Read Ebook: Jean de Kerdren by Schultz Jeanne
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page
Ebook has 1403 lines and 59855 words, and 29 pages
Sa figure, sans ?tre r?guli?rement belle, ?tait cependant remarquable. Son front, un vrai front de Breton, bien carr?, et o? on lisait la t?nacit? en gros caract?res, accusait en m?me temps une intelligence que ses compatriotes n'ont pas coutume d'avoir ? un tel degr?; et les sourcils qui le traversaient, un peu rudes et un peu touffus, ?taient tr?s purs de forme.
Le nez assez long, avec des ailes tr?s relev?es et toujours fr?missantes, donnait l'id?e d'une perp?tuelle activit? d'esprit; de quelque chose de chercheur, de toujours en ?veil.
La coupe de figure, gr?ce aux favoris d'ordonnance, rappelait celle de la moyenne des officiers de marine. La bouche, d'une extr?me fermet?, ?tait garnie des plus belles dents qu'on puisse voir, et souriait, quand elle voulait bien sourire, avec un charme qui tranchait bizarrement sur ce fond hautain.
Les yeux, enfin, qui ? eux seuls auraient rendu beau un visage disgraci?, ?taient une flamme perp?tuelle.
Largement fendus, en yeux qui ne craignent pas de se montrer, ils refl?taient en quelques instants une telle vari?t? d'impressions que leur nuance en paraissait chang?e, et qu'ils semblaient poss?der une gamme de tons partant du noir absolu pour arriver ? des reflets bleu?tres, ? mesure que l'?nergie un peu sauvage du premier regard s'adoucissait successivement. Aussi faisaient-ils songer ? l'aigle, au lion, au soleil, ? tout ce qui ne se fixe pas ais?ment enfin, et quand on voyait le teint brun un peu dor? du jeune homme, on ?tait tent? de se demander s'il ne s'?tait pas br?l? lui-m?me ? ses propres rayons.
Au moral, c'?tait un m?lange curieux des signes caract?ristiques de sa race, et d'autres sentiments plus modernes.
L'orgueil et la t?nacit? l?gendaires se retrouvaient chez lui ? un point extr?me, et la devise de Kerdren:
Kerdren devant Jamays ne lasche,
lui convenait aussi bien qu'? qui que ce f?t de sa maison; seulement sa fiert? diff?rait un peu de celle de ses p?res, en ce qu'il n'avait nulle morgue vis-?-vis de son entourage, et ?tait encore plus fier d'?tre Fran?ais que Kerdren. Or, c'?tait un pas qu'on n'avait point fait jusqu'? lui.
Rest? orphelin apr?s la guerre de 1870 d'o? son p?re n'?tait pas revenu, Jean avait pass? les premi?res ann?es de sa vie dans un travail soutenu et toujours solitaire; de sorte qu'? dix-huit ans, en entrant ? l'?cole polytechnique, il avait ce caract?re qu'il s'?tait fait ? lui tout seul, fier, entier, brave, et un peu taciturne. Ces deux ann?es de vie commune avec cette jeunesse remuante et joyeuse lui avaient donn? la note de gaiet? qui manquait ? son esprit; mais il avait pris cet entrain qui lui arrivait tardivement, d'une fa?on particuli?re, et comme une sorte de provision qu'on met ? part.
De temps en temps, il entr'ouvrait la porte de sa cachette, et nul n'avait alors plus de gaiet? et n'?tait plus amateur de folies quelles qu'elles fussent; puis tout ? coup, c'?tait fini, et on osait ? peine se souvenir en face de ce visage s?rieux du moment pr?c?dent.
Avec cela le camarade le plus obligeant, l'ami le plus s?r, il offrait assez de contradictions et de m?langes singuliers pour qu'on p?t comprendre la r?putation d'extr?me originalit? qu'il avait dans le monde.
Sorti de l'?cole ? vingt ans, il ?tait pass? de l? directement sur le pont d'un navire, et avait sollicit? depuis lors embarquement sur embarquement. Apr?s son amour pour son pays et sa tr?s haute id?e des Kerdren, sa troisi?me passion, c'?tait la mer. Depuis tout petit, elle ?tait sa fascination, son amie, sa po?sie.
Seuls, ceux qui ont v?cu sur les c?tes peuvent se rendre compte de la place immense que tient la mer dans l'esprit de ceux qui habitent ses bords. Elle est tout pour ces hommes, non seulement parce qu'elle les nourrit, mais parce qu'ils l'aiment.
