Read Ebook: Le temple enseveli by Maeterlinck Maurice
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Ebook has 255 lines and 53913 words, and 6 pages
Cela est vrai; mais il est vrai aussi que c'est une des plus vieilles et des plus vaines habitudes de l'homme que de vouloir enfermer le monde dans un syllogisme. Il est bien p?rilleux de faire de la logique dans l'inconnu et dans l'inconnaissable; et il semble qu'ici, presque tous nos doutes proviennent d'un autre syllogisme hasardeux. Nous sommes, nous disons-nous,--? haute voix par moments, plus souvent ? voix basse,--nous sommes les enfants de la nature, nous devons donc nous conformer ? ses lois et imiter son exemple en toute chose. Or, la nature n'a nul souci de justice; elle a un autre but, qui est le maintien, le renouvellement incessant et l'accroissement de la vie, par cons?quent... Nous ne formulons pas encore la cons?quence, ou du moins, elle n'ose pas encore se montrer ouvertement dans notre morale; mais si, jusqu'? ce jour, elle n'a exerc? que de discrets ravages dans la sph?re famili?re qui va de nos parents ? nos amis et ? notre prochain imm?diat, elle p?n?tre peu ? peu dans l'immense r?gion d?sol?e o? nous rel?guons notre prochain inconnu, invisible, anonyme. Elle est d?j? au fond de bien des actes; elle envahit notre politique, notre industrie, notre commerce, presque tout ce que nous faisons d?s que nous franchissons le cercle ?troit du foyer domestique, le seul endroit pour la plupart des hommes o? r?gne encore un peu de justice v?ritable, un peu de bienveillance, un peu d'amour. Loi sociale, lois ?conomiques, ?volution, s?lection, lutte pour la vie, concurrence, elle prend mille noms pour faire le m?me mal. Pourtant rien n'est moins l?gitime que cette cons?quence; car sans avoir besoin de retourner le syllogisme, ce qui serait tr?s raisonnable aussi, et de lui faire dire qu'il doit y avoir une certaine justice dans la nature, parce que nous qui sommes ses enfants nous sommes justes, il suffit de le prendre tel quel, et de faire observer que rien n'est plus myst?rieux ni plus contestable que l'une au moins des deux pr?misses. Nous avons vu dans les chapitres pr?c?dents que la nature ne semble pas juste par rapport ? nous, mais nous ignorons compl?tement si elle n'est pas juste par rapport ? elle-m?me. De ce qu'elle ne s'occupe pas de la moralit? de nos actions, il ne suit pas qu'elle n'ait aucune morale, ni que notre morale soit la seule possible. Affirmons que la nature ne tient pas compte de nos intentions bonnes ou mauvaises, mais n'en concluons pas qu'elle est d?nu?e de toute moralit? et de toute ?quit?; ce serait implicitement affirmer qu'il n'y a plus de secrets, plus de myst?res, et que nous connaissons les lois, l'origine et la fin de l'univers. Elle n'agit pas comme nous, mais, je le r?p?te, nous ignorons absolument pourquoi elle agit d'autre fa?on; et nous n'avons pas le droit d'imiter quelqu'un qui nous para?t faire une chose inique ou cruelle, tant que nous ne connaissons pas exactement les raisons peut-?tre profondes et salutaires pourquoi il la fait. O? veut en venir la Nature? O? tendent les mondes ? travers l'?ternit?? O? commence la conscience? Ne peut-elle avoir d'autre forme que celle qu'elle a en nous? A partir de quel point les lois physiques sont-elles des lois morales? La vie est-elle intelligente? Avons-nous p?n?tr? toutes les propri?t?s de la mati?re, et est-ce uniquement dans notre syst?me c?r?bro-spinal qu'elle devient esprit? Enfin, qu'est-ce que la justice vue d'une autre hauteur? Le centre de son domaine est-il n?cessairement l'intention, et n'existe-t-il point de r?gions o? l'intention ne compte plus? Il nous faudrait r?pondre ? toutes ces questions et ? une foule d'autres, avant de d?cider si la nature est juste ou injuste par rapport ? des masses qui r?pondent ? sa taille. Elle dispose d'un avenir et d'un espace dont nous n'avons aucune id?e, dans lesquels il y a peut-?tre une justice proportionn?e ? sa dur?e, ? son ?tendue et ? son but, tout comme notre instinct de justice est proportionn? ? la dur?e et au cercle ?troit de notre vie. Elle peut faire pendant des si?cles un mal qu'elle a des si?cles pour r?parer; mais nous qui ne vivons que quelques jours, nous n'avons pas qualit? pour imiter ce que nous ne pouvons embrasser du regard, ni suivre, ni comprendre. Tous les ?l?ments nous manquent, qui nous permettraient de la juger, d?s que nous regardons par del? l'heure actuelle. Par exemple, sans chercher dans l'immensit? ?trang?re, et en nous en tenant au point imperceptible que nous sommes dans les mondes, nous ignorons tout ce qui concerne notre vie possible d'outre-tombe, et nous oublions que dans l'?tat pr?sent de nos connaissances rien ne nous autorise ? affirmer qu'il n'y ait pas une sorte de survie plus ou moins consciente, plus ou moins responsable; sans qu'il faille pour cela que cette survie soit soumise aux d?cisions d'une volont? ext?rieure. Tr?s t?m?raire serait celui qui soutiendrait que rien ne subsiste, soit en nous, soit en d'autres, des acquisitions de notre cerveau, des efforts de notre bonne volont?. Il se peut, et des exp?riences s?rieuses semblent sinon prouver le ph?nom?ne, du moins permettre qu'on le classe parmi les possibilit?s scientifiques, il se peut qu'une partie de notre personnalit? ou de notre force nerveuse ne se dissolve pas. N'est-ce pas l? un avenir tr?s vaste ouvert aux lois qui unissent la cause ? l'effet, et qui toujours finissent par cr?er de la justice quand elles rencontrent l'?me humaine et qu'elles ont des si?cles devant elles? Ne perdons pas de vue que la nature, si nous disons qu'elle n'est pas juste, est n?anmoins logique, et, lors m?me que nous aurions r?solu de devenir injuste, il nous serait fort difficile de l'?tre, car nous devrions demeurer logique; et la logique, d?s qu'elle entre en contact avec nos pens?es, nos sentiments, nos passions, nos intentions, qu'est-ce qui la distingue de la justice?
Ne nous h?tons pas de conclure; trop de points sont encore incertains. En voulant imiter ce que nous appelons l'injustice de la nature, nous risquons de n'imiter et de ne favoriser que notre propre injustice. Quand nous disons que la nature n'est pas juste, cela revient en somme ? d?plorer qu'elle ne s'occupe pas davantage de nos petites vertus, de nos petites intentions et de nos petits h?ro?smes, et c'est moins notre d?sir d'?quit? que notre vanit? qui est bless?e. Mais de ce que notre morale n'est pas proportionn?e ? l'?normit? de l'univers et ? ses destin?es infinies, il ne suit pas que nous devions l'abandonner, car elle est proportionn?e ? notre stature et ? nos destin?es restreintes.
