Read Ebook: Le temple enseveli by Maeterlinck Maurice
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Ebook has 255 lines and 53913 words, and 6 pages
MAURICE MAETERLINCK
LE TEMPLE ENSEVELI
TREIZI?ME MILLE
PARIS BIBLIOTH?QUE-CHARPENTIER EUG?NE FASQUELLE ?DITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11
OUVRAGES DU M?ME AUTEUR
La Sagesse et la Destin?e . 3 fr. 50 La Vie des Abeilles . 3 fr. 50 Monna Vanna, pi?ce en 3 actes. 2 fr. >> Th??tre. 3 vol. ? 3 fr. 50 L'Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand et pr?c?d? d'une Introduction. 5 fr. >> Les Disciples ? Sa?s et les Fragments de Novalis, traduits de l'allemand et pr?c?d?s d'une Introduction. 5 fr. >> Serres Chaudes . 3 fr. >> Album de douze chansons. 10 fr. >>
Tous droits de reproduction r?serv?s pour tous pays, y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Su?de et la Norw?ge.
Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--3286.
OCTAVE MIRBEAU
SON ADMIRATEUR
SON AMI
M. M.
LE TEMPLE ENSEVELI
LA JUSTICE
Je parle pour ceux qui ne croient pas ? l'existence d'un Juge unique, tout-puissant et infaillible, qui, pench? jour et nuit sur nos pens?es, nos sentiments et nos actions, maintient la justice en ce monde et la compl?te ailleurs. S'il n'y a pas de juge, y a-t-il une justice autre que celle organis?e par les hommes, non point seulement par leurs lois et leurs tribunaux, mais encore dans toutes les relations sociales non soumises aux jugements positifs, et qui n'a d'ordinaire pour sanction que l'opinion, la confiance ou la m?fiance, l'approbation et l'improbation de ceux qui nous entourent? N'y a-t-il rien au-dessus de celle-ci? Ce qui dans la morale de l'univers para?t souvent si inexplicable que les hommes se croient pour ainsi dire forc?s de croire ? l'existence d'un juge intelligent, peut-on le ramener ? la justice sociale, et l'expliquer par elle? Quand nous avons tromp? ou vaincu notre prochain, avons-nous tromp? ou vaincu toutes les forces de la justice? Tout est-il d?finitivement r?gl? et n'avons-nous plus rien ? craindre, ou bien existe-t-il une justice plus grave et moins sujette ? l'erreur? moins visible mais plus profonde? plus universelle et plus puissante?
Qui niera qu'il y en ait une, et qui ne sent qu'elle est irr?sistible, qu'elle enveloppe toute la vie humaine, et que r?gne en son centre une intelligence qui ne se trompe pas, et qu'on ne trompe pas davantage? Mais o? la mettons-nous depuis que nous l'avons ?t?e des cieux? O? se trouve-t-elle? o? puise-t-elle le bien et le mal, le bonheur et le malheur? Ce sont l? des questions que nous ne nous posons pas souvent. Pourtant, elles sont importantes, car du lieu o? se trouve et d'o? sort la justice pour nous punir et nous r?compenser, d?pendent sa nature et toute notre morale. C'est pourquoi il n'est pas inutile d'examiner quel est aujourd'hui, dans le coeur et dans l'esprit des hommes, l'?tat v?ritable de cette grande id?e de justice souveraine et mystique qui s'est transform?e plus d'une fois depuis l'origine de l'histoire. Aussi bien, n'est-ce pas le myst?re le plus haut et le plus passionnant qui nous reste, ne touche-t-il pas ? la plupart des autres, et n'est-ce pas celui dont les vacillations nous ?branlent le plus profond?ment? Il se peut que le grand nombre n'ait point conscience de ces vacillations, de ces transformations. La conscience bien claire n'est pas indispensable ? tous dans les ?volutions de la pens?e humaine. D'ailleurs, il suffit que quelques-uns se rendent compte qu'une transformation a eu lieu, pour que la morale g?n?rale en ?prouve peu ? peu les effets.
Nous toucherons naturellement ? la justice sociale, c'est-?-dire ? la justice que nous nous rendons mutuellement dans la vie, mais nous ne parlerons pas de la justice l?gale ou positive, qui n'est que l'organisation d'une partie de la justice sociale. Nous nous occuperons surtout de cette justice impr?cise mais efficace, insaisissable mais in?vitable, qui accompagne et impr?gne, approuve ou d?sapprouve, r?compense ou punit toutes les actions de notre vie. Vient-elle du dehors? Existe-t-il, ind?pendant de l'homme, dans l'univers et dans les choses, un principe moral infrangible et ind?cevable? Y a-t-il, en un mot, une justice qu'on pourrait appeler la justice physique? Ou bien cette justice sort-elle tout enti?re de l'homme, est-elle tout int?rieure alors m?me qu'elle agit au dehors? et, pour tout r?sumer en un autre mot, n'existe-t-il qu'une justice psychologique? Je pense que ces deux termes, justice physique, justice psychologique, embrassent les diverses formes de justice qui nous semblent encore exister aujourd'hui au-dessus de la justice sociale.
