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Read Ebook: Essais et portraits by Blanche Jacques Mile

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Ebook has 286 lines and 43724 words, and 6 pages

it promis de l'offrir ? la Nation d?s qu'elle le pourrait. L'?preuve ?tait redoutable pour notre compatriote et notre contemporain. Vous pourrez voir l'excellente tenue que garde ce morceau vibrant au milieu des chefs-d'oeuvre qui l'entourent et avec qui, sans plus attendre, on l'a d?cr?t? pr?t ? voisiner.

Une autre fois, Mrs. Edwards for?a son ami ? entreprendre le portrait d'une jeune fille, miss B... Apr?s beaucoup de r?sistance il consentit ? recevoir chez lui cette ?trang?re, dont la vivacit? et les libres allures boulevers?rent le n? 8 de la rue des Beaux-Arts. Rev?tue d'une longue blouse de travail jaune, d'une cotonnade ? menus dessins, ton sur ton, Fantin l'assit de profil, devant l'in?vitable fond gris, regardant des fleurs de crocus jaunes dans un verre, qu'elle s'appr?te ? copier ? l'aquarelle. Et ce fut encore l? une grande r?ussite, quoique le ma?tre se fut mis ? la t?che furieux et contraint. De quelle pr?cieuse galerie il nous a priv?s, dont il e?t rassembl? les ?l?ments en se r?pandant un peu au dehors, puisqu'il ne voyait plus ? Paris les types chers ? sa jeunesse.

Rappelons encore ce beau tableau, un peu froid, mais si intense: mademoiselle Kallimaki Catargi et mademoiselle Riesner, ?tudiant la t?te en pl?tre d'un des esclaves de Michel-Ange, et un rhododendron aux sombres feuilles.

Nous sommes reconnaissants ? ces dames et ? tous ceux qui ont appr?t? pour Fantin un motif un peu piquant mais appropri?; ? ces <> dont l'apparition rafra?chit la vision du solitaire. Il est presque regrettable que Fantin n'ait pris part aux ?v?nements de cette Commune o? se laiss?rent enr?ler d'enthousiasme, maints g?n?reux et na?fs artistes, ses amis. L'exil et la lutte l'auraient galvanis? et peut-?tre sa pu?rile timidit? eut ?t? vaincue. En tout cas, il aurait rencontr?, soit en Angleterre ou en Allemagne, des visages accentu?s, des ?tres lents, simples et ennemis de la mode, il aurait p?n?tr? dans des <> silencieux et inquiets, pour lesquels il avait un go?t si marqu?; mais il se maria et fut plus que jamais ancr? aux rives de la Seine.

Ce bourgeois, casanier avec ent?tement, se plaignait de toutes les choses de chez nous: elles choquaient son esprit. Ses sympathies de vieux romantique pour l'Allemagne, allaient s'accro?tre dans une famille fran?aise, mais germanique de tendances et d'?ducation, o? deux femmes sup?rieures et cultiv?es, favorisaient par des lectures continuelles, de la musique, et des discussions, certains penchants de Fantin. Ce n'?tait plus l'int?rieur du p?re et des soeurs--les <> ? qui nous donnons le premier rang dans son oeuvre d'avant 1870 et dans toute son oeuvre,--mais une sorte de petite Gen?ve ? l'entr?e du Quartier Latin, un oratoire protestant, sectaire, jalousement clos o? l'activit? c?r?brale et les passions ? la fois artistiques et politiques allaient s'exasp?rer.--Nous allons voir comment, verrouill? chez lui, Fantin transporta dans sa peinture, de vives impressions litt?raires et musicales et, de plus en plus m?thodique et dur, quant ? la forme, nous confia les secrets de son coeur, d'abord en de savoureuses esquisses, puis en des tableaux plus conventionnels, qui occup?rent la fin de sa vie, pour la joie future des marchands de la rue Laffite, si non pour la n?tre.

Fantin rendit l'aspect, le teint de ses amis, sinon toute l'individualit? de leur structure, et il les baigna dans une atmosph?re d?licate. Il devait ?tre nerveux en leur pr?sence et, ne pouvant ou ne voulant jamais <> un morceau, tenant surtout ? la fra?cheur de la p?te, il n'analysait pas toujours assez les t?tes, dans sa h?te de peindre ou sa terreur de fatiguer l'ami qui pose. On dirait qu'il ne conversait pas avec celui-ci: or, des s?ances de portrait ne sont fructueuses que si un rapport intime s'?tablit entre le portraitiste et la personne portraitur?e.--Vous verrez, quelque jour, dans une exposition g?n?rale qui sera une r?v?lation, des toiles anciennes de M. Bonnat: sortes d'instantan?s, pour la d?formation cocasse du dessin, victoires de cet observateur parfois cruel, outrancier, dont la mati?re, souvent pareille ? celle de Ricard, s'?maille, ? la longue. Or c'est un dessin original qui manque aux groupes de Fantin.

