademoiselle de sa voix fl?t?e et tranchante. Mais Vini?s est bien compliqu?: il est romantique, et il m?prise les arts; il est mat?rialiste et il est chr?tien. Et surtout il est inexact. Son esprit transforme les faits comme certains miroirs les objets. En le traversant, tout devient terrible, ?norme, monstrueux. Il me raconte qu'il a rencontr? chez le cabaretier Pitollet des vieillards ?piques. Quand je me renseigne il s'agit de mon chapelier Pillet qui a fait dix ans pendant les Cent jours, et d'un vieux matelot de p?niche qui ?tait bien ? Trafalgar, mais comme cuisinier de l'Amiral et n'y a vu que les feux de son fourneau. Notez que le lendemain ce m?me Pillet sera pour lui un < --Savez-vous ce qu'est sa famille? --On m'a dit que ses parents sont des commer?ants de Besan?on, mais il n'en parle pas volontiers. Je crois comprendre qu'il s'est trouv? choqu? par l'humilit? professionnelle des siens et s'est d?clar? jacobin ? ces braves gens constern?s... Sous l'Empire, il e?t fait un brave sous-lieutenant. Mademoiselle regarda le groupe des trois jeunes gens autour du piano. Philippe parlait vivement. Catherine l'?coutait, palpitante. Genevi?ve, les yeux baiss?s, respirait une fleur.
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