D?s qu'il sort des sentiers faciles mais artificiellement ?clair?s de toute religion positive, je ne crois pas que l'homme le plus avide d'illusions et de myst?res, s'il interroge sinc?rement et attentivement son exp?rience personnelle, s'il regarde les maux ext?rieurs qui frappent aveugl?ment autour de lui les bons et les m?chants, je ne crois pas que cet homme puisse longtemps douter de cette v?rit? que, dans le monde o? nous vivons, il n'y a pas de justice physique provenant de causes morales, que cette justice se pr?sente sous forme d'h?r?dit?, de maladie, de ph?nom?nes atmosph?riques ou g?ologiques, ou sous toute autre imaginable. Ni la terre, ni le ciel, ni la nature, ni la mati?re, ni l'?ther, ni aucune des forces que nous connaissons, hors celles qui sont en nous, ne se pr?occupe de justice, n'a le moindre rapport avec notre morale, avec nos pens?es et nos intentions. Il n'y a, entre le monde ext?rieur et nos actes, que de simples relations de cause ? effet, essentiellement amorales. Si je commets telle imprudence ou tel exc?s, je cours tel danger et je paie telle dette ? la nature. Et comme l'exc?s ou l'imprudence ont le plus souvent une cause que nous nommons immorale, parce que nous avons d? accommoder notre vie aux petites exigences de notre sant? et de notre s?curit?, nous ne pouvons nous emp?cher d'?tablir un rapport entre la cause immorale et le danger couru ou la dette ? payer, et nous reprenons cette confiance ? la justice de l'univers qui est le pr?jug? le mieux enracin? dans notre coeur. Mais en reprenant cette confiance nous perdons de vue qu'il en e?t ?t? exactement de m?me si l'exc?s ou l'imprudence avaient eu une cause innocente ou h?ro?que, pour parler selon notre vocabulaire enfantin. Que je me jette ? l'eau par un froid rigoureux, afin de sauver mon semblable, ou que j'y tombe en essayant de l'y jeter, les cons?quences du refroidissement seront absolument pareilles, et rien sur la terre ni sous les cieux, hormis moi-m?me et l'homme s'il le peut, n'ajoutera une souffrance ? mes souffrances parce que j'ai commis un crime, n'enl?vera une douleur ? mes douleurs parce que j'ai fait un acte de vertu.
Prenons une autre forme de cette justice physique: l'h?r?dit?. Nous y retrouvons la m?me ignorance des causes morales, la m?me indiff?rence. Ce serait, il faut en convenir, une justice ?trange qui ferait retomber sur le fils et sur l'arri?re-petit-fils le poids d'une faute commise par le p?re ou le bisa?eul. Mais elle ne serait pas contraire ? la morale humaine, l'homme l'admettrait sans peine; elle para?trait m?me naturelle, grandiose, passionnante. Elle prolongerait ind?finiment notre individualit?, notre conscience et notre existence, et, ? ce point de vue, elle s'accorderait avec un grand nombre de faits qu'on ne peut gu?re contester, et qui prouvent que nous ne sommes pas des ?tres exclusivement born?s ? nous-m?mes, mais que nous avons plus d'un rapport subtil et encore incompl?tement connu avec tout ce qui nous entoure, tout ce qui nous pr?c?de et nous suit dans la vie.
Mais si cela est vrai ? certains ?gards, cela ne l'est point en ce qui concerne la justice de l'h?r?dit? physique. L'h?r?dit? physique ne tient aucun compte des causes morales de l'acte dont les descendants paient les cons?quences. Il y a, entre ce qu'a fait le p?re qui a compromis sa sant?, et ce que souffre le fils, un lien physique, mais les intentions, les mobiles du p?re, mobiles peut-?tre coupables, peut-?tre h?ro?ques, n'auront aucune influence sur les souffrances que le fils doit subir. Ajoutons que le champ de la pr?tendue justice de l'h?r?dit? physique est apparemment tr?s restreint. Un p?re peut avoir commis mille fautes abominables, avoir assassin?, trahi bassement, pers?cut? l'innocent, d?pouill? les malheureux, sans que ces crimes laissent la moindre trace dans l'organisme de ses enfants. Il suffit qu'il ait eu soin de ne rien faire qui p?t alt?rer sa sant?.
En somme, la justice de l'h?r?dit? punirait presque exclusivement deux esp?ces de fautes: l'alcoolisme et la d?bauche. Mais si l'alcoolisme est un vice assez r?pugnant et souvent tr?s coupable, il est souvent aussi une faiblesse plut?t qu'un crime, et, dans quelques cas, il serait difficile d'imaginer une faute qui suppos?t moins de mauvaise volont?, moins de perversit?. On ne s'explique donc pas pourquoi la morale de l'univers punirait d'une mani?re si sp?ciale, si terrible, et pour ainsi dire ?ternelle, une faute relativement innocente, alors qu'elle n'a nul souci du parricide, par exemple, de l'empoisonneur ou du tortionnaire.
Quant ? la d?bauche, il est vrai que parmi d'autres maux, un mal redoutable, et le plus funeste ? la descendance, la ch?tie fr?quemment. Mais ici encore, c'est, de la part de la justice des choses, la m?me ignorance des causes morales, le m?me aveuglement. L'acte de d?bauche peut ?tre monstrueux au point de vue moral, il peut avoir ?t? pr?par? par des machinations affreuses, ?tre tout souill? d'abus de pouvoir, de d?sespoirs et de larmes. D'autre part, il est possible qu'il soit indiff?rent, innocent m?me. Peu importe ? la justice des choses, elle frappe ? raison des pr?cautions prises ou n?glig?es, ? raison de la fr?quence de l'aventure, et souvent au hasard, mais jamais elle ne tient compte de l'?tat d'?me de sa victime. Au reste, on pourrait faire au sujet de la d?bauche la m?me remarque qu'au sujet de l'alcoolisme: pourquoi ce ch?timent tout sp?cial et presque illimit? d'une faute souvent inoffensive? Il y a des d?bauches qui, aux yeux de la raison froide et haute que devrait poss?der une justice souveraine, sont incomparablement moins coupables que bien des pens?es basses, que bien des sentiments mauvais, qui passent inaper?us dans notre coeur. Enfin, pour conclure ce chapitre, il ne serait pas difficile d'imaginer ou de trouver tel cas, o? les enfants et les petits-enfants d'un tr?s honn?te homme seraient irr?missiblement punis dans leur intelligence et dans leur chair, parce que leur p?re aurait contract? un mal ingu?rissable dans l'accomplissement d'un acte qu'il consid?rait, ? tort ou ? raison, comme un acte de r?paration, d'abn?gation, de sacrifice ou de loyaut?.