Fantin occupa, pendant les vingt derni?res ann?es de sa vie, une position tr?s sp?ciale, respect? par les deux camps extr?mes dont il se tenait ? distance, comme ? mi-c?te, en plein succ?s. Pourquoi les critiques les plus avanc?s le class?rent-ils parmi les impressionnistes et les r?volutionnaires? Respect? de tous, isol?, entre l'Institut et les Ind?pendants, il fut d?fendu par les petites revues et les journaux, par tous ceux qui jugent et ?crivent, comme s'il ?tait attaqu?--ce qu'il n'e?t pas ?t? s?ant de faire. N'exer?ant aucune influence,--car son difficile m?tier est de ceux qu'on ne s'essaye pas ? imiter,--refusant de faire partie d'aucun jury, seul, toujours seul, si j'omets quelques amis, il inspirait le respect ? ceux-l? m?me qui n'avaient pour lui qu'un go?t m?diocre. Il fut ? la mode et toujours cit? ? c?t? des novateurs. Pourquoi? nous nous le sommes souvent demand?.

Il inspirait de la sympathie ? toute une classe de Fran?ais par la modestie, sinon par la pauvret? de sa mise en sc?ne. En le d?fendant, on protestait tr?s justement contre les portraitistes mondains. Pour beaucoup d'amateurs un peu na?fs, le seul fait de repr?senter une ?l?gante en ses atours et de peindre une mondaine, constitue une sorte d'inf?riorit? morale, qui ne va pas sans entra?ner les d?fauts du peintre ? gros succ?s, aimable et superficiel. Les critiques d'avant-garde devaient se servir de Fantin comme d'un drapeau. La manie de la politique et de la sociologie, l'amour des humbles--r?action dont il faut sourire, comme de tous les snobismes de la mode--exaltait la simplicit?, m?me la laideur, au d?triment du <>. Cela ?tait in?vitable, apr?s les exc?s d'adresse et de coquetterie, dont l'?cole fran?aise se rendit coupable au lendemain de 1870, ? l'heure de ses succ?s scandaleux. M. Valloton jouit aujourd'hui du m?me privil?ge.

Pour un publiciste candide, l'autorit? de Fantin, le <> de ses toiles froidement nues, sa s?cheresse m?me, devaient signifier grandeur, profondeur, solidit?. Plus ses fonds ?taient tristes, ses personnages guind?s et model?s menu , plus on admirait sa mani?re <> et son go?t. C'est ? des raisons morales, ? l'attitude, pour tout dire, d'un certain public, que Fantin dut des faveurs exceptionnelles. Ses incomparables natures mortes, ses fleurs, n'?taient pas encore connues ? Paris; ses fantaisies mythologiques plaisaient peu, avant que la sp?culation ne les lan??t sur le march?, comme une <>.

Et les ?pouses de ces hommes sans fantaisie? Excellentes m?res de famille, instruites et hautement respectables, nous les v?n?rons, m?me dans leurs erreurs g?n?reuses et leurs petits ridicules, mais leur m?pris des futilit?s de la parure offre un mince r?gal au coloriste. Parvenus aux honneurs officiels, ils seraient tenus, hommes et femmes, de passer par l'atelier de M. Bonnat; mais, simples particuliers, ils voudront que Fantin soit leur peintre.

Fantin redouta peut-?tre des conversations dont son esprit paradoxal se f?t irrit?, que son ironie et sa causticit? eussent interrompues. Il e?t t?t pris le contre-pied d'opinions ?mises par sa client?le d'admirateurs. Ce solitaire d?daigneux les e?t bien vite d?concert?s par de subites boutades et un tour d'esprit le plus original. Fantin ?tait un bourgeois, mais point de ceux-l?!

