Read Ebook: De Napoléon by Suar S Andr
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page
Ebook has 102 lines and 9474 words, and 3 pages
Produced by: Laurent Vogel
PREMIER CAHIER DE LA QUATORZI?ME S?RIE
SUAR?S
de Napol?on
CAHIERS DE LA QUINZAINE p?riodique paraissant tous les deux dimanches
PARIS 8, rue de la Sorbonne, au rez-de-chauss?e
QUELQUES OEUVRES
SUAR?S
aux CAHIERS DE LA QUINZAINE, 8, rue de la Sorbonne:
? l'OCCIDENT, 17, rue ?bl?:
chez CALMANN-L?VY, ?diteur:
chez ?d. CORN?LY, 101, rue de Vaugirard:
chez ?MILE-PAUL, ?diteur, 100, faubourg Saint-Honor?:
SUAR?S
DE NAPOL?ON
Le monde est plein de son nom, et pour longtemps encore, il semble plein de son oeuvre. Il a ?puis? la gloire de l'homme qui veut et qui r?gne.
Napol?on est le souverain spectacle de l'action. Comme elle, odieux et admirable. Mais la grandeur emporte tout. Et ceux qui ont l'?me puissante, pardonnent tout ? la puissance. Toute sorte de contradictions en lui, mais toutes accord?es. De l? qu'on le hait et qu'on l'admire. La France n'a pas cess? d'en ?tre vaine, comme une femme qui a eu pour ?poux le ma?tre de tous les hommes. Elle ne peut penser ? lui sans fr?mir; et dans son fr?missement, autant qu'elle le regrette, elle a peur de lui, elle a peur du regret qu'elle garde.
Il est tout ce qu'on veut, bourgeois et jacobin, peuple et soldat, empereur des l?gions, pr?fet des pr?fets, grand pontife des diverses ?glises. Mais quand il sera dieu, il est toujours chef de bande. Tous les hommes de guerre admirent en lui le ma?tre de la guerre, le prince des g?n?raux. Le g?nie des armes est le sien: non pas le torrent des invasions, mais l'art achev? de la manoeuvre, et le po?te sans ?gal de la strat?gie. A l'?tat et ? la paix, il a donn? les formes de l'arm?e et de la guerre. Il a la passion de l'unit?: tel est le g?nie de l'homme seul, sans liens profonds qu'? soi m?me.
Il est l'homme de la R?volution: il est donc l'homme du destin. Il accomplit l'oeuvre ?norme que la R?volution lui pr?pare. Il est pareil, avec sa grosse t?te d'enfant boudeur, au marmot qui rassemble les morceaux du jeu. La R?volution lui a jet? en tas les pierres, les poutres neuves, et les d?bris; il s'empare du chantier, et il b?tit la maison aux deux ailes de bourse et de caserne. Et des arcs de triomphe ouvrent toutes les avenues.
Bonhomme en famille, et faible m?me avec les siens, fid?le ami, il para?t sans coeur comme la R?volution. Parvenu comme celle, comme elle toute raison. D'ailleurs, se servant de la raison sans scrupules, il y asservit tout ce qui le g?ne. Il pense: la raison, c'est moi. Et voil? les crimes de l'ordre et la raison d'?tat.
Ils disaient de lui: l'Usurpateur. Mais rien de plus fort ne peut ?tre dit du conqu?rant, quand on refuse pu?rilement de lui donner son nom. Le pouvoir l?gitime ne doit, d'abord, sa tranquillit? et son usage qu'? la faiblesse des hommes. Celui qui usurpe la puissance est celui qui la m?rite, s'il la garde: il est l'homme seul qui a os?. Il n'y a rien de plus beau sous le ciel que l'homme qui ose. Celui-l? qui est assez hardi pour fonder son droit sur sa puissance, celui-l? du moins a plus que le pouvoir: il a l'autorit?.
C'est pourquoi, lui qui est la force, il est l'ordre aussi; et l'ordre bien plus m?me que la force; car l'ordre est le second ?ge de la force, et tout le bl? de l'?pi.