Voil? la Justice de la nature quant ? l'h?r?dit? physique. En ce qui concerne l'h?r?dit? morale, il ne semble pas qu'elle ait des principes diff?rents, mais, comme il s'agit ici de modifications de l'esprit et du caract?re, infiniment plus complexes et plus insaisissables, les ph?nom?nes sont moins frappants et moins s?rs. L'h?r?dit? morale, du moins dans le domaine pathologique, qui est le seul assez caract?ristique pour qu'on y puisse faire des observations d?cisives, l'h?r?dit? morale n'est que la forme spirituelle de l'h?r?dit? physique; celle-ci est le principe de celle-l?, celle-l? le prolongement de celle-ci; et ? l'origine de la premi?re, au point de vue de la justice, on trouve, par cons?quent, la m?me indiff?rence, le m?me aveuglement. Les descendants de l'alcoolique ou du d?bauch?, quelle que soit la perversit? ou l'innocence de la cause morale de l'alcoolisme ou de la d?bauche, pourront ?tre frapp?s du m?me coup, dans leur esprit et dans leur chair. Ils auront presque in?vitablement une tare intellectuelle s'ils ont une tare mat?rielle. Et qu'ils soient fous, idiots, ?pileptiques, qu'ils aient des instincts criminels irr?sistibles ou ne doivent redouter qu'un tr?s l?ger d?s?quilibre des facult?s mentales, peu importe; voil? l'?me atteinte en m?me temps que le corps, et la plus effroyable peine morale que puisse inventer une justice supr?me,--s'il ?tait un instant question de justice,--appliqu?e ? des actes qui font d'ordinaire moins de mal, et sont presque toujours moins pervers, que des centaines d'autres que la nature ne songe pas ? punir. Et de plus, elle est appliqu?e aveugl?ment, cette peine, et sans tenir le moindre compte des mobiles peut-?tre excusables, peut-?tre indiff?rents, peut-?tre excellents de ces actes.
Est-ce ? dire que l'alcoolisme et la d?bauche comptent seuls dans l'h?r?dit? morale? En aucune fa?on, et ce serait absurde. Mille facteurs plus ou moins inconnus interviennent. Certaines qualit?s morales semblent se transmettre, comme certaines qualit?s physiques. Dans telle race on retrouve ? peu pr?s constamment telles vertus probablement acquises. Mais quelle est la part de l'exemple, du milieu, de l'h?r?dit?? Le probl?me se complique tellement, les faits sont si souvent contradictoires, qu'il n'est plus possible, dans la houle des causes innombrables, de suivre le sillage d'une cause d?termin?e. Il suffit de constater que dans les seuls cas nets, frappants et d?cisifs o? une justice intentionnelle puisse se manifester dans l'h?r?dit? physique ou morale, nous n'en trouvons pas trace. Et si nous n'en trouvons point l?, il nous est plus difficile encore d'en trouver ailleurs.
Cette id?e, qui dort au fond des moins mystiques et des moins cr?dules, est-elle salutaire? Cette partie de notre morale n'est-elle pas pos?e comme un insecte sur un rocher qui tombe, et qui, durant la chute, s'imagine que le rocher ne se d?place que pour le soutenir? Existe-t-il des erreurs et des mensonges qu'il faille encourager? Peut-?tre y en eut-il qui furent un moment bienfaisants; mais, leurs bienfaits pass?s, ne s'est-on pas retrouv? en face de la v?rit?, et n'a-t-on pas d? lui faire le sacrifice qu'on avait diff?r?? ?tait-il n?cessaire d'attendre que l'illusion ou le mensonge qui paraissaient nous faire du bien commen?assent ? nous faire du mal, ou retardassent tout au moins l'accord indispensable entre la r?alit? bien sentie et la mani?re de l'interpr?ter, d'en profiter ou de l'accepter? Qu'?tait-ce que le droit divin des rois, l'infaillibilit? de l'?glise et les r?compenses d'outre-tombe, sinon des illusions qui attendirent longtemps que la raison les sacrifi?t? Qu'a-t-on gagn? en ne les sacrifiant pas tout de suite? Un peu de paix trompeuse, quelques consolations parfois funestes, quelques esp?rances inactives. Mais on a perdu bien des jours; et l'humanit?, qui veut conna?tre enfin la v?rit?, et qui a trouv? dans cette recherche une raison d'?tre qui remplace toutes les autres, a-t-elle beaucoup de temps ? perdre? Il est certain que rien ne lui en fait perdre davantage, car rien n'est plus vivace, plus habile ? changer de forme, qu'une illusion d?j? d?racin?e.
Mais qu'importe, dira-t-on, que l'homme fasse telle chose qui est juste, parce qu'il est persuad? que Dieu le regarde, ou parce qu'il s'imagine qu'il y a une sorte de justice dans l'univers, ou simplement, enfin, parce que cette chose lui para?t juste dans sa conscience? Au contraire, cela importe par-dessus tout. Il y a l? trois hommes diff?rents. Le premier, que Dieu regarde, fera plus d'une chose injuste, car il n'y eut pas de Dieu qui n'ait voulu beaucoup de choses injustes. Le deuxi?me n'agira pas toujours comme le troisi?me, et le troisi?me est l'homme v?ritable que le moraliste doit interroger, car il survivra seul aux deux autres. Il est plus int?ressant pour le moraliste d'essayer de pr?voir de quelle mani?re l'homme se conduira dans la v?rit?, c'est-?-dire dans son ?l?ment naturel, que d'examiner de quelle fa?on il se comporte dans l'erreur.