Au surplus, l'injustice de la nature f?t-elle incontestable, il faudrait examiner l'autre question qui reste enti?re, ? savoir, s'il est ordonn? ? l'homme de suivre la nature dans son injustice. Ici, ?coutons-nous nous-m?mes, plut?t que d'?couter une voix si formidable que nous ne saisissons aucune des paroles qu'elle prof?re. Notre raison et notre instinct nous disent qu'il est l?gitime de suivre le conseil de la nature, mais ils disent aussi qu'il ne faut point le suivre lorsqu'il heurte en nous un autre instinct ?galement profond qui est l'instinct du juste et de l'injuste. Et si les instincts se rapprochent de la v?rit? et doivent ?tre respect?s ? proportion de leur force, celui-ci est peut-?tre le plus puissant, puisqu'il a lutt? seul jusqu'? ce jour contre tous les autres et n'est pas encore ?branl?. L'heure n'est pas venue de le renier. Hommes, il nous faut, en attendant d'autres certitudes, demeurer justes dans la sph?re humaine. Nous ne voyons ni assez loin ni assez clair pour ?tre justes dans une autre. Ne nous hasardons pas dans une sorte d'ab?me, dont les races et les peuples trouvent sans doute l'issue, mais o? l'homme en tant qu'homme ne doit pas p?n?trer. L'injustice de la nature finit par devenir de la justice pour l'esp?ce, elle a le temps d'attendre et cette injustice est ? sa taille. Mais nous, tout cela nous ?crase, et nous comptons trop peu de jours. Laissons la force r?gner dans l'univers et l'?quit? dans notre coeur. Si la race est irr?sistiblement et, je pense, justement injuste, si la foule m?me para?t avoir des droits que n'a pas l'homme isol?, et commet parfois de grands crimes in?vitables et salutaires, le devoir de chaque individu dans la race, le devoir de tout homme dans la foule, est de demeurer juste au centre de toute la conscience qu'il parvient ? r?unir et ? maintenir en lui-m?me. Nous n'aurons qualit? pour abandonner ce devoir que lorsque nous saurons toutes les raisons de la grande injustice apparente; et celles qu'on nous donne: la conservation de l'esp?ce, la reproduction et la s?lection des plus forts, des plus habiles et des <
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En tout cas, c'est en nous que se trouve toute la r?gion active et habit?e du grand myst?re de la justice.
Quant aux autres r?gions, elles sont inconsistantes, probablement imaginaires et bien certainement d?sertes et st?riles. Sans doute l'humanit? y a trouv? des illusions utiles, encore qu'elles ne fussent pas toujours inoffensives, et, s'il est hasardeux de soutenir que toutes les illusions doivent ?tre d?truites, il faut n?anmoins qu'il n'y ait pas un d?saccord trop manifeste entre elles et notre conception de l'univers. Aujourd'hui, nous voulons, en toutes choses, l'illusion de la v?rit?. Elle n'est peut-?tre ni la derni?re, ni la meilleure, ni la seule possible, mais c'est celle qui pour le moment nous para?t la plus honn?te, et la plus n?cessaire. Bornons-nous donc ? constater l'admirable amour de justice et de v?rit? qui est au coeur de l'homme. En restreignant ainsi notre admiration ? la r?gion incontest?e, peut-?tre arriverons-nous ? savoir ce qu'est cette passion qui est le signe humain par excellence, mais nous apprendrons sans nul doute,--et c'est le plus important,--de quelle mani?re il est possible de l'agrandir et de la purifier. En voyant la justice fonctionner sans rel?che dans le seul temple o? elle fonctionne r?ellement, c'est-?-dire en nous-m?mes, en la voyant se m?ler ? toutes nos pens?es, ? toutes nos actions, nous n'aurons pas de peine ? d?couvrir ce qui l'?claire et ce qui l'obscurcit, ce qui la guide et ce qui la trompe, ce qui la nourrit et ce qui l'affaiblit, ce qui l'attaque et ce qui la d?fend.
Est-elle l'instinct de d?fense et de conservation de l'humanit?? Est-elle le produit le plus pur de notre raison, ou bien y retrouve-t-on un grand nombre de ces forces sentimentales qui ont si fr?quemment raison contre la raison m?me, et qui ne sont au fond qu'une sorte de raison inconsciente et plus vaste, ? laquelle la raison consciente apporte presque toujours une approbation ?tonn?e quand elle arrive aux lieux d'o? ces bons sentiments voyaient depuis longtemps ce qu'elle ne voyait pas encore? De quoi d?pend-elle davantage, de notre caract?re ou de notre intelligence? Questions qui ne sont peut-?tre pas oiseuses si l'on se demande ce qu'il convient de faire pour donner toute sa force et tout son ?clat ? cet amour de la justice qui est le joyau central de l'?me humaine. Tous les hommes aiment la justice, mais tous ne l'aiment pas du m?me amour, farouche et exclusif. Tous n'ont pas les m?mes scrupules, la m?me sensibilit?, ni la m?me certitude. Nous rencontrons des ?tres d'une intelligence tr?s d?velopp?e, dont le sentiment du juste et de l'injuste est infiniment moins d?licat et moins s?r que chez d'autres d'une intelligence apparemment tr?s m?diocre; et cette portion de nous-m?mes, mal connue et mal d?finie, qu'on nomme le caract?re a ici une grande influence. Mais il est difficile d'?valuer ce qu'un caract?re simplement honn?te suppose d'intelligence plus ou moins inconsciente. Au surplus, il importe avant tout d'apprendre de quelle mani?re il est possible d'?clairer et d'augmenter en nous l'amour de la justice; et ? ce point de vue une chose est certaine, ? savoir que notre caract?re commence par ?chapper ? l'action directe de notre bonne volont?, au lieu que le d?veloppement de notre intelligence y est en grande partie soumis; on devient meilleur en devenant plus intelligent; et il est loisible ? tout homme de cultiver et d'?tendre son intelligence. C'est donc en passant par notre intelligence que nous am?liorerons cette portion de l'amour de la justice qui ressortit ? notre caract?re, car, ? mesure que l'intelligence s'?l?ve et s'?claire, elle parvient ? dominer, ? ?clairer, ? transformer nos sentiments et nos instincts.
Mais n'allons plus placer ni interroger cet amour dans une sorte d'infini surhumain et souvent inhumain. Il ne participerait ni de la grandeur ni de la beaut? que cet infini peut avoir, il serait incoh?rent et inactif comme lui. Tandis qu'en apprenant ? le trouver et ? l'?couter en nous-m?mes, o? il est r?ellement, en voyant de quelle mani?re il profite de toutes les acquisitions de notre esprit, de toutes les joies et de toutes les souffrances de notre coeur, nous saurons bient?t ce qu'il faut faire pour l'augmenter et l'?purer.
