Read Ebook: La Maternelle by Frapi L On Steinlen Th Ophile Alexandre Illustrator
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page
Ebook has 1681 lines and 73036 words, and 34 pages
Comme des besoins artificiels tenaillent l'alcoolique repentant dont le corps r?clame imp?rieusement l'humectation v?n?neuse, de m?me,--? cause des lettres et de l'?ducation que l'on m'avait inocul?es,--j'?tais travaill?e d'un immense besoin de satisfaction intellectuelle,--le soir, apr?s avoir fait le m?nage de mon ?cole,--et je me raccrochais ?perd?ment ? mon pass?.
Puis, j'avais vingt-trois ans, j'avais ?t? fianc?e; Paris bouillonnait autour de moi; une s?ve affectueuse m'accablait de son expansion impossible.
Mais, je ne voulais pas m'ennuyer. Alors je sentis qu'en dehors de mon m?tier manuel, il fallait inventer une t?che qui me prouv?t la persistance de ma personnalit? premi?re. Je devais, chaque jour, au miroir de ma conscience, me reconna?tre pour une personne de quelque culture et de quelque sentiment. Il fallait, dans ma vie, une garantie de sant? morale, une manie ?lev?e ? laquelle je d?dierais tout mon id?al et qui userait toutes mes virtualit?s.
Donc, par impulsion romanesque,--sans doute parce que j'avais lu des livres o? le personnage int?ressant, ? un moment bien choisi, se mettait ? buriner ses m?moires,--je r?solus d'?crire le journal de ma vie ? l'?cole, le journal de ma vie rapport?e ? l'observation passionn?e des enfants.
D'ailleurs, pouvais-je mieux trouver? Puisque des enfants composaient mon entourage permanent et que j'avais un si douloureux besoin de penser et d'aimer.
Si quelques-unes des pages de ce journal paraissent trop singuli?res, il faudra se rappeler mes esp?rances bris?es, ma d?ch?ance, ma solitude. Il faudra se repr?senter, dans une chambre au sixi?me ?tage, ? M?nilmontant, la licenci?e ?s-lettres, en tablier bleu de service, qui m?ditait dans le froid de l'hiver sans feu, ou dans la fournaise du toit surchauff?,--apr?s la fatigue corporelle et apr?s cette compression hi?rarchique, ?mule d'une main sale sur un front d?licat.
On jugera peut-?tre que de terribles forces vitales griff?rent leur r?bellion sur le papier. D'accord.
Mais si, malignement, l'on d?nonce l'hallucination d'une malade sentimentale; si l'on raille l'obsession d'une pers?cut?e <
Une personne qui m'est ch?re pr?tend--avec la fatuit? inh?rente ? son sexe,--que ce journal n'est, au fond, qu'une aventure d'amour. De sorte que--para?t-il,--j'ai pu m'?riger en moraliste susceptible, je n'en ai pas moins ?crit <
Je proteste!
Enfin je suis accus?e--avec gratitude--<
Inutile de discuter contre le parti-pris.
Je demande aux femmes de me soutenir dans ce diff?rend et de dire avec moi, qu'? moins de d?naturer perversement la signification des phrases, ce r?cit qui lamente, qui rit en fr?missant et qui griffe, n'est tout de m?me pas,--quoi qu'en veuille l'orgueil masculin,--la plainte f?line que le retour des saisons propage en les solitudes nocturnes!
L'?cole est dans une rue pauvre d'un quartier pauvre, assez diff?rent d'un quartier ouvrier proprement dit.
Voici le paysage: les ruisseaux ont une maladie noire; la chauss?e, de la largeur de deux fiacres, sue gras quand elle n'est pas noy?e par la pluie; les trottoirs, trop peu respect?s des chiens, des enfants et des ivrognes, abondent en ?pluchures tra?tresses.
Les boutiques ? badigeon sombre portent une gourme n?glig?e d'?claboussures; les maisons, au-dessus, tendent leurs faces chiffonni?res, cendr?es, avec des tra?n?es de larmes couleur de caf?; les fen?tres ?troites, malsaines, n'ont que de la friperie ? laisser voir. Des lanternes interlopes, ?? et l?, d?passent seules l'alignement.
Une odeur de graillon suspecte et compliqu?e est attach?e pour toujours ? la vieillesse du sol et des immeubles.
Sur vingt boutiques, on en compte quatorze de marchands de vin et quatre de brocanteurs, il y a le vins-restaurant, le vins-?picerie, la fruiterie et vins, le vins-cr?mier, le vins-tabac, le vins-concert et bal musette, le charbons et vins, le bar, la distillerie, le grand comptoir, et, pour chaque d?bit, un h?tel meubl?.