J'imagine qu'il para?tra inutile ? ceux qui ne croient pas ? l'existence d'un Juge souverain d'examiner aussi gravement cette id?e inadmissible de la justice des choses. Oui, pr?sent?e de la sorte, telle qu'elle est dans la r?alit? et mise pour ainsi dire <
<
Au reste, nous aurions mauvaise gr?ce ? nous plaindre de l'indiff?rence de l'univers et ? la d?clarer monstrueuse et incompr?hensible. Nous n'avons pas le droit de nous ?tonner d'une injustice ? laquelle nous prenons une part tr?s active. Il n'y a, il est vrai, nulle trace de justice dans les accidents, dans les maladies, ni dans la plupart des hasards de la vie ext?rieure qui frappent aveugl?ment le bon et le m?chant, le tra?tre et le h?ros, la soeur de charit? et l'empoisonneuse. Mais nous rangeons volontiers sous la rubrique: <
Pourtant, nous aimons la justice. Nous vivons, il est vrai, au sein d'une grande injustice, mais il faut ajouter qu'il n'y a pas longtemps que nous en avons acquis la certitude et nous cherchons encore le moyen de la faire dispara?tre. Elle ?tait si ancienne, l'id?e de Dieu, du destin et des volont?s myst?rieuses de la nature s'y m?lait si intimement, elle est encore si ?troitement li?e ? la plupart des puissances injustes de l'univers, que c'est d'hier seulement que nous essayons d'isoler les forces purement humaines qui s'y trouvent. Et si nous parvenons ? les isoler, ? les reconna?tre et ? les s?parer d?finitivement de celles sur lesquelles nous n'avons aucune influence, cela sera plus important ? la justice que tout ce que l'humanit? a trouv? jusqu'ici dans sa recherche de la justice.
Car dans l'injustice sociale, ce n'est pas la part humaine qui est capable d'arr?ter notre d?sir passionn? d'?quit?, mais celle qu'un grand nombre attribue encore ? Dieu, ? une sorte de fatalit?, ? d'imaginaires lois de la nature.
Cette derni?re part, cette part inactive diminue chaque jour. Non pas que le myst?re de la justice disparaisse. Il est bien rare qu'un myst?re disparaisse; d'ordinaire il ne fait que changer de place. Mais il est souvent tr?s important, tr?s d?sirable qu'on parvienne ? le changer de place. D'un certain point de vue, tout le progr?s de la pens?e humaine se r?duit ? deux ou trois changements de ce genre; ? avoir d?log? deux ou trois myst?res d'un lieu o? ils faisaient du mal, pour les transporter dans un autre o? ils deviennent inoffensifs, o? ils peuvent faire du bien. Parfois m?me, sans que le myst?re change de place, il suffit qu'on r?ussisse ? lui donner un autre nom. Ce qui s'appelait <
O? ?tait situ? le myst?re de la justice? Il remplissait le monde. Tant?t il se trouvait dans les mains des dieux, tant?t il enveloppait et dominait les dieux m?me. On l'avait mis partout except? dans l'homme. Il occupait les cieux, animait les rochers, l'atmosph?re et les mers, peuplait un univers inaccessible. On interroge enfin ses retraites imaginaires, on ?branle son tr?ne de nuages, on le presse, on l'examine; il s'?vanouit, et, au moment o? nous croyons qu'il n'est plus, voici qu'il repara?t et se redresse au fond de notre coeur. Et c'est encore un myst?re qui se rapproche de l'homme et se r?sorbe en lui. Car nous devenons presque toujours le dernier refuge et la v?ritable demeure des myst?res que nous voulions an?antir. C'est en nous qu'ils retrouvent enfin le foyer qu'ils avaient abandonn? pour parcourir l'espace dans le premier d?lire de leur jeunesse; et c'est en nous aussi que nous devons prendre l'habitude de les rejoindre, et de les interroger. Il est en effet aussi admirable, aussi inexplicable que l'homme ait dans son coeur un immuable instinct de justice, qu'il ?tait admirable et inexplicable que les dieux ou les forces de l'univers fussent justes. Il est aussi difficile de rendre compte de l'essence de notre m?moire, de notre volont?, de notre intelligence, qu'il ?tait difficile de rendre compte de la m?moire, de la volont? et de l'intelligence des puissances invisibles ou des lois de la nature; et si c'est l'inconnu ou l'inconnaissable qu'il nous faut pour ennoblir notre curiosit?, si nous avons besoin de l'infini et du myst?re pour entretenir notre ardeur, nous ne perdrons pas un seul des affluents de l'inconnu ou de l'inconnaissable en ramenant enfin le grand fleuve dans son lit primitif; nous ne fermerons pas une seule des routes de l'infini, nous n'amoindrirons pas d'une ligne le plus contest? des myst?res v?ritables. Ce qu'on enl?ve aux cieux se retrouve dans le coeur de l'homme. Mais myst?re pour myst?re, pr?f?rons celui qui est certain ? celui qui est douteux, celui qui est proche ? celui qui est loin, celui qui est en nous et qui nous appartient ? celui qui ?tait hors de nous et qui avait sur nous une influence tr?s funeste. Myst?re pour myst?re, n'interrogeons plus les messagers, mais le souverain qui les envoyait; n'interrogeons plus ceux qui fuyaient en silence aux premi?res questions, mais notre propre coeur, qui renferme en m?me temps la question et la r?ponse, et qui peut-?tre un jour se souviendra de celle-ci.