Notre t?che ainsi r?duite, sera suffisamment longue et laborieuse. Augmenter, ?purer en nous l'id?e de justice, savons-nous comment l'entreprendre? Nous voyons ? peu pr?s de quel id?al il faut nous rapprocher, mais que cet id?al est encore alt?rable et trompeur! Il est diminu? de tout ce que nous n'apercevons pas, de tout ce que nous regardons incompl?tement, de tout ce que nous n'interrogeons pas assez profond?ment. Il n'en est gu?re qui soit menac? de dangers plus sournois, victime d'oublis plus extraordinaires ou d'erreurs aussi peu vraisemblables. Il n'en est point que nous devions entourer de plus de craintes, de plus de curiosit? pieuse et passionn?e, de plus de sollicitude. Ce qui nous para?t irr?prochablement juste ? cette heure n'est probablement qu'une tr?s petite portion de ce qui nous para?trait juste si nous changions de place. Il suffit de comparer ce que nous faisions hier ? ce que nous faisons aujourd'hui, et ce que nous faisons aujourd'hui para?tra plein de fautes contre l'?quit?, s'il nous est donn? de nous ?lever davantage et de le comparer ? ce que nous ferons demain. Un ?v?nement a lieu; une pens?e s'?claire, un devoir envers nous m?me se pr?cise, une relation inattendue se manifeste, et toute l'organisation de notre justice int?rieure chancelle et se transforme. Si peu que nous avancions, il nous serait impossible de recommencer ? vivre au milieu de bien des tristesses dont nous avons ?t? la cause involontaire, parmi certains d?couragements que nous avons sem?s sans le savoir, et pourtant, lorsqu'ils naissaient autour de nous, il nous semblait que nous avions raison, et nous ne croyions pas ?tre injustes. Et de m?me aujourd'hui, nous sommes satisfaits de notre bonne volont?; nous nous disons que personne ne souffre par notre faute; nous sommes persuad?s que nous n'arr?tons pas un sourire, que nous n'interrompons pas un murmure de bonheur, que nous n'abr?geons pas une minute de paix et d'amour; et peut-?tre n'apercevons-nous point, ? notre droite ou ? notre gauche, une injustice sans limite qui couvre les trois quarts de notre vie.
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Notre morale d'aujourd'hui ne saurait rien ajouter ? cette derni?re formule, et n'a pas de pr?cepte plus complet. Tout au plus pourrait-elle ?tendre le sens du mot: <
Il nous est difficile d'imaginer ce que sera la justice id?ale, puisque toutes nos pens?es qui s'?l?vent vers elle sont contrari?es par l'injustice dans laquelle nous vivons encore. Nous ignorons les lois, les relations nouvelles qui se r?v?leront quand il n'y aura plus d'in?galit?s ni de malheurs imputables aux hommes, et que chacun, selon le principe de la morale ?volutionniste, <
Un grand reproche paralyse notre ardeur quand nous entreprenons de devenir meilleurs, de pardonner, d'aimer et de comprendre davantage. Nous avons beau purifier notre conscience, ennoblir nos pens?es et nous efforcer de rendre la vie plus douce et plus l?g?re ? ceux qui nous entourent; tout cela ne produit presque rien au dehors, tout cela ne passe point notre porte; et d?s que nous sortons de la demeure de notre intimit?, nous sentons que nous n'avons rien fait, qu'il n'y a rien ? faire et que nous prenons part malgr? nous ? la grande injustice anonyme. N'est-il pas d?risoire de r?soudre chez soi les probl?mes de conscience les plus touchants et les plus d?licats, de chasser avec crainte l'ombre d'une pens?e am?re, de se vouloir, ? toute heure du jour, noble, simple, fid?le, loyal, compatissant, moralement intact, entre les quatre murs de son appartement, pour oublier ? l'instant m?me, et sans qu'il soit possible de ne pas le faire, toute piti?, toute ?quit? et tout amour sit?t que nous descendons dans la rue, ou que nous rencontrons d'autres ?tres que ceux dont le visage nous est devenu familier? Quelle est la dignit?, la loyaut?, de cette double vie, sage, humaine, ?lev?e, r?fl?chie de ce c?t? de notre seuil, et de l'autre, indiff?rente, instinctive, impitoyable? Il suffit que nous ayons moins froid, que nous soyons mieux v?tus et mieux nourris que l'ouvrier qui passe, que nous achetions n'importe quel objet qui n'est pas strictement indispensable; et c'est, en derni?re analyse, apr?s mille circuits, un retour inconscient ? l'acte primitif du plus fort d?pouillant sans scrupule le plus faible. Nous ne jouissons pas d'un avantage qui ne soit, ? le regarder d'assez pr?s, le r?sultat d'un abus de pouvoir peut-?tre tr?s ancien, d'une violence inconnue, d'une ruse ant?rieure, que nous remettons en mouvement en nous asseyant ? notre table, en nous promenant oisivement par la ville, en nous couchant le soir dans un lit que nos mains n'ont point fait. Et le loisir m?me d'?tre meilleur, plus compatissant, et plus doux, et de penser plus fraternellement ? l'injustice que subissent les autres, qu'est-ce, en somme, que le fruit le plus m?r de la grande injustice?
XXX
Je sais bien, il ne faut pas pousser trop loin ces scrupules, on irait ? des r?voltes fort inutiles et peut-?tre funestes ? l'esp?ce dont il convient de respecter la puissante et cl?mente lenteur. Ou bien l'on retournerait aux renoncements inactifs et mystiques, hostiles aux volont?s les plus ?videntes et les plus invariables de la vie. Il y a l? des lois qu'on dit in?vitables; mais d?j? on le dit avec moins d'assurance. C'est en quoi la situation du juste et du sage est chang?e. Marc-Aur?le, l'?me la plus noblement sensible, la plus sagement impressionnable, la plus purement anxieuse, la plus inqui?te de justice qui f?t jamais peut-?tre, ne se demande pas ce qui se passe hors de l'admirable petit cercle de lumi?re o? sa vertu, sa conscience, sa piti?, sa mansu?tude divine enveloppe ses proches, ses amis et ses serviteurs. Tout autour, il ne l'ignore point, c'est l'iniquit? infinie. Mais cette iniquit? ne le regarde pas. Elle est l'oc?an n?cessaire, myst?rieux et sacr?; l'immense part des dieux, de la fatalit? et des lois sup?rieures, inconnues, irresponsables, irr?sistibles, immuables. Elle n'accable point son courage; au contraire, elle le rassure, le concentre et l'?l?ve, comme une flamme est plus haute qui ne se r?pand pas sur une grande surface, qui jaillit toute seule dans la nuit, et que les t?n?bres activent. Il ne lui appartient pas de toucher au r?gime du destin qui veut la servitude du plus grand nombre. Il se soumet avec tristesse, mais avec confiance, aux d?crets irr?vocables, et c'est encore un acte de pi?t? et de vertu. Il s'enferme en lui-m?me et devient plus humain et plus juste, dans une sorte de vide immobile et sans rayonnement. Et de si?cle en si?cle les sages et les bons auront la m?me ardeur concentr?e et recluse. Plus d'une loi immuable aura chang? de nom; mais la part de l'iniquit? demeurera pareille; et ils la regarderont avec la m?me m?lancolie r?sign?e et rassur?e. Mais nous, qu'allons-nous faire? Nous savons qu'il n'y a plus d'iniquit? n?cessaire. Nous avons envahi le domaine des dieux, du destin et des lois inconnues. Peut-?tre leur reste-t-il la maladie, l'accident, la temp?te, la foudre et la plupart des myst?res de la mort; nous n'avons pas p?n?tr? jusque-l?; mais il est certain qu'ils n'ont plus la pauvret?, le travail sans espoir, la mis?re, la famine et la servitude. C'est nous qui les organisons, les maintenons et les distribuons. Ce sont nos fl?aux personnels, affreux mais familiers, et ils sont de plus en plus rares ceux qui croient de bonne foi qu'une puissance surhumaine y pr?side. Il n'existe plus que dans nos souvenirs, l'oc?an religieux et infranchissable qui prot?geait et excusait la retraite du penseur et du juste repli? sur lui-m?me. Aujourd'hui, Marc-Aur?le ne dirait plus avec la m?me s?r?nit?: <
Il y a autre chose ? cette heure que l'ordonnance de l'?me; ou plut?t il s'agit d'y ordonner toutes les choses qui ne s'y trouvaient point du temps de Marc-Aur?le,--c'est-?-dire les trois quarts des malheurs des hommes,--et qui, d'intangibles, d'inintelligibles, d'immobiles, de fatales qu'elles ?taient, sont devenues r?elles, explicables, pressantes et humaines.