On le croit Italien, parce qu'il ne peut pas prononcer les <>. On le dit Toscan, parce qu'il y a eu des Buonaparte ? San Miniato. D'ailleurs, on en trouve ? Tr?vise et ? Udine. Mais, certes, Napol?on est le moins v?nitien des fils de la M?diterran?e. Que lui importe la volupt?, et la chair? et les femmes?
Il vit de haricots et de vin rouge. Un peu de caf?. Il ne fume pas. Il prise, pour occuper ses doigts, regardant sa belle main courte et grasse. Il ne lui faut, en tout ce qui regarde la chair, que des en-cas. Il sait dormir quand il veut, moyennant quoi il se passe presque de sommeil. Il sait ?tre amant ? l'heure dite: on lui pr?pare, dans les capitales vaincues, une femme et un souper. Il exp?die le souper en un demi-quart d'heure; la femme, en six minutes.
Une fois, il a aim? de passion: il avait vingt-sept ans, et venait d'avoir la gale. Avoir la gale est une bonne entr?e de jeu: la peau flambe. L'ambition est une autre esp?ce de gale, o? le coeur d?mange ? jamais. En ce premier amour, Bonaparte se venge d'avoir trop attendu la fortune et la gloire. Il se venge d'avoir pens? se faire Turc. La cr?ole m?re, ? mi chemin entre la femme galante et la marquise, sans t?te, sans moeurs, sans esprit, a tout, le charme de l'idole charnelle. Elle a le go?t des parfums et de la toilette. Elle se couvre de dentelles et de soie. Elle est gourmande. Elle jacasse ? bout de branche, sur le cocotier des ?les, l'arbre chaud du plaisir. Elle s'adore. Et lui, le chaste ambitieux aux joues creuses, le lion maigre, il croit tenir en elle tout le raffinement de l'ancien monde. Cet homme qui ne d?pense rien pour sa table, rien pour ses habits, rien pour rien enfin, s'imagine de poss?der, en cette femme, tout ce qui tente les autres et tout ce qu'il d?daigne: il s'empare du luxe et de la chair; il croit jouir en elle de toutes les folies: peut-?tre m?me jouit-il d'?tre dupe.
Sans doute, parler du Corse, c'est nommer Napol?on: il faut encore le peindre. La Corse ? fait toute sa lign?e maternelle. Mais la terre a ses secrets, m?me si elle fuit tout. Les Corses ne sont pas tous des Bonaparte, si chaque Corse se reconna?t en lui.
La Corse est une nation antique, et plus antique m?me que Rome ou l'Italie du treizi?me. Rien de Grec en elle. Mais elle a l'odeur profonde de l'Orient. En mer, par la nuit d'?t?, le parfum de la Corse enivre les narines, comme la tunique de la Sulamite d?ploy?e. C'est une senteur de c?drat et de myrrhe, d'encens, de thym et de cypr?s: plus douce que la fleur d'oranger, plus chaude que l'oeillet, plus fra?che que les ?pices, comme si une source coulait sur le bois de santal et le clou de girofle. Dans son exil d'Elbe, chaque soir, le vent d'Ouest portait l'odeur vivante de la Corse ? Napol?on, tourn? vers le couchant. Et, fermant les yeux, il s'en laissait hanter; il s'en faisait bercer; car ce parfum roucoule, pareil ? la tourterelle, qui va et vient, et qui enveloppe le solitaire aux ?coutes, de son aile ? la fois et de son doux g?missement.
La Corse est une Ph?nicie villageoise, au g?nie punique. Le clan est l'?me de la Corse. Ils vivent par clans, comme il y a trente si?cles. Ils ont la morale du clan, qui est le respect de la force: toujours fid?les au plus fort. Et le plus fort est le plus intelligent. Ce peuple v?n?re l'intelligence comme le Juif ou l'Arabe. Pour lui comme pour eux, dans l'intelligence, il y a le succ?s, la ruse et le juste, l'excuse de la perfidie, au besoin, et l'usage l?gitime de la violence. Ainsi, la vengeance n'est pas un droit, mais un devoir; et jamais le clan n'y manque.