D?s lors, il nous sera possible de r?pondre ? plus d'une question inqui?tante sur la r?partition souvent tr?s ?quitable des peines et des r?compenses parmi les hommes. Et il ne s'agit pas seulement des peines et des r?compenses int?rieures et morales, mais encore de celles qui sont visibles et parfaitement mat?rielles. Ce n'est pas absolument sans raison que l'humanit? croit depuis son origine que la justice impr?gne et anime pour ainsi dire tous les objets du monde o? nous vivons. Pour expliquer cette croyance, il ne suffit pas de constater que nos grandes lois morales ont ?t? forc?ment adapt?es aux grandes lois de la vie de la mati?re. Il y a autre chose. Tout ne se borne pas, dans toutes les circonstances, ? un simple rapport de cause ? effet entre la transgression et le ch?timent. Souvent aussi on y d?couvre un ?l?ment moral, et, bien que les choses ne l'y aient pas mis, bien qu'il n'ait ?t? cr?? que par nous, il n'en est pas moins r?el et puissant. S'il n'y a pas de justice physique proprement dite, s'il y a une justice psychologique tout int?rieure et dont nous parlerons bient?t, il y a aussi une justice psychologique qui est en relation constante avec le monde physique; et c'est cette justice que nous attribuons ? l'on ne sait quel principe invisible et universel. Nous avons tort de pr?ter ? la nature des intentions morales, et d'agir sous l'empire de la crainte du ch?timent ou de l'espoir de la r?compense qu'elle nous r?serve. Mais cela ne veut pas dire que m?me mat?riellement il n'y ait pas de r?compense pour le bien, ni de ch?timent pour le mal. Il y en a incontestablement, mais ils ne viennent pas d'o? nous croyons; et en croyant qu'ils viennent d'un lieu inabordable, qu'ils nous dominent, nous jugent et nous dispensent par cons?quent de nous juger nous-m?mes, nous commettons l'erreur la plus dangereuse, car aucune n'influe davantage sur notre mani?re de nous d?fendre contre le malheur et d'aller ? la conqu?te l?gitime du bonheur.
La somme de justice que nous trouvons malgr? tout dans la nature, ce n'est pas de la nature qu'elle provient, mais de nous seuls, qui la mettons ? notre insu dans la nature, en nous m?lant aux choses, en les animant et en nous en servant. Dans notre vie, il n'y a pas seulement le coup de foudre, l'accident ou la maladie, qui, quelles que soient nos pens?es, nous frappe ? l'improviste, de droite ou de gauche, sans raison apparente. Il y a d'autres cas, et bien plus nombreux, o? nous agissons directement sur les objets et sur les ?tres qui nous entourent, o? nous les p?n?trons de notre personnalit?, o? les forces de la nature deviennent les instruments de nos pens?es; et quand nos pens?es sont injustes, elles abusent de ces forces, provoquent n?cessairement des repr?sailles et appellent le ch?timent et le malheur. Mais la r?action morale n'est pas dans la nature; elle sort de nos propres pens?es ou des pens?es des autres hommes. Ce n'est pas dans les choses, c'est en nous que se trouve la justice des choses. C'est notre ?tat moral qui modifie notre conduite envers le monde ext?rieur, et nous met en guerre avec lui, parce que nous sommes en guerre avec nous-m?mes, avec les lois essentielles de notre esprit et de notre coeur. La justice ou l'injustice de notre intention n'a aucune influence sur l'attitude de la nature ? notre ?gard; mais elle en a une presque toujours d?cisive sur notre attitude ? l'?gard de la nature. Ici, comme lorsqu'il ?tait question de la justice sociale, nous attribuons ? l'univers ou ? un principe inintelligible et fatal un r?le que nous jouons nous-m?mes; et quand nous disons que la justice, la nature, le ciel ou les choses nous punissent, se r?voltent et se vengent, c'est en r?alit? l'homme qui punit l'homme ? travers les choses, la nature humaine qui se r?volte, et la justice humaine qui se venge.
Je citais un jour l'exemple de Napol?on et de ses trois injustices les plus criantes et les plus c?l?bres qui furent aussi les trois injustices les plus funestes ? sa fortune. Ce fut d'abord l'assassinat du duc d'Enghien, condamn? par ordre, sans jugement et sans preuves, et ex?cut? dans les foss?s de Vincennes. Assassinat qui sema autour du dictateur inique des haines d?sormais implacables et un d?sir de vengeance qui ne d?sarma plus. Ce fut ensuite l'odieux guet-apens de Bayonne, o? il attira par de basses intrigues, pour les d?pouiller de leur couronne h?r?ditaire, les d?bonnaires et trop confiants Bourbons d'Espagne, l'horrible guerre qui s'ensuivit, o? s'engloutirent trois cent mille hommes, toute l'?nergie, toute la moralit?, la plus grande partie du prestige, presque toutes les certitudes, presque tous les d?vouements et toutes les destin?es heureuses de l'Empire. Ce fut enfin l'effroyable et inexcusable campagne de Russie, qui aboutit au d?sastre d?finitif de sa fortune dans les glaces de la B?r?zina et les neiges de la Pologne.
Il y a, disais-je ? ce propos, de tr?s nombreuses causes ? ces catastrophes prodigieuses, mais en remontant lentement ? travers toutes les circonstances, ? travers tous les accidents plus ou moins impr?vus, jusqu'? l'alt?ration d'un caract?re, jusqu'aux imprudences, aux violences, aux folies et ? l'enivrement d'un g?nie, jusqu'? la trahison d'une fortune heureuse, n'est-ce pas l'ombre silencieuse de la justice humaine m?connue que l'on croit voir debout pr?s de la source du malheur? Justice humaine qui n'a rien de bien surnaturel, rien de bien myst?rieux apr?s tout, faite de revendications tr?s explicables, de mille petits faits tr?s r?els, d'innombrables abus, d'innombrables mensonges, et nullement sortie, en un moment tragique, inopin?e et tout arm?e, comme la Minerve antique, du front formidable et d?cisif du Destin. Il n'y a qu'une chose myst?rieuse en tout ceci: c'est la pr?sence ?ternelle de la justice humaine; mais nous savons que la nature de l'homme est tr?s myst?rieuse. Que ce myst?re nous retienne en attendant. Il est le plus certain, le plus profond, le plus salutaire. C'est le seul qui ne paralysera jamais notre ?nergie bienfaisante. Et si dans toute vie nous ne trouvons pas, comme dans celle de Napol?on, cette ombre patiente et vigilante, si la justice n'est pas toujours aussi active, aussi irr?cusable, il n'en est pas moins utile de la signaler d?s qu'on l'aper?oit quelque part. En tout cas, elle fait na?tre un doute et une interrogation qui donnent de meilleurs conseils qu'une n?gation ou une affirmation gratuite, paresseuse et aveugle, telle que nous nous en permettons si souvent, car, dans toutes les questions de ce genre, il s'agit bien moins de prouver que de rendre attentif et d'inspirer un certain respect courageux et grave pour tout ce qui demeure encore inexplicable dans les actions des hommes, dans leur encha?nement ? des lois qui semblent g?n?rales, et dans leurs cons?quences.