Aussi faut-il voir avec quel d?dain ils parlent des paysans de l'int?rieur, des <
Ils s'estiment cent pieds au-dessus, et ne se g?nent pas pour le dire.
Cette mort toujours possible ne les d?tache m?me pas. Apitoy?s sinc?rement par les victimes de la veille, ils n'en repartent pas moins confiants le lendemain. Leur bateau ? eux est si bon, et la Vierge est si puissante!
L'impression ressentie avec tant de vivacit? par des gens sans ?ducation devait ?tre naturellement plus forte encore dans un esprit de la trempe de celui de Jean; aussi avait-il vou? ? la mer, depuis tout enfant, une adoration qui n'avait fait que s'accro?tre avec les ann?es.
Cette grande chose lui semblait digne d'aller de pair avec lui; il la comprenait dans ses fureurs, et il admirait la fa?on dont elle se lan?ait sur les roches et sur les falaises.
En revanche, il l'aimait un peu moins quand elle se calmait; il lui en voulait, disposant de tant de force, de se faire tout ? coup aussi paisible qu'un petit lac, et de venir baigner d'une fa?on caressante les m?mes choses qu'elle heurtait si rudement la veille.
Dans l'ardeur de ses quinze ans, il en ?tait pour la temp?te perp?tuelle!... Cependant il ne lui tenait pas longtemps rigueur, et blotti dans un creux de rocher, il se laissait bercer par ses chants comme par ses hurlements.
Parfois, il lui faisait ses confidences, et pas un ?tre au monde ne pouvait se vanter d'avoir entendu de la bouche de Jean autant de choses intimes que cet Oc?an qui ?tait le bizarre et presque l'unique compagnon de sa jeunesse.
Son go?t pour les jours de gros temps lui ?tait toujours demeur?, et ? l'heure pr?sente, quand il voyait les vagues bondir autour de son navire comme jadis sur les roches de Kerdren, quand surtout, ? force de sang-froid et d'habilet?, il restait le ma?tre dans sa lutte contre les ?l?ments, il sentait en lui un tressaillement de joie. Mais en m?me temps au fond du coeur il plaignait son amie de s'?tre laiss? battre, il lui semblait qu'elle devait en ?tre humili?e, et il lui prenait des envies de lui parler comme jadis pour la consoler.
Jamais il n'?tait plus heureux que pendant ses quarts de nuit; alors qu'il se voyait l? bien seul avec les ?toiles et l'eau, debout sur la passerelle, et ses yeux per?ant l'obscurit?. Il se comparait comme dans ses r?ves d'enfant au g?nie de la mer, et r?p?tait volontiers avec les pirates d'autrefois:
La temp?te nous m?ne o? nous voulons aller, Et l'ouragan est la voile de nos bateaux.
Faut-il s'?tonner qu'avec un semblable caract?re il pr?f?r?t le pont de son navire ? tout autre lieu, et n'e?t v?cu dans le monde qu'accidentellement et en passant?
Ce n'?tait pas qu'il y f?t gauche ou mal ? l'aise; son nom lui donnait droit de cit? partout, et son aisance de gentilhomme lui assurait partout aussi un accueil flatteur, mais il s'y plaisait peu en g?n?ral.
Il lui arrivait cependant, au milieu d'un cercle intime, de se laisser aller ? sa plus joyeuse humeur; il aurait alors d?rid? le remords lui-m?me, r?put? pourtant le plus triste des personnages. Il se chargeait de tout, organisait avec son imp?tueuse activit? les parties, les com?dies, les d?guisements les plus burlesques; mais comme ses cong?s ?taient toujours fort limit?s, l'ordre d'embarquer arrivait; or, l? devant rien ne tenait, en un clin d'oeil le marin reparaissait; il bouclait sa valise, partait ? la h?te, il semblait qu'il n'arriverait jamais assez t?t, et on en avait pour trois ans avant de jouer la com?die si on voulait attendre M. de Kerdren.
Si, dans ces rapides occasions, Jean avait fait quelques passions, il ne paraissait pas qu'il en e?t ?prouv? de son c?t?, et l'entrain avec lequel il repartait chaque fois t?moignait de sa parfaite libert? de coeur et d'esprit.
Sa r?solution hautement avou?e ?tait de ne se marier jamais. Aimant sa profession comme il l'aimait, il la regardait assez justement comme incompatible avec la vie de famille. <
Comme on le sait d'ailleurs, par suite de son genre de vie, Jean, enfant et jeune homme, avait vu fort peu de femmes de la soci?t? dans son entourage; il en r?sultait qu'il les connaissait assez mal et les regardait volontiers comme plus d?licates et plus fr?les qu'elles ne le sont en r?alit?. Elles lui faisaient l'effet de jolis objets de luxe qu'il faut des soins infinis, beaucoup de coton et des m?nagements de tous genres pour garder ou transporter; et ce m?tier d'emballeur lui semblait peu enviable.