Cela ne veut pas dire qu'il faille abandonner ce d?sir <
Cette justice pratique est donc le secret de l'esp?ce. L'esp?ce a ainsi maints secrets qu'elle r?v?le un ? un, aux moments v?ritablement dangereux de l'histoire; et les solutions qu'elle impose aux difficult?s trop mortelles, sont presque toujours inattendues, et d'une simplicit? assez ?trange. Il est possible que l'heure approche o? elle parlera de nouveau. Esp?rons, sans outrer notre espoir, car nous ne devons pas perdre de vue que l'humanit? est loin d'?tre sortie de la p?riode des <
Mais, il faut l'avouer, les <
Il y a longtemps, si longtemps que c'est une des premi?res affirmations de la science, au moment o? elle sort des entrailles de la terre, des glaciers et des grottes, et cesse de s'appeler g?ologie ou pal?ontologie pour devenir l'histoire de l'homme, il y a donc bien longtemps, l'humanit? passa par une crise qui n'est pas sans analogie avec celle dont elle approche, ou dans laquelle elle se d?bat actuellement; ? cette diff?rence pr?s qu'elle paraissait tout autrement tragique et insoluble. On peut m?me affirmer que l'esp?ce humaine n'a pas connu jusqu'ici une heure plus critique ni plus d?cisive, une p?riode o? elle fut plus pr?s de sa ruine; et si nous vivons aujourd'hui, nous le devons apparemment ? l'exp?dient inesp?r? qui sauva la race dans l'instant que le fl?au, nourri par la raison m?me de l'homme et par tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus irr?sistible en son instinct du juste et de l'injuste, allait enfin d?truire l'?quilibre h?ro?que entre le d?sir et la possibilit? de vivre.
Je veux parler des violences, des rapts et des meurtres qui surgirent naturellement parmi les premiers groupes humains. Ils furent probablement effroyables et durent tr?s s?rieusement menacer l'existence de la race, car la vengeance est la forme terrible, et pour ainsi dire ?pid?mique, que prend d'abord le besoin de justice. Il est ?vident que, livr?e ? elle-m?me, et se multipliant ? chaque pas, la vengeance, suivie de la vengeance de la vengeance, n'e?t pas tard? ? d?vorer, sinon l'humanit? enti?re, du moins tout ce qui ?tait ?nergique et fier parmi les premiers hommes. Or, chez presque tous les peuples barbares, aussi bien que dans la plupart des tribus sauvages qu'on peut encore observer aujourd'hui, on voit, ? un moment donn?,--et c'est g?n?ralement le moment o? les armes de la tribu deviennent r?ellement meurtri?res,--on voit la vengeance s'arr?ter brusquement devant une coutume singuli?re qu'on a appel?e <
A la bien examiner, dans l'histoire toute h?ro?que, toute de premier mouvement des peuples enfants, rien n'est plus ?trange, plus inattendu que l'ing?niosit? un peu mercantile, un peu trop patiente, de cet usage presque g?n?ral. Faut-il l'attribuer ? la pr?voyance des chefs? Mais on la retrouve l? o? il n'y a, pour ainsi dire, aucune autorit?. En est-on redevable aux vieillards, aux penseurs, aux sages des groupes primitifs? Cela n'est gu?re plus probable. Il y a l? une pens?e qui est en m?me temps plus basse et plus haute que ne pourrait l'?tre la pens?e d'un g?nie isol?, d'un proph?te des p?riodes barbares. Le sage, le proph?te, le g?nie, surtout le g?nie inculte, est plut?t port? ? outrer les penchants g?n?reux et h?ro?ques du clan et de l'?poque auxquels il appartient. Cette h?sitation craintive et presque sournoise d'une vengeance naturelle et sacr?e, ce march? assez odieux de l'amiti?, de la fid?lit? et de l'amour devaient lui r?pugner. Et, d'un autre c?t?, est-il vraisemblable qu'il ait pu s'?lever assez haut pour entrevoir par del? les devoirs imm?diats les plus nobles et les plus incontest?s, cet int?r?t sup?rieur de la tribu et de la race, cette volont? myst?rieuse de la vie, que les plus sages d'entre les sages d'aujourd'hui n'aper?oivent d'ordinaire et ne justifient qu'apr?s une grave et douloureuse victoire sur leur raison solitaire et sur leur coeur?
Non, ce ne fut pas la pens?e de l'homme qui trouva cette solution. Ce fut l'inconscience de la masse oblig?e de se d?fendre contre des pens?es trop individuellement, trop purement humaines pour qu'elles pussent s'adapter aux irr?ductibles exigences de la vie sur cette terre. L'esp?ce est extr?mement docile, extr?mement endurante. Elle porte le plus longtemps et le plus loin possible le fardeau que la raison, le d?sir du mieux, l'imagination, les passions, les vices, les vertus et les sentiments qui sont propres ? l'homme, lui imposent. Mais au moment o? le fardeau devient r?ellement ?crasant et funeste, elle s'en d?barrasse avec indiff?rence. Elle n'a nul souci du moyen; elle prend le plus proche, et le plus simple, ?tant s?re, dirait-on, que son id?e est la plus juste et la meilleure. Or, elle n'a qu'une id?e: c'est de vivre; et cette id?e surpasse en somme tous les h?ro?smes et les r?ves les plus admirables que renfermait peut-?tre le fardeau qu'elle rejette.