Appliquons-nous ? d?couvrir en nous l'action vraiment fatale du grand myst?re de la justice. Dans le coeur de celui qui commet une injustice se joue un drame ineffa?able, qui est le drame par excellence de la nature humaine, et ce drame est d'autant plus dangereux, d'autant plus funeste, que l'homme est plus grand et qu'il sait plus de choses.
Un Napol?on a beau se dire, en ces minutes agit?es, que la morale d'une grande vie ne saurait ?tre aussi simple que celle d'une vie ordinaire; qu'une volont? active et forte a des pr?rogatives que ne poss?de pas une volont? stagnante et faible; qu'on peut d'autant plus l?gitimement n?gliger certains scrupules de conscience que ce n'est pas par ignorance ou par faiblesse qu'on les n?glige, mais parce qu'on les regarde de plus haut que le commun des hommes, qu'on a un but grandiose et glorieux, et que cette n?gligence passag?re et volontaire est une victoire de l'intelligence et de la force; qu'il n'y a aucun danger ? faire le mal, quand on sait qu'on le fait, et pourquoi. Tout cela ne trompe gu?re le fond de notre nature. Un acte d'injustice ?branle toujours la confiance qu'un ?tre avait en soi et dans sa destin?e. Il a renonc? ? un moment donn?, et g?n?ralement des plus graves, ? ne compter que sur soi, cela ne s'oublie point, et d?sormais il ne se retrouvera plus tout entier. Il a rendu confuse et probablement corrompu sa fortune en y introduisant des puissances ?trang?res. Il a perdu le sentiment exact de sa personnalit? et de sa force. Il ne distingue plus nettement ce qu'il doit ? lui-m?me de ce qu'il emprunte sans cesse aux collaborateurs pernicieux que sa d?faillance appela. Il n'est plus le g?n?ral qui ne compte que des soldats disciplin?s dans l'arm?e de ses pens?es; il est le chef ill?gitime qui n'a que des complices. Il a abandonn? cette dignit? de l'homme qui ne veut d'autre gloire que celle ? laquelle il ne faut pas sourire tristement dans son coeur, comme on sourirait ? une femme infid?le, dans un amour ardent et malheureux.
L'homme r?ellement fort examine avec soin les louanges et les avantages que ses actions lui ont acquis, et rejette en silence tout ce qui d?passe une certaine ligne qu'il a trac?e dans sa conscience. Il est d'autant plus fort que cette ligne serre de plus pr?s celle que la v?rit? secr?te qui vit au fond de toute chose y a trac?e aussi. Un acte d'injustice est presque toujours un aveu d'impuissance que l'on se fait ? soi-m?me, et il ne faut pas beaucoup d'aveux de ce genre pour r?v?ler ? l'ennemi l'endroit le plus vuln?rable d'une ?me. Commettre une injustice pour obtenir un peu de gloire ou pour sauver celle qu'on a, c'est s'avouer qu'il n'est pas possible que l'on m?rite ce qu'on d?sire ou ce que l'on poss?de; c'est confesser que l'on ne peut loyalement remplir le r?le qu'on a choisi. Malgr? tout, on s'y veut maintenir, et ce sont les erreurs, les fant?mes et les mensonges qui entrent dans la vie.
Enfin, apr?s deux ou trois perfidies, deux ou trois trahisons, quelques infid?lit?s, un certain nombre de mensonges, d'abandons et de faiblesses coupables, notre pass? ne nous offre plus qu'un spectacle d?courageant; or, nous avons besoin que notre pass? nous soutienne. C'est en lui que nous nous connaissons r?ellement, c'est lui qui, dans nos doutes, vient nous dire: <
Non, ce n'est point parce que les choses sont justes que Napol?on fut puni de ses trois grandes injustices, et que nous serons punis des n?tres d'une mani?re moins retentissante, mais non moins douloureuse. Ce n'est point parce qu'il y a, <>, une justice irr?sistible et qu'il est impossible de s?duire ou d'?garer. C'est parce que l'esprit et le caract?re de l'homme, tout son ?tre moral, en un mot, ne peut vivre et agir que dans la justice. D?s qu'il en sort, il sort de son ?l?ment naturel, il est pour ainsi dire transport? dans une plan?te qu'il ne conna?t point, o? le sol se d?robe sous ses pas, o? tout le d?concerte; car si l'intelligence la plus humble se sent <
Nous disons que la nature ignore compl?tement notre morale. Si celle-ci nous commandait de tuer notre prochain et de lui faire le plus de mal possible, elle nous y aiderait comme elle nous aide ? le soulager et ? le rendre aussi heureux que nous pouvons. Elle semblerait souvent nous r?compenser de l'avoir fait souffrir, comme elle semble souvent nous r?compenser de l'avoir sauv?. Est-il permis d'en conclure que la nature n'ait point de morale, en donnant ici au mot morale le sens le plus restreint qu'il puisse avoir, c'est-?