Le Corse est le cousin du G?nois, mais non de l'esp?ce latine qu'on pr?tend. Les Ligures, grands hommes d'action en tout ordre, depuis Jules II jusqu'? Massini, marins de naissance, pleins d'astuce et de ressource, volontaires et rus?s, fourbes parfois et souvent proph?tes, anim?s de l'esprit qui devance les temps, et qui les pr?cipite sus aux actes, ils sont Romains par la culture et l'?lection, non pas d'instinct ni d'origine.
Ligure, Corse, Napol?on a le g?nie punique dans toute sa puissance. C'est le Carthaginois consul de Rome. C'est le nouvel Annibal, l'?p?e dans une main, et de code dans l'autre.
Napol?on est l'homme du clan; mais son clan est le noyau du monde. ?go?ste comme la conqu?te, comme la possession de la toute-puissance, ?go?ste au point qu'il ne para?t plus l'?tre. Car il est seul de son bord; et sur l'autre, tout le reste des hommes, la mati?re o? travaille sa volont?. Il traite la R?volution, la France, et l'Europe comme un village alli?, ou un village ennemi qu'il a conquis pour sa famille. Quand l'Europe lui ?chappe, il lui reste la France; quand la France, les d?bris de la grande arm?e; quand l'arm?e, l'?le d'Elbe; et quand l'?le d'Elbe, ses ge?liers dans l'enfer de Sainte-H?l?ne. Et l? m?me, il fait main basse sur la post?rit?. Nature na?ve dans l'amour de soi jusqu'? la simplicit?. Cette simplicit? nourrit la force. Ma?tre du monde, le dieu du clan fait figure de grand bourgeois, tant il administre avec une parfaite ?conomie son empire et son Olympe de gloire.
Simplicit? qui d?concerte l'analyse: le moi plus fort et plus plein, plus continu que tous les ?l?ments qui le composent. Tout lui est objet, ? prendre, ? manger, ? garder ou ? briser: c'est l'id?e d'un enfant qui joue avec la vie universelle, ne doutant jamais de soi, et par l? donnant cr?dit ? toutes choses; car les choses ne sont rien que par rapport ? l'usage qu'il en fait. Magnifique simplicit?, toute contraire ? celle de l'artiste! Comme il pense, il se d?cide: il prend parti, comme il prend contact: jamais il ne s'oublie. Jamais il ne sort de sa ligne. Il est le ch?ne corse, qui peut croire toute la terre faite uniquement pour ses racines, et le ciel uniquement pour lui dispenser le soleil et la pluie. Jamais homme ne fut si peu de l'Occident. Il n'?tait pas vuln?rable ? la t?te ou au coeur, ni m?me au talon, comme tous ceux que le r?ve a tremp?s, d?s la naissance, dans la vague atlantique.
Soit. Et, du moins, qu'on regarde en face les moyens de la conqu?te! Ah, qu'on ne marchande jamais ? la victoire, le droit d'?tre ?go?ste: car la victoire est la seule charit? de l'action.
O? donc est l'unit? de cet homme, en qui l'unit? est si forte? On est ma?tre dans l'action, ? la mesure o? l'on est un. Nul n'en a l'instinct plus que lui, le grand Punique.
Napol?on est L'HOMME DE LA VALEUR, en tout ordre, en tout lieu, en tout temps.
Personne n'a connu comme lui la valeur de tout objet, de toute id?e, et de tout acte. Il est une prodigieuse machine ? peser des valeurs, hommes et ?v?nements. Peser, penser. Il place tout sur ses balances, et il n'a que faire de ce qui ne s'y laisse pas placer. Il n'est pas math?maticien: il est l'arithm?tique incarn?e. Au soir de Friedland, vingt mille morts, soixante mille bless?s, c'est lui qui dit: <
La guerre, calcul des masses, est le calcul supr?me des valeurs, dans l'ordre des corps.
Celui qui commande ? la guerre, commande ? tous les march?s. Il r?gne sur les valeurs de la mati?re; il donne l'?talon l?gal ? toutes. C'est pourquoi le plus grand des hommes n?s pour peser les valeurs et les fixer, Napol?on, est aussi le plus grand des hommes de guerre. Il a tout engag? dans la guerre, quand il l'a fallu; et depuis Napol?on, ? la guerre il y va, pour un peuple, de la vie et de la mort. La guerre est l'op?ration qui les enferme toutes: elle est le m?tre temporel entre les int?r?ts et les nations.