Reconnaissons-le, dans l'histoire de la raison humaine, ce ne sont pas toujours les pens?es qui s'?l?vent le plus haut qui sont les plus justes et les plus grandes. Il en est un peu des pens?es de l'homme comme des jets d'eau qui ne montent si haut que parce qu'ils ont ?t? emprisonn?s et qu'ils s'?chappent par un orifice tr?s ?troit. A sa sortie de l'orifice on peut imaginer que l'eau qui s'?lance vers le ciel m?prise le grand lac immobile et sans bornes qui s'?tend sous elle. Pourtant, on a beau dire, c'est le grand lac qui a raison. Il accomplit tranquillement, dans son immobilit? apparente et dans son silence passif, l'oeuvre immense et normale du plus important ?l?ment de notre globe, et le jet d'eau n'est qu'un incident curieux qui retombe bient?t dans l'oeuvre universelle. Pour nous, l'esp?ce est le grand lac qui a toujours raison, m?me au point de vue de la raison de l'homme sup?rieur qu'elle semble parfois outrager. Elle a l'id?e la plus vaste, celle qui contient toutes les autres et qui embrasse le temps et l'espace le plus illimit?s. Et ne voyons-nous pas mieux, de jour en jour, que l'id?e la plus vaste, dans quelque domaine que ce soit, est, en fin de compte, la plus raisonnable, la plus sage, la plus juste et la plus belle aussi?
On se demande parfois s'il ne vaudrait pas mieux que les destin?es de l'humanit? fussent dirig?es par les hommes sup?rieurs, par les grands sages, plut?t que par l'instinct de l'esp?ce, toujours si lent et souvent si cruel.
Je ne crois pas qu'on puisse r?pondre ? la question de la m?me fa?on qu'on y e?t autrefois r?pondu. Certes, il e?t ?t? bien dangereux de confier les destin?es de l'esp?ce ? Platon, ? Aristote, ? Marc-Aur?le, ? Shakespeare ou ? Montesquieu. Aux pires moments de la R?volution fran?aise, le sort d'un peuple ?tait en somme entre les mains d'assez bons philosophes.
Mais il est certain qu'aujourd'hui, les habitudes du penseur se sont profond?ment modifi?es. Il n'est plus sp?culatif, utopiste, ou exclusivement intuitif. En politique, comme en litt?rature, comme en philosophie et dans toutes les sciences, il est de plus en plus observateur et de moins en moins imaginatif. Il suit, il regarde, il ?tudie, il t?che d'organiser ce qui est, plut?t qu'il ne pr?c?de, qu'il ne tente de cr?er ce qui n'est pas encore ou ce qui ne sera jamais. D?s lors, il a peut-?tre qualit? pour parler plus imp?rieusement et y aurait-il moins de danger ? ce qu'il interv?nt plus directement. Il est vrai qu'on ne le lui permettra gu?re plus qu'auparavant. Moins peut-?tre, car, ?tant plus circonspect et moins aveugl? par ses certitudes born?es, il sera moins hardi et moins exclusif. Il est pourtant probable que, se trouvant naturellement d'accord avec le g?nie de l'esp?ce qu'il se contente d'observer, son influence gagnera peu ? peu, de sorte qu'ici encore, en derni?re analyse, ce sera l'esp?ce qui aura raison et qui d?cidera; puisqu'elle guide celui qui l'observe, et qu'en suivant celui qu'elle guide, elle ne fera que suivre ses propres volont?s inconscientes et informes, qu'il aura ?clair?es et exprim?es.
En attendant que l'esp?ce trouve le nouvel exp?dient n?cessaire , en attendant, tout en travaillant au dehors comme si le salut de nos fr?res d?pendait enti?rement de notre travail, il nous est permis, aussi bien qu'aux vieux sages, de rentrer par moments en nous-m?mes. Nous y trouverons peut-?tre ? notre tour, une de ces choses dont la contemplation suffit pour nous faire jouir ? l'instant, sinon d'un calme parfait, du moins d'une esp?rance indestructible. Si la nature ne nous semble pas juste, si rien ne nous permet d'affirmer qu'une puissance sup?rieure ou l'intelligence de l'univers r?compense ou ch?tie, ici-bas ou ailleurs, selon les lois de notre conscience ou selon d'autres lois que nous admettrons quelque jour, si enfin, d'homme ? homme, c'est-?-dire dans nos relations avec nos semblables, il y a un admirable d?sir d'?quit?, mais une justice effective toujours incompl?te, sujette ? toutes les erreurs de la raison, ? toutes les emb?ches de l'int?r?t personnel, et soumise ? toutes les mauvaises habitudes d'un ?tat social encore <
Nous avons parl? bien longuement de la Justice, mais n'est-elle pas le grand myst?re moral de l'homme, et ne tend-elle pas ? se substituer ? la plupart des myst?res spirituels qui dominaient sa destin?e? Elle a pris la place de plus d'un dieu, de plus d'une puissance anonyme. Elle est l'?toile qui se forme dans la n?buleuse de nos instincts et de notre vie incompr?hensible. Elle n'est pas le mot de l'?nigme, et quand nous saurons mieux ce qu'elle est, et qu'elle r?gnera v?ritablement sur la terre, nous ne saurons pas davantage ce que nous sommes, ni pourquoi nous sommes, ni d'o? nous venons, ni o? nous allons; mais elle est le premier ordre de l'?nigme, et quand il sera ob?i nous pourrons aller, d'un esprit plus libre et d'un coeur plus tranquille, ? la recherche du secret de celle-ci.
Enfin, elle comprend toutes les vertus humaines, et seul, son sourire accueillant les purifie, les ennoblit et leur donne le droit de p?n?trer dans notre vie morale. Car toute vertu qui ne peut soutenir le regard clair et fixe de la justice est pleine de ruses, et malfaisante. On la retrouve ainsi au centre de tout id?al. Elle est au milieu de l'amour de la v?rit?, comme elle est au milieu de l'amour de la beaut?. Elle est ?galement la bont?, la piti?, la g?n?rosit? et l'h?ro?sme, car ils sont les actes de justice de celui qui s'est ?lev? assez haut pour ne plus voir uniquement le juste et l'injuste ? ses pieds et dans le cercle ?troit des obligations que le hasard lui impose, mais par del? les ann?es et les destin?es voisines, par del? ce qu'il doit, par del? ce qu'il aime, par del? ce qu'il rencontre, par del? ce qu'il cherche, par del? ce qu'il approuve ou ce qu'il d?sapprouve, par del? ce qu'il esp?re et ce qu'il redoute, par del? les torts et les crimes m?mes de ses fr?res les hommes.
L'?VOLUTION DU MYST?RE
Il est fort raisonnable de croire, et beaucoup d'intelligences un peu lasses des incertitudes naturelles de la science croient, faute de mieux, que l'int?r?t principal de notre vie, que tout ce qui est vraiment ?lev? et digne d'attention dans notre destin?e, se trouve presque uniquement dans le myst?re qui nous entoure, et de pr?f?rence dans ces deux myst?res plus redoutables et plus sonores que les autres: la mort et la fatalit?. Je crois aussi, mais d'une fa?on un peu diff?rente, que l'?tude du myst?re sous toutes ses formes est la plus noble ? laquelle puisse se livrer notre esprit, et c'est d'ailleurs l'?tude et le souci de tous les hommes qui, dans la science, l'art, la litt?rature et la philosophie, s'?l?vent au-dessus de l'observation et de la reproduction des petits faits, des petites r?alit?s ou des petites v?rit?s acquises. Ils y excellent plus ou moins, ils vont plus ou moins loin, plus ou moins haut, dans ce qu'ils savent, ? proportion du respect qu'ils ont pour ce qu'ils ignorent, ? proportion de l'ampleur que leur imagination ou leur intelligence sait donner ? l'ensemble des forces qu'on ne peut pas conna?tre. C'est la conscience de l'inconnu dans lequel nous vivons qui conf?re ? notre vie une signification qu'elle n'aurait point si nous nous renfermions dans ce que nous savons, ou si nous croyions trop facilement que ce que nous savons est de beaucoup plus important que ce que nous ignorons encore.