-dire la subordination logique et inflexible des moyens, ? l'accomplissement d'une mission g?n?rale? Voil? une question ? laquelle il ne faut pas trop se h?ter de r?pondre. Nous ignorons totalement le but de la nature, et si elle en a un; nous ignorons sa conscience et si elle en a une. Tout ce que nous pouvons constater, c'est non pas ce qu'elle pense ni si elle pense, mais ce qu'elle fait, et comment elle le fait. Et nous voyons alors qu'il y a entre notre morale et sa mani?re d'agir, la m?me contradiction qu'entre notre instinct que nous tenons d'elle, et notre conscience qu'en derni?re analyse nous tenons d'elle aussi, mais que nous avons form?e nous-m?mes et que nous opposons de plus en plus fermement, en vertu de la morale humaine la plus haute, aux d?sirs de notre instinct. Si nous n'?coutions que ceux-ci, nous agirions en tout comme la nature, qui, ? travers les guerres les plus inexcusables, les barbaries et les injustices les plus flagrantes, para?t donner raison aux plus forts, et ne vouloir que le triomphe des moins scrupuleux et des mieux arm?s. Nous ne poursuivrions que notre propre triomphe, sans avoir ?gard aux droits, aux souffrances, ? l'innocence, ? la beaut?, ? la sup?riorit? morale ou intellectuelle de nos victimes. Mais alors pourquoi a-t-elle mis en nous une conscience qui nous d?fend de le faire et un sentiment de justice qui emp?che de vouloir exactement ce qu'elle veut? Est-ce nous seuls qui l'y avons mis? Pouvons-nous tirer de nous-m?mes quelque chose qui ne se trouve pas dans la nature, ou d?velopper anormalement une force qui s'?l?ve contre sa force? et si nous le pouvons, est-ce sans raison que la nature permet que nous le puissions? Pourquoi en nous, et nulle autre part, ces deux tendances irr?conciliables qui l'emportent tour ? tour, mais ne cessent jamais de lutter en aucun homme? L'une e?t-elle ?t? trop dangereuse sans l'autre? E?t-elle peut-?tre d?pass? le but; et le besoin de vaincre, sans le sentiment de justice, aurait-il amen? l'an?antissement, de m?me que le sentiment de justice, sans le besoin de vaincre, aurait pu engendrer l'immobilit?? Mais laquelle de ces deux tendances est la plus naturelle et la plus n?cessaire? laquelle la plus ?troite et laquelle la plus vaste? laquelle est provisoire et laquelle ?ternelle? Qui nous indiquera celle qu'il faut combattre et celle qu'il faut encourager? Devons-nous nous conformer ? une loi incontestablement plus g?n?rale ou affermir dans notre coeur une loi ?videmment exceptionnelle? Existe-t-il des circonstances o? nous ayons le droit d'aller ? l'encontre de l'id?al apparent de la vie? Notre devoir est-il de suivre la morale de l'esp?ce ou de la race, qui semble irr?sistible et qui est une des portions visibles des intentions obscures et inconnues de la nature; ou bien est-il indispensable que l'individu maintienne ou d?veloppe en lui une morale enti?rement diff?rente de celle de l'esp?ce ou de la race dont il fait partie?
En somme, nous retrouvons ici, sous une autre forme, la question peut-?tre scientifiquement insoluble qui est ? la base de la morale ?volutionniste. La morale ?volutionniste se fonde, sans oser prononcer le mot, sur la justice de la nature, qui impose ? chaque individu les cons?quences bonnes ou mauvaises de sa propre nature et de ses propres actions. Et d'un autre c?t?, il lui faut invoquer, ce qu'elle appelle ? contre-coeur, l'indiff?rence ou l'injustice de la nature quand elle veut justifier certains actes, injustes en eux-m?mes, mais n?cessaires ? la prosp?rit? de l'esp?ce. Il y a l? deux buts inconnus--celui de l'humanit? et celui de la nature--et qui ne paraissent pas conciliables en notre esprit, dans le myst?re peut-?tre provisoire o? ils se trouvent. Au fond, toutes ces questions n'en forment qu'une; et c'est pour nous la plus grave de la morale contemporaine. Il semble qu'en ce moment l'esp?ce prenne une conscience peut-?tre pr?matur?e et funeste, je ne dirai pas de ses droits, car le probl?me est encore en suspens, mais de certaines habitudes amorales de l'histoire.
On dirait que cette conscience inqui?tante envahit peu ? peu notre vie individuelle. Trois fois, au cours d'une m?me ann?e ou peu s'en faut, nous avons vu surgir et grandir la question: A propos de l'?crasement de l'Espagne par l'Am?rique ; ? propos d'un innocent sacrifi? aux int?r?ts pr?pond?rants de la patrie; ? propos de la guerre inique du Transvaal. Il est vrai que le ph?nom?ne n'est pas absolument nouveau. L'homme a toujours essay? de justifier son injustice; et quand il ne trouvait ni pr?texte ni excuse dans la justice humaine, il invoquait dans la volont? des dieux une loi sup?rieure ? sa propre justice. Mais aujourd'hui l'excuse ou le pr?texte menacent plus dangereusement notre morale, attendu qu'ils invoquent une loi ou du moins une coutume de la nature plus r?elle, plus incontestable et plus universelle que la volont? d'un dieu ?ph?m?re et local.
Est-ce la force ou la justice qui doit l'emporter, ou bien la force contient-elle une justice inconnue dans laquelle vient se perdre notre justice humaine, ou bien notre sentiment de justice qui semble r?sister ? la force aveugle n'est-il, en derni?re analyse, qu'une ?manation d?tourn?e de cette force, va-t-il au m?me but, et n'est-ce que le d?tour qui nous ?chappe? Il faudrait pour pouvoir r?pondre n'?tre pas soi-m?me une partie du myst?re qu'il s'agit d'?claircir; il faudrait le contempler du haut d'un autre monde, conna?tre le but de l'univers et les destin?es de l'humanit?. En attendant, si nous donnons raison ? la nature, nous donnons tort ? cet instinct de justice qu'elle a mis en nous, et qui par cons?quent est la nature aussi; et si nous approuvons cet instinct, nous ne pouvons gu?re le faire qu'en tirant cette approbation de l'objet m?me qui se trouve en question.