Ce grand juge de la valeur, en conqu?rant qui a besoin de la vie des autres hommes, devait faire de la valeur militaire la valeur par excellence. Et le courage, en effet, est la plus haute valeur ? ses yeux. Le chef de guerre n'est rien sans la valeur des soldats: voil? le pire ennui pour Alexandre.
Ce n'est pas ? leur vie qu'il tient, mais au don qu'ils savent lui en faire. Napol?on en est donc avare et tr?s sagement m?nager. Il sait qu'il d?pend ?troitement de ceux qui veulent bien mourir pour lui. Napol?on pardonnait tout au courage. Il n'a rien tant ha?, dans ses lieutenants devenus princes, que l'attachement ? la vie et aux biens. Il ne concevait pas que ces forts parvenus, ? quarante-cinq ans et ? cinquante, ne voulussent plus risquer leur vie et tous les biens de la vie sur un coup de d?, comme ils avaient fait ? trente ans, pour acqu?rir la gloire et la fortune.
Le chef de guerre sp?cule sur les hommes: ils sont la mati?re premi?re de son jeu. Mais si le bl?, le sucre, la laine, l'or et le cuivre se laissent toujours faire, il arrive que les hommes se refusent. Les m?mes se font toujours tuer, jusqu'au jour o? ils sont morts en effet: le jour aussi o? ils se retirent de la partie et veulent vivre.
A force de manier les valeurs, Napol?on a oubli? que la valeur humaine est sujette ? varier, et qu'elle n'est pas uniquement passive. De l?, que si profond et si ma?tre de lui dans le succ?s, quand il p?se bien les hommes, il semble si ?trangement aveugle dans les revers, si brutalement obstin? dans la d?faite. Il calcule toujours aussi bien; mais il ne s'aper?oit pas que les unit?s et les ?l?ments de son calcul ne sont plus les m?mes. Il fait les m?mes op?rations avec des grandeurs qui ne sont plus du m?me ordre; et il s'?tonne de ne plus trouver au probl?me une solution juste.
Sa politique ?tait celle de la victoire. Dans le d?sastre, il n'?tait pas pris de court sur le champ de bataille; mais il perdait pied pour n?gocier. Il lui fallait au moins le roi et le valet d'atout pour bien ?carter.
Il regardait un homme comme un fait, toute passion comme un chiffre, toute action comme un nombre, toute vie enfin comme un signe entrant dans son arithm?tique.
Les ?tres vivants et les sentiments propres qui les animent ne sont, ? ses yeux de comptable souverain, que les ?l?ments de ses op?rations. C'est lui qui multiplie, qui soustrait, qui divise selon les r?gles de sa volont?; et tout finit toujours par une addition. Il faut que la caisse se fasse, et il y veille d'un soin inflexible. Voil? la toute-puissance de la raison. Et voici sa faiblesse: le sens du sentiment lui manque.
Il ne le nie m?me pas: il s'en sert, et s'en d?fie; il l'?value en titres, il l'estime en monnaie d'?change; et il l'estime peu. Car, il est vrai, c'est la valeur la plus variable. Elle n'est pas assez s?re, pour l'Empereur de la valeur: il s'?tonne de ces cours forcen?s. Tant qu'il est l?, il ne veut pas croire que cette valeur puisse r?duire ? rien toutes les autres. Ma?tre de la France, il m?conna?t la force qui la lui a donn?e.
Telle est l'origine de ses erreurs les plus grossi?res, o? il ?tait forc? de pers?v?rer. Avec le pape, un vieillard en prison, qu'il pensait r?duire ? la charge de chapelain. Avec le tsar Alexandre, qu'il croyait avoir s?duit au point d'endormir son amour-propre, comme si l'amour-propre d'un jeune souverain ne sommeillait pas que d'un oeil. Avec les tristes Habsbourg, qui peuvent bien avoir tout perdu dans le naufrage, mais ? qui reste toujours la grosse lippe; et elle se gonfle de rage, quand il leur faut mettre leur blonde fille dans le lit du capitaine ligure, qui sent l'ail et l'eau de cologne.
Add to tbrJar First Page Next Page