Il faut se faire une conception g?n?rale de ce monde. Toute notre vie morale, toute notre vie humaine s'appuie sur cette conception. Mais une conception g?n?rale de ce monde, qu'est-elle, pour la plus grande part, si on l'examine de pr?s, qu'une conception g?n?rale de l'inconnu? Il n'est pas permis, quand il s'agit d'une id?e aussi grave et dont les cons?quences sont aussi s?rieuses, de prendre celle qui nous pla?t le mieux, qui nous semble la plus imposante ou la plus belle. Nous sommes tenus de choisir celle qui nous para?t la plus vraie ou plut?t la seule vraie, car je ne crois pas que l'homme puisse sinc?rement h?siter entre deux v?rit?s apparentes ou r?elles. Il s'en trouve toujours une qui, ? un moment donn?, lui semble plus vraie que l'autre. Son devoir, dans tout ce qu'il fait, dans tout ce qu'il dit, dans tout ce qu'il pense, dans son art, dans sa science, dans sa vie intellectuelle ou sentimentale, est de se tenir ? celle-l?. Peut-?tre lui sera-t-il impossible de la d?finir. Peut-?tre ne lui apportera-t-elle aucune certitude satisfaisante. Peut-?tre ne sera-t-elle au fond qu'une impression plus profonde, plus sinc?re que les autres. N'importe. Il n'est pas besoin, pour que nous ch?rissions une v?rit?, qu'elle soit irr?cusable ou inattaquable. C'est d?j? beaucoup qu'elle nous ait fait voir que les id?es que nous aimions avant elle n'?taient point d'accord avec l'exp?rience loyale de la vie. Cela suffit pour que nous nous y attachions de toute notre reconnaissance, jusqu'? ce qu'elle subisse le sort qu'elle fit subir ? l'id?e primitive. Le grand mal, celui qui d?truit notre vie morale, et menace l'int?grit? de notre esprit et de notre caract?re, n'est point de se tromper ou d'aimer une v?rit? incertaine, mais de rester fid?le ? ce qu'on ne croit plus enti?rement. <
S'il n'?tait question que de se faire de l'inconnu l'image la plus grandiose, la plus tragique, la plus imposante, la plus ?crasante, nous aurions tort de nous restreindre. Il est certain qu'? bien des points de vue, l'attitude la plus belle et la plus religieuse, en face du myst?re, c'est le silence ou la pri?re, l'acceptation et la crainte. Au premier abord, l'abandon total, l'effroi grave mais contenu, devant une force immense, irr?sistible, inconnaissable, mais attentive, humainement surhumaine, souverainement intelligente, et peut-?tre paternelle, semblent plus dignes, plus sacr?s, qu'une interrogation patiente, minutieuse et tranquille. Mais sommes-nous encore en ?tat, avons-nous encore le droit de choisir? Il ne s'agit plus de la beaut? ou de la grandeur de l'attitude. En face du myst?re comme en face de toute chose et bien plus qu'en face de toute autre chose, il y va non pas de beaut? ou de grandeur, mais de v?rit? et de sinc?rit?. Notre devoir n'est plus de chercher ? conformer les faits ? nos pr?f?rences instinctives, ? notre id?al, mais de nourrir des aspirations assez vastes, assez d?sint?ress?es pour qu'elles soient toujours pr?tes ? s'harmoniser avec tous les faits incontestables. Ce qu'il y avait de beau dans l'agenouillement ou la prosternation, c'est le pass? qui l'y avait mis, ou plut?t ce qui ?tait une v?rit? dans le pass?. Pour nous, peut-?tre n'avons-nous pas une autre certitude, mais nous ne sommes plus p?n?tr?s de la m?me v?rit?. Si nous ne connaissons pas l'inconnu, si nous ignorons ce qu'il est, du moins savons-nous en partie ce qu'il n'est pas; et si nous reprenions l'attitude de nos p?res, nous reprendrions cette attitude devant ce que nous savons qu'il n'est pas. Car, s'il n'est pas absolument ?tabli que l'inconnu ne soit ni attentif ni personnel, ni souverainement intelligent et juste, s'il n'est pas absolument prouv? qu'il n'ait ni la forme, ni les intentions, ni les passions, ni les vices, ni les vertus de l'homme, il est incomparablement plus probable qu'il ignore tout ce qui nous para?t capital dans notre existence. Il est incomparablement plus probable qu'il a peut-?tre r?serv? ? l'esp?ce, dans son plan d?mesur? et ?ternel, une petite place ?ph?m?re, mais que l'action de l'individu le plus puissant, le meilleur ou le pire n'y a pas plus d'importance que n'en eurent, dans l'histoire des continents et des mers, les mouvements ? peine perceptibles de l'obscure cellule g?ologique. S'il n'est pas irr?futablement d?montr? que l'infini et l'invisible ne soient pas aux aguets autour de nous, pesant notre bonheur ou notre malheur, selon les intentions bonnes ou mauvaises de nos actes, guidant pas ? pas nos destins, et organisant, avec l'aide de forces innombrables, les p?rip?ties de notre naissance, de notre avenir, de notre mort et de notre vie d'outre-tombe, d'apr?s des lois incompr?hensibles mais in?luctables, il est incomparablement plus probable que l'invisible et l'infini interviennent ? chaque instant dans notre vie, mais ? titre d'?l?ments indiff?rents, ?normes et aveugles, qui passent sur nous et en nous, nous p?n?trent, nous fa?onnent et nous animent, sans se douter de notre existence, comme le font l'eau, l'air, le feu et la lumi?re. Or, toute notre vie consciente, toute cette vie qui forme notre seule certitude et notre seul point fixe dans le temps et l'espace, repose en somme sur <
Il ne faudrait jamais avoir regret ? ces heures ou une croyance grandiose nous abandonne. Une foi qui s'?teint, un ressort qui se brise, une id?e dominante qui ne nous domine plus parce que nous croyons la dominer ? notre tour, cela prouve que nous vivons, que nous marchons, que nous usons beaucoup de choses parce que nous ne demeurons pas immobiles. Rien ne devrait nous ?tre plus doux que la vue d'une pens?e qui nous a longtemps soutenu et qui ne peut plus se soutenir elle-m?me. Et si nous n'avons rien ? mettre ? la place du ressort bris?, ne nous tourmentons point. Mieux vaut que la place reste vide que d'y laisser un ressort qui se rouille ou d'y introduire une v?rit? nouvelle ? laquelle nous ne croyons qu'? demi. D'ailleurs, la place n'est vide qu'en apparence, et, ? d?faut d'une v?rit? d?termin?e, il y reste tout au fond une v?rit? sans nom qui attend et qui appelle. Et s'il arrive que cette v?rit? attende et appelle trop longtemps dans le vide, que rien ne se forme qui vienne remplacer le ressort enlev?, vous verrez que dans la vie morale, comme dans la vie physique, le besoin cr?era l'organe, et que la v?rit? n?gative finira par trouver en elle la force n?cessaire pour remettre en mouvement les rouages repos?s. Et nous constatons souvent que les vies qui n'ont plus qu'une force de ce genre ne sont pas les moins puissantes, les moins utiles.