Il y avait bien cependant dans l'histoire de sa famille des souvenirs qui lui montraient des h?ro?nes n'ayant rien des faiblesses de ce genre; mais leur sang ?tait le sang des Kerdren, et tout s'expliquait par l?.
On sait en quoi consiste le divertissement de ce premier jour de carnaval et quel aspect unique donnent ? la ville les d?guisements qui y fourmillent.
Du plus pauvre au plus riche, le branle est donn?, et non seulement parmi les ?trangers venus pour s'amuser, mais chez les habitants m?mes.
Papier ou soie, chacun a fait selon sa bourse; mais chacun se d?pense individuellement, criant, riant, se tr?moussant, et de l? r?sulte cette prodigieuse animation, cet entrain endiabl? qui gagnent tous ceux qui en sont t?moins sans qu'ils puissent savoir comment.
Ce n'est pas un spectacle ordonn? ? l'avance, ce sont des gens qui s'amusent follement pour leur compte, et qui au bout de dix minutes vous donnent l'envie irr?sistible d'en faire autant.
Jet?s ? la pelle des voitures sur les pi?tons, des balcons sur toute la foule, c'est une nu?e comparable seulement aux sauterelles d'?gypte.
Au bout de deux heures, le sol en est jonch?, les chevaux y enfoncent leurs sabots, et les voitures semblent avoir quatre roues de moulin, broyant sans rel?che une farine gris?tre.
Sur tout cela un soleil ?clatant qui change en poudre d'or cette poussi?re aveuglante, une bonne humeur et une convenance ? d?concerter la police, et au travers de cette brume artificielle des quiproquos, des rencontres, des visions fantastiques, avec le myst?re du masque et l'attrait de l'inconnu pour excitants.
La f?te battait son plein.
Arr?t?s au coin d'une rue, trois jeunes gens, ou ce qu'on avait le droit de supposer tels, sous l'enveloppe luisante qui affirmait des marsouins gigantesques, tenaient conseil.
Debout, en face d'eux, sur des tr?teaux ?tablis ? la diable, et qui faisaient trembler pour la s?ret? de leur possesseur, un grand domino captivait la foule.
Appuy? contre une caisse de confetti qui lui allait ? mi-corps, une pelle dans chaque main, il s'escrimait sans rel?che, et la vivacit? de ses mouvements, ses ripostes aux lazzi qui montaient, faisaient de ce si?ge qu'il soutenait ? lui seul une sc?ne fort plaisante.
Seulement, conjectures et indiscr?tions restaient vaines. Le capuchon du domino rabattu comme celui d'un chartreux enveloppait toute la t?te d'une ombre myst?rieuse, et les curieux, cribl?s litt?ralement, passaient leur chemin le dos rond, pendant que les marsouins, d?sormais convaincus, s'avan?aient ? leur tour.
Mais avec une attention ?gale ? la leur, le domino avait suivi leur marche, et s'armant d'un grand seau d?pos? ? ses pieds, il l'emplit jusqu'aux bords, et tant sur le trio que sur la foule ahurie, lan?a ? la vol?e, une fois, deux fois, dix fois, tout ce que contenait son formidable r?cipient.
Un m?lange de cris et de rires s'?leva comme une temp?te, et un des jeunes gens si vertement accueillis sauta d'un bond sur les tr?teaux et plongea ses deux mains dans la caisse en criant au domino:
--Part ? deux, Kerdren, hein?
--Part ? tout seul si tu veux, r?pondit-il en renversant son capuchon et en faisant le geste de s'?venter, je n'en peux plus. Voil? une heure que je joue le r?le de robinet pr?s de ce r?servoir sans arriver ? l'?puiser: je veux marcher dans le tas.
Et comme ? peine le pied ? terre, il voyait les convoitises allum?es autour de son ?tablissement:
--Monte ici, gamin, cria-t-il, en prenant par la ceinture un enfant qui le regardait: pelle, seau, confetti, tout est ? toi!
Puis sans attendre un remerciement qui ne paraissait pas formulable au petit avec des mots ordinaires, il passa son bras sous une des nageoires arrondies que lui tendait son ami, et tous quatre s'?loign?rent d'un pas rapide.
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page