Cela est vrai; mais il est vrai aussi que c'est une des plus vieilles et des plus vaines habitudes de l'homme que de vouloir enfermer le monde dans un syllogisme. Il est bien p?rilleux de faire de la logique dans l'inconnu et dans l'inconnaissable; et il semble qu'ici, presque tous nos doutes proviennent d'un autre syllogisme hasardeux. Nous sommes, nous disons-nous,--? haute voix par moments, plus souvent ? voix basse,--nous sommes les enfants de la nature, nous devons donc nous conformer ? ses lois et imiter son exemple en toute chose. Or, la nature n'a nul souci de justice; elle a un autre but, qui est le maintien, le renouvellement incessant et l'accroissement de la vie, par cons?quent... Nous ne formulons pas encore la cons?quence, ou du moins, elle n'ose pas encore se montrer ouvertement dans notre morale; mais si, jusqu'? ce jour, elle n'a exerc? que de discrets ravages dans la sph?re famili?re qui va de nos parents ? nos amis et ? notre prochain imm?diat, elle p?n?tre peu ? peu dans l'immense r?gion d?sol?e o? nous rel?guons notre prochain inconnu, invisible, anonyme. Elle est d?j? au fond de bien des actes; elle envahit notre politique, notre industrie, notre commerce, presque tout ce que nous faisons d?s que nous franchissons le cercle ?troit du foyer domestique, le seul endroit pour la plupart des hommes o? r?gne encore un peu de justice v?ritable, un peu de bienveillance, un peu d'amour. Loi sociale, lois ?conomiques, ?volution, s?lection, lutte pour la vie, concurrence, elle prend mille noms pour faire le m?me mal. Pourtant rien n'est moins l?gitime que cette cons?quence; car sans avoir besoin de retourner le syllogisme, ce qui serait tr?s raisonnable aussi, et de lui faire dire qu'il doit y avoir une certaine justice dans la nature, parce que nous qui sommes ses enfants nous sommes justes, il suffit de le prendre tel quel, et de faire observer que rien n'est plus myst?rieux ni plus contestable que l'une au moins des deux pr?misses. Nous avons vu dans les chapitres pr?c?dents que la nature ne semble pas juste par rapport ? nous, mais nous ignorons compl?tement si elle n'est pas juste par rapport ? elle-m?me. De ce qu'elle ne s'occupe pas de la moralit? de nos actions, il ne suit pas qu'elle n'ait aucune morale, ni que notre morale soit la seule possible. Affirmons que la nature ne tient pas compte de nos intentions bonnes ou mauvaises, mais n'en concluons pas qu'elle est d?nu?e de toute moralit? et de toute ?quit?; ce serait implicitement affirmer qu'il n'y a plus de secrets, plus de myst?res, et que nous connaissons les lois, l'origine et la fin de l'univers. Elle n'agit pas comme nous, mais, je le r?p?te, nous ignorons absolument pourquoi elle agit d'autre fa?on; et nous n'avons pas le droit d'imiter quelqu'un qui nous para?t faire une chose inique ou cruelle, tant que nous ne connaissons pas exactement les raisons peut-?tre profondes et salutaires pourquoi il la fait. O? veut en venir la Nature? O? tendent les mondes ? travers l'?ternit?? O? commence la conscience? Ne peut-elle avoir d'autre forme que celle qu'elle a en nous? A partir de quel point les lois physiques sont-elles des lois morales? La vie est-elle intelligente? Avons-nous p?n?tr? toutes les propri?t?s de la mati?re, et est-ce uniquement dans notre syst?me c?r?bro-spinal qu'elle devient esprit? Enfin, qu'est-ce que la justice vue d'une autre hauteur? Le centre de son domaine est-il n?cessairement l'intention, et n'existe-t-il point de r?gions o? l'intention ne compte plus? Il nous faudrait r?pondre ? toutes ces questions et ? une foule d'autres, avant de d?cider si la nature est juste ou injuste par rapport ? des masses qui r?pondent ? sa taille. Elle dispose d'un avenir et d'un espace dont nous n'avons aucune id?e, dans lesquels il y a peut-?tre une justice proportionn?e ? sa dur?e, ? son ?tendue et ? son but, tout comme notre instinct de justice est proportionn? ? la dur?e et au cercle ?troit de notre vie. Elle peut faire pendant des si?cles un mal qu'elle a des si?cles pour r?parer; mais nous qui ne vivons que quelques jours, nous n'avons pas qualit? pour imiter ce que nous ne pouvons embrasser du regard, ni suivre, ni comprendre. Tous les ?l?ments nous manquent, qui nous permettraient de la juger, d?s que nous regardons par del? l'heure actuelle. Par exemple, sans chercher dans l'immensit? ?trang?re, et en nous en tenant au point imperceptible que nous sommes dans les mondes, nous ignorons tout ce qui concerne notre vie possible d'outre-tombe, et nous oublions que dans l'?tat pr?sent de nos connaissances rien ne nous autorise ? affirmer qu'il n'y ait pas une sorte de survie plus ou moins consciente, plus ou moins responsable; sans qu'il faille pour cela que cette survie soit soumise aux d?cisions d'une volont? ext?rieure. Tr?s t?m?raire serait celui qui soutiendrait que rien ne subsiste, soit en nous, soit en d'autres, des acquisitions de notre cerveau, des efforts de notre bonne volont?. Il se peut, et des exp?riences s?rieuses semblent sinon prouver le ph?nom?ne, du moins permettre qu'on le classe parmi les possibilit?s scientifiques, il se peut qu'une partie de notre personnalit? ou de notre force nerveuse ne se dissolve pas. N'est-ce pas l? un avenir tr?s vaste ouvert aux lois qui unissent la cause ? l'effet, et qui toujours finissent par cr?er de la justice quand elles rencontrent l'?me humaine et qu'elles ont des si?cles devant elles? Ne perdons pas de vue que la nature, si nous disons qu'elle n'est pas juste, est n?anmoins logique, et, lors m?me que nous aurions r?solu de devenir injuste, il nous serait fort difficile de l'?tre, car nous devrions demeurer logique; et la logique, d?s qu'elle entre en contact avec nos pens?es, nos sentiments, nos passions, nos intentions, qu'est-ce qui la distingue de la justice?
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