La rue part du boulevard de M?nilmontant. Les fiacres y sont rares et les passants peu vari?s: la majorit? des gens apparaissent en savates et nu-t?te; des journ?es enti?res peuvent s'?couler sans que l'on rencontre un pardessus ou un chapeau de haute forme. Cependant l'animation ne manque pas. Des quantit?s d'affaires se traitent dehors ? grands ?clats de voix et comportent l'appoint de solides horions. Quand l'?cole n'est pas ouverte, des d?ballages consid?rables d'enfants jonchent le trottoir et la chauss?e.
Un drapeau d?teint signale de loin un local d'utilit? publique. De pr?s, on reconna?t une ?cole, aux fen?tres ?lev?es du rez-de-chauss?e ? boiseries jaune fonc? et ? l'architecture de pierres de taille agr?ment?e, dans le bas, d'affiches officielles et d'inscriptions scabreuses charbonn?es par les gamins. Devant cette fa?ade, le pav? en bois, succ?dant au pav? de gr?s, fait taire brusquement les voitures.
Quatre marches ext?rieures conduisent dans une vaste entr?e dall?e, peinte en gros vert jusqu'? hauteur d'appui, en vert d'eau jusqu'au plafond et caract?ris?e par trois tableaux d'honneur publiant les noms des meilleurs ?l?ves. A gauche, la loge de la concierge et un escalier d'appartement; ? droite, le bureau de la directrice, le pr?au et la cantine; en face, la cour de r?cr?ation.
C'est une petite ?cole maternelle de trois classes, parfaitement insuffisante pour le quartier. Mais, que diable! la grandeur d'une ?cole d?pend du terrain acquis et non du chiffre de la population.
Une directrice et deux adjointes se partagent un stock d'environ deux cents enfants. La directrice se charge des tout petits, de deux ? trois ans; les deux autres divisions comprennent les moyens, de trois ? cinq ans, et les grands, de cinq ? sept.
La classe des tout petits et celle des grands sont au rez-de-chauss?e, ? la suite du pr?au. Le premier ?tage est occup? par la classe des moyens et par l'appartement de la directrice.
Dans la cour en rectangle, un marronnier au tronc noir est prisonnier, tout seul, ? peu de distance du coin o? s'alignent les dix cabines de water-closets. A cet arbre nostalgique, les propri?t?s mitoyennes ne montrent que leur fond: trois grands murs aveugles, avec des ?br?chements de poutres et de meuli?res.
Mes fonctions de femme de service ont commenc? le 1er octobre. Quelques jours avant, j'?tais all?e recevoir ma nomination de la directrice. Car c'est la directrice qui nomme; seulement, sa d?l?gation est soumise ? l'agr?ment du Pr?fet, et, lorsqu'une place est vacante, la pr?fecture a soin d'envoyer plusieurs postulantes et de faire savoir que l'une d'elles, express?ment d?sign?e, ?tant particuli?rement recommandable et recommand?e, <
Ma directrice est une femme de quarante ans, veuve, encore tr?s belle, extr?mement bien par?e, avec toutes sortes de recherches pour dissimuler un embonpoint regrettable. J'ai admir?, dans sa r?ception, une pratique consomm?e de l'amabilit?:
--Aimez-vous les enfants? a-t-elle demand? d'une apostrophe rieuse, en m'analysant d'un regard perplexe; puis, sans ?couter mes protestations de d?vouement, elle m'a expliqu? all?grement mes fonctions, d'apr?s le R?glement, invoqu? comme un avantage, ? tout bout de phrase.
La femme de service est pri?e d'arriver strictement ? six heures du matin, pour l'allumage des feux, en hiver, pour l'arrosage de la cour et l'a?ration des classes en ?t?. A partir de sept heures, en ?t?, et de huit heures, en hiver, elle doit ?tre continuellement ? la disposition de la directrice et des adjointes pour tous les soins mat?riels n?cessaires aux enfants et notamment pour la conduite aux cabinets et aux lavabos, ? 9 heures, avant l'entr?e en classe et ? une heure, apr?s le d?jeuner. Le matin, pendant la classe, c'est-?-dire de neuf heures et quart ? onze heures et demie, elle entretient les feux, pr?pare les paniers et les tables de r?fection, r?pond ? tous les appels, en cas d'accident malpropre, et garde les ?l?ves si la directrice ou une ma?tresse a besoin de s'absenter. Ensuite elle habille ceux qui vont prendre leur repas dans la famille, elle sert le d?jeuner, sous la surveillance d'une ma?tresse et aide les tout petits ? manger.
Apr?s le repas et le service de la cour, il faut d?graisser les tables et le parquet. A quatre heures, distribution des paniers, habillage et organisation de la sortie avec les ma?tresses. Ensuite, nettoyage minutieux des classes ?vacu?es, et, seulement apr?s le d?part du dernier enfant, balayage du pr?au. . Dans les temps froids, on monte de la cave environ dix seaux de charbon de terre. En somme, la journ?e est ? peu pr?s termin?e ? sept heures, en hiver, et ? huit, en ?t?.