Au reste, alors m?me que la croyance s'en irait tout enti?re, elle n'emporterait rien de ce que nous lui avons donn?, et pas un des efforts sinc?res et d?sint?ress?s que nous avons faits pour l'?tendre et l'embellir n'est perdu. Chacune des pens?es que nous y avons ajout?es, chacun des bons sacrifices que nous avons eu le courage de r?aliser en son nom, laisse une empreinte dans notre ?tre moral. Le corps dispara?t, mais le palais qu'il a b?ti reste intact, et l'espace qu'il a conquis ne se referme pas. Or, pr?parer des demeures pour les v?rit?s qui viendront, maintenir en bon ?tat les forces qui devront les servir, faire en soi de l'espace, c'est un travail qui n'est pas st?rile et une oeuvre ? laquelle il ne faut jamais renoncer.
Je pensais ? ces choses, ayant ?t? forc?, l'autre jour, de jeter un coup d'oeil sur divers petits drames que j'ai faits, et o? l'on voit les inqui?tudes, d'ailleurs excusables,--mais qui ne sont plus suffisamment in?vitables pour qu'on ait le droit de s'y complaire,--d'un esprit qui se laisse aller au myst?re. Le ressort de ces petits drames, c'?tait l'effroi de l'inconnu qui nous entoure. On y avait foi, ou plut?t, je ne sais quel obscur sentiment po?tique avait foi , on y avait foi ? des puissances ?normes, invisibles et fatales, dont nul ne devinait les intentions, mais que l'?me du drame supposait malveillantes, attentives ? toutes nos actions, ennemies du sourire, de la vie, de la paix, de l'amour. Peut-?tre ?taient-elles justes, au fond, mais seulement dans la col?re, et elles exer?aient la justice d'une mani?re si souterraine et, si tortueuse, si lente, et si lointaine, que leurs ch?timents,--car elles ne r?compensaient jamais,--prenaient l'apparence d'actes arbitraires et inexplicables du destin. En un mot, c'?tait un peu l'id?e du Dieu des chr?tiens m?l?e ? celle de la fatalit? antique, refoul?e dans la nuit imp?n?trable de la nature, et, de l?, se plaisant ? guetter, ? d?jouer, ? d?concerter, ? assombrir les projets, et le bonheur des hommes.
Cet inconnu prenait le plus souvent la forme de la mort. La pr?sence infinie, t?n?breuse, sournoisement active de la mort, remplissait tous les interstices du po?me. Au probl?me de l'existence il n'?tait r?pondu que par l'?nigme de son an?antissement. D'ailleurs, c'?tait une mort indiff?rente et inexorable, aveugle, t?tonnant au hasard, emportant de pr?f?rence les plus jeunes et les moins malheureux, simplement parce qu'ils se tenaient moins immobiles que les autres et que tout mouvement trop brusque dans la nuit attirait son attention. Il n'y avait autour d'elle que de petits ?tres fragiles, grelottants, ?l?mentaires, qui s'agitaient et pleuraient un moment au bord d'un gouffre, et les paroles prononc?es, les larmes r?pandues ne prenaient d'importance que de ce qu'elles tombaient toutes dans ce gouffre, et qu'il arrivait parfois que l'une d'elles y retentissait d'une certaine fa?on qui permettait de croire que l'ab?me ?tait vaste parce que le bruit qu'on y faisait ?tait confus et sourd.
Il n'est pas d?raisonnable, mais il n'est pas salutaire d'envisager de cette fa?on la vie, et je n'en aurais pas parl? si l'on ne voyait pas, d?s qu'arrive la moindre infortune, que cette conception ou une conception de ce genre est, au fond, celle de la plupart des hommes, de ceux-l? m?mes qui semblent le plus rassur?s et le plus r?fl?chis. ?videmment, par un certain c?t?, malgr? tout ce que nous apprendrons, malgr? toutes les conqu?tes que nous ferons et toutes les certitudes que nous acquerrons peut-?tre, nous serons toujours de petits ?tres ch?tifs et inutiles, vou?s ? la mort et livr?s aux caprices des forces n?gligentes et d?mesur?es qui nous enveloppent. Nous paraissons un moment dans l'espace sans bornes, et n'avons d'autre mission appr?ciable que la propagation d'une esp?ce qui elle-m?me n'a aucune mission certaine, dans l'organisme d'un univers dont l'?tendue et la dur?e ?chappent ? l'imagination la plus puissante et la plus t?m?raire. C'est l? une v?rit?, une de ces v?rit?s profondes mais inactives que le po?te peut saluer en passant, mais pr?s desquelles l'homme aux mille devoirs qui vit dans le po?te ne doit pas s'arr?ter trop longtemps. Il y a ainsi une foule de v?rit?s grandes et v?n?rables dans le domaine desquelles il n'est pas bon de s'endormir. Les v?rit?s sont si nombreuses autour de nous que l'on peut dire que la plupart des hommes, et les plus m?chants m?me, ont pour conseil et pour guide une grave et respectable v?rit?.
Oui, c'est une v?rit? et, si l'on veut, c'est la plus vaste et la plus certaine des v?rit?s, que notre vie n'est rien, que l'effort que nous faisons est d?risoire, que notre existence, que l'existence de notre plan?te n'est qu'un accident mis?rable dans l'histoire des mondes; mais c'est une v?rit? aussi que notre vie et que notre plan?te sont pour nous les ph?nom?nes les plus importants, et m?me les seuls importants dans l'histoire des mondes. Laquelle est la plus vraie? La premi?re d?truit-elle n?cessairement la seconde, et sans la seconde aurions-nous la force de formuler la premi?re? L'une s'adresse ? notre imagination et peut nous faire du bien dans son domaine, mais l'autre int?resse directement notre vie r?elle. Il convient que chacune ait sa part. L'essentiel n'est pas de s'attacher ? la v?rit? qui est peut-?tre la plus vraie au point de vue universel, mais ? celle qui est certainement la plus vraie au point de vue humain. Nous ignorons le but de l'univers et si les destin?es de notre esp?ce lui importent ou non; par cons?quent, l'inutilit? probable de notre vie ou de notre esp?ce est une v?rit? qui ne nous regarde qu'indirectement et qui reste pour nous en suspens. Au lieu que l'autre v?rit?, celle qui nous donne conscience de l'importance de notre vie, est sans doute plus ?troite, mais nous touche actuellement, imm?diatement et incontestablement. Nous aurions tort de la sacrifier ou de la subordonner ? une v?rit? ?trang?re. Certes, il nous est permis de ne pas perdre de vue la premi?re, elle soutiendra et ?clairera la seconde, nous apprendra ? ne pas ?tre son esclave vaniteux et born? et ? tirer profit de tout ce qu'elle n'embrasse point. Mais si elle nous d?courage et nous paralyse, c'est que nous ne nous rendons pas suffisamment compte de la place immense mais tr?s pr?caire qu'elle occupe dans la r?gion des v?rit?s importantes, car elle d?pend d'un grand nombre de probl?mes qui ne sont pas encore r?solus, tandis que les probl?mes dont d?pend la seconde sont r?solus ? chaque instant par la vie m?me. C'est aussi qu'elle est encore dans la p?riode f?brile et dangereuse par laquelle passent toutes les v?rit?s qui p?n?trent en notre intelligence. Je veux dire la p?riode de jalousie et d'intransigeance qui fait qu'elles ne peuvent rien supporter autour d'elles. Il faut attendre alors que la fi?vre s'apaise, et si la demeure que nous leur avons pr?par?e dans notre esprit est r?ellement saine et vaste, le moment ne tardera pas ? venir o? les v?rit?s les plus contradictoires ne verront plus autre chose que le lien myst?rieux qui les unit, et s'accorderont en silence pour mettre au premier rang, aider et soutenir celle d'entre elles qui a continu? tranquillement sa besogne pendant que les autres s'effaraient, celle qui peut faire le plus de bien et qui apporte le plus d'espoir.
A l'heure pr?sente, rien n'est plus singulier que le d?sarroi qui trouble nos instincts et nos sentiments, et parfois m?me nos id?es--? moins d'excepter nos moments les plus lucides et les plus r?fl?chis--d?s qu'il s'agit de l'intervention de l'inconnu ou du myst?re dans les ?v?nements r?ellement graves de notre vie. On y trouve, dans ce d?sarroi, des sentiments qui ne r?pondent plus ? aucune id?e vivante, pr?cise et accept?e, par exemple ceux qui ont rapport ? l'existence d'un Dieu bien d?termin?, plus ou moins anthropomorphe, attentif, personnel et providentiel. On y trouve des sentiments qui sont encore ? demi des id?es, par exemple ceux qui ont rapport ? la fatalit?, au destin, ? la justice des choses. On y trouve aussi des id?es qui sont en voie de devenir des sentiments, par exemple celles qui ont rapport au g?nie de l'esp?ce, aux lois de l'?volution et de la s?lection, ? la volont? de la race, etc. On y trouve enfin des id?es qui sont purement des id?es, et trop incertaines, trop ?parses pour qu'on puisse pr?voir le moment o? elles se transformeront en sentiments, et o? elles auront, par cons?quent, une influence s?rieuse sur notre mani?re d'agir, d'accepter la vie, et d'?tre heureux ou malheureux.
On ne se rend pas compte de ce d?sarroi dans la vie, parce que d'ordinaire elle ne s'exprime pas, ne prend pas la peine de pr?ciser ? l'aide d'une formule ou d'une image la conscience de ce qu'elle ?prouve. Mais il est tr?s visible chez tous ceux qui assument la mission de repr?senter la vie r?elle, de l'expliquer, de l'interpr?ter et de mettre en lumi?re les causes secr?tes des bonnes ou des mauvaises destin?es; je veux dire chez les po?tes, et surtout les po?tes qui s'occupent le plus directement de la vie ext?rieure et active, les po?tes dramatiques; peu importe d'ailleurs qu'il s'agisse de romans, de trag?dies, de drames proprement dits ou d'?tudes historiques, car je prends les mots po?tes et po?tes dramatiques dans le sens le plus large.
Il faut l'avouer, c'est une grande force pour le po?te ou pour l'interpr?te de la vie, surtout pour le po?te dramatique, qu'une id?e dominante et pour ainsi dire exclusive, et cette force est d'autant plus in?puisable, tient dans le po?me une place d'autant plus consid?rable, que l'id?e dominante est plus myst?rieuse, qu'il est plus difficile de la contr?ler ou de la d?finir. Cela, d'ailleurs, est tr?s l?gitime, tant que le po?te n'a pas le moindre doute sur la valeur de son id?e dominante, et de tr?s bons po?tes ne se sont jamais interrog?s sur ce point, n'ont pas dout?, n'ont pas h?sit?. Voyez par exemple la place ?norme qu'occupe l'id?e du devoir h?ro?que dans les trag?dies de Corneille, la foi absolue dans les drames de Calderon, la tyrannie du destin dans les po?mes de Sophocle.
L'id?e du devoir h?ro?que est plus humaine et moins myst?rieuse, que les deux autres, et bien qu'elle soit beaucoup moins f?conde qu'elle n'?tait au temps de Corneille , on peut encore, dans certaines circonstances imaginables, y avoir recours.
Mais quel po?te moderne trouvera dans une foi qui, chez les plus croyants, n'est plus qu'un souvenir vacillant, la puissance et l'inspiration qu'y trouvait Calderon pour faire du Dieu des chr?tiens l'acteur auguste et invisible, mais partout pr?sent, et partout souverain de ses drames? Et la tyrannie du Destin, de la force inflexible, qui pousse tel homme, telle famille, par tels chemins, vers tel malheur, vers telle mort, qui de nous peut raisonnablement l'accepter dans une vie que nous voyons soumise, il est vrai, ? bien des forces inconnues, mais dont les plus sages parviennent ? ?viter, dans une certaine mesure, les chocs les plus malfaisants, et qui semblent, en tout cas, aveugles, indiff?rentes, inconscientes? Nous est-il encore permis de supposer qu'il existe, dans l'univers, une puissance assez mis?rable, assez oisive, pour s'occuper uniquement ? chagriner, ? ?tonner les projets et les entreprises de l'homme?
On a ?galement us? d'une troisi?me force myst?rieuse et souveraine, qui est la Justice immanente. Mais il faut remarquer que ce postulat de la justice immanente proprement dite, on n'a jamais os? s'en servir que dans les pires oeuvres d?nu?es de tout souci de vraisemblance et de r?alit?. Affirmer que le mal est n?cessairement et visiblement puni, que le bien est n?cessairement et visiblement r?compens? dans cette vie, cela est trop manifestement contredit par l'exp?rience quotidienne la plus ?l?mentaire, pour qu'un po?te v?ritable ait jamais pu trouver dans ce r?ve arbitraire et inconsistant le point d'appui qu'il fallait ? son travail. D'autre part, si on remet ? une vie ult?rieure le soin des r?compenses et des ch?timents, on rentre par un sentier d?tourn? dans le domaine de la justice divine. Si enfin, la justice immanente n'est pas invariable, permanente, in?vitable, infaillible, ce n'est plus qu'un caprice bienveillant et extraordinaire du destin; et d?s lors, ce n'est pas la justice, ce n'est plus m?me le destin, ce n'est plus qu'un hasard, c'est-?-dire presque rien.
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