Je m'inclinai en grande satisfaction. Je n'entrevoyais pas plus de treize ? quatorze heures de travail quotidien pour mes quatre-vingts francs par mois et je me disais: il n'y a encore rien de tel que l'Administration.
Avant de me cong?dier, la directrice ajouta rondement, avec un sourire de g?n?rosit? personnelle:
--Quand deux jours de f?te se succ?dent, vous employez l'un d'eux, celui que vous voulez, ? faire le lessivage g?n?ral des parquets.
Les impressions de ma premi?re journ?e furent diverses et fortes.
Un ?tonnement, d?s le d?but: je n'?tais pas seule de service, j'avais une coll?gue, particuli?rement charg?e de la cantine et du bureau de la directrice, mais tenue aussi de me seconder: madame Paulin, une femme d'aspect torchon et bienveillant, de type m?ridional, brune, solide, vive et d'?ge ind?termin?: j'aurais h?sit? entre trente et cinquante ans.
M'ayant regard? mettre mon tablier bleu sur ma jupe noire, elle me demanda fort naturellement:
--Vous n'avez pas d?j? servi dans une brasserie?
A huit heures moins dix, la directrice arriva dans le pr?au qui fut laiss? grand ouvert: une salle de vingt m?tres de longueur sur douze de largeur; quatre fen?tres sur la rue, trois fen?tres et une sortie sur la cour de r?cr?ation. Comme aucune personne ?trang?re ? l'?cole ne doit p?n?trer dans les locaux, l'entr?e du pr?au, apr?s la porte, est d?fendue par une barri?re ? claire-voie dans laquelle est pratiqu? juste le passage d'un enfant.
A huit heures moins cinq, ouverture de la porte de la rue par la concierge, une vieille, ? la bouche cousue. Aussit?t, des enfants apparurent dans le pr?au, comme s'ils poussaient la trappe d'un pi?ge. La directrice si?geant devant un pupitre, contre la balustrade ? droite, leur consigne est de passer devant elle, de lui remettre, s'il y a lieu, les deux sous de cantine, d'aller poser panier, coiffure et v?tements, au bout de la salle, sous les fen?tres de la rue, entre le calorif?re et les lavabos, puis d'obliquer vers le mur, entre les deux portes de classes, face ? l'entr?e, o? filles et gar?ons m?l?s s'asseyent sur des bancs en trois groupes diff?rents, selon leur importance physique.
Je ne restai pas longtemps ? bayer, devant la trappe, l'air emprunt?: vivement des gestes de la directrice me firent fonctionner; je dirigeai, vers le coin de vestiaire, puis vers leur groupe, les tout petits, les h?sitants, les lambins.
Au fond, du c?t? de la cour, ma coll?gue madame Paulin, sur le seuil de la cantine, m'observait, un chou et un couteau dans les mains, pr?te ? voler ? mon secours.
C'?tait une arriv?e ininterrompue, offrant cette premi?re image, en gros: un monde lilliputien avec tabliers, mollets nus tout minces et grosses chaussures ? cordons. Quelques enfants amen?s par leur m?re pleuraient en dehors de la balustrade, mais, une fois enclos, ils reniflaient une consolation imm?diate, en s'entendant interpeller gentiment par la directrice:
--Eh bien! eh bien!
Beaucoup arrivaient par paires: de taille in?gale, ils se tenaient par la main et tra?naient les pieds, puis se s?paraient avec un <
--Mon Dieu, qu'ils sont petits! Quels brimborions que les ?l?ves d'une ?cole maternelle! Telle fut ma remarque inattendue et j'?tais saisie d'une disproportion presque comique entre la hauteur des bambins et la distance du plafond, ? cinq m?tres du plancher, au moins, car il faut grimper sur une chaise pour ouvrir les fen?tres et elles sont encore surmont?es d'un vasistas.
La directrice tapa dans ses mains, sans grande conviction, vers les bancs grouillants et bruissants.
--Voyons, l?-bas, un peu moins de vacarme.
Une centaine de jeunes t?tes pr?sent?rent pendant cinq secondes l'attention de leurs yeux vifs, puis redevinrent exactement aussi mouvantes et babillantes.
Une autre remarque: il y avait deux cat?gories de <
Je pla?ais toujours de nouveaux paniers et de nouveaux b?rets. Un bruit confus d'?l?ments r?gnait dans le pr?au, j'avais l'impression d'un envahissement total, par ?cluses lointaines, de l'atmosph?re. D'autre part, une disposition inconnaissable s'?veillait en moi. N'avais-je pas ?prouv?, une fois, ce vague attendrissement ? la vue de chats nouveau-n?s? Et la question de la directrice me revenait: Aimez-vous les enfants?
J'?tais toute dr?le: comme g?n?e et sollicit?e.
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page