Il vivait deux vies mentales, ? la fois; la peinture maintenait en ?quilibre les deux sph?res, d'apparence si ?trang?res l'une ? l'autre, dans lesquelles sa pens?e se plaisait. Les philosophes, les po?tes, les musiciens enrichissaient de leur incessant commerce son cerveau, aussi actif que son corps ?tait lent. Dans son fauteuil d'acajou, assis comme un notaire de province, pr?s de l'abat-jour vert d'une lampe Carcel, il poursuivait un r?ve somptueux que ses compositions, d'inspiration po?tique ou musicale, font deviner, mais ne traduisent qu'imparfaitement. Jamais il ne donna une forme digne de lui--par le pinceau ou le crayon lithographique--aux visions qui l'assaillaient pendant les lectures ? haute voix, des soir?es de t?te-?-t?te, o? son imagination s'exaltait, s'enflammait comme ? l'audition d'un op?ra ou d'une symphonie. Mais la pens?e vagabonde revenait toujours aux formes et aux objets familiers: po?te, il ?tait avant tout un peintre r?aliste. Tous les ?l?ments combin?s dans ses tableaux de fantaisie, il serait ais? de les trouver ? port?e de sa main, autour de lui. Ses paysages mod?r?s, les colonnades de ses temples, ses draperies, tout cela n'est-il pas tir? de ces innombrables cartons d'estampes, chaque jour feuillet?es, ?tudi?es amoureusement, copi?es m?me? Son type f?minin, beaut? un peu corr?gienne, blonde, grasse, au visage d'un ovale plein, il l'a vu, vivant aupr?s de lui; ce sourire, cette bouche, nous les retrouvons dans tels de ses groupes de famille, chez certaine dame ? p?lerine, qui boutonne son gant de chevreau glac? . Ce type est celui de ces chastes beaut?s que Fantin, sensuel et r?serv?, fit courir au clair de lune dans les fourr?s mythologiques. Il n'osait regarder que ses proches, parmi les vivants, et, s'il r?vait de parcs et de bois, c'?tait de ceux qu'il pr?f?rait: les fonds des tableaux de ma?tres...

Admirable et un peu dangereuse claustration volontaire d'un artiste qui se d?tourne de l'activit? moderne et, par ent?tement, par crainte aussi, se circonscrit, d?cide qu'il vivra jusqu'? sa mort, l? o? il naquit.

Ce n'est pas du renoncement, mais une retraite de sage qui veut, de sa cabine, regarder, juger sans courir les risques de la m?l?e.

Un grand peintre n'a pas n?cessairement une culture universelle, il lui manque le temps de se la donner et le g?nie devine ce que d'autres apprennent. Fantin voulut tout conna?tre.

Il disparut ? temps. Je crois que l'avenir le plus imm?diat lui e?t r?serv? des sujets d'am?re r?flexion. Son succ?s aupr?s des plus <> reposait sur une sorte de malentendu: c'?tait une de ces positions fausses que l'on s'efforce de ne pas s'avouer ? soi-m?me, mais dont une nature sensible finit par ?tre incommod?e. Tr?s dangereuse est la situation de ceux qui ne sont pas <>. Fantin ?tait, par essence, comme nous l'avons montr?, bourgeois, fonctionnaire, ami des m?dailles et de la hi?rarchie; il entrevoyait le ruban rouge et les croix comme un but naturel ? poursuivre, comme une preuve agr?able ? recevoir de ses propres m?rites reconnus en haut lieu. S'il ?tait possible d'entrer ? l'Institut tout en raillant certains de ses membres, Fantin e?t tenu ? honneur d'en faire partie: l'?p?e qui bat les pans d'un uniforme pacifique lui parut toujours une arme appropri?e pour un peintre, d?t-il, en marchant, s'y embarrasser les jambes. Le courage lui aurait manqu? pour braver tels amis politiques, en avouant que le Palais Mazarin n'est pas un lieu ? d?daigner. Par une disposition essentiellement fran?aise de son esprit, la raillerie du ma?tre s'exer?ait sur les objets auxquels il tenait le plus. C'est ainsi que ce Parisien de Paris, attach? ? tout ce qui ?tait fran?ais, nous rabaissait plut?t, au profit de nos voisins, lui qui e?t tant souffert de voir son quartier envahi par les ?trangers et nos coutumes abolies. La souplesse et les contradictions de son temp?rament si singulier, r?jouissaient ceux qui le connaissaient ? fond, mais le rendait impraticable ? tous les autres. Alors qu'on croyait l'avoir avec soi, il se d?robait soudain, par une subite contradiction. Il r?unissait en lui-m?me les traits de deux personnes destin?es ? ne jamais s'accorder entre elles.

Vers le mois de juin, les ?motions du Salon dissip?es, une voiture ? galerie venait prendre dans la rue des Beaux-Arts les malles et les menus bagages de la famille Fantin. C'?tait le d?part pour la campagne, pour ce village bas-normand o? l'artiste poss?dait une maisonnette dans un jardinet aux fleurs classiques, sujets de ses plus parfaits chefs-d'oeuvre. Imaginons les bonnes journ?es de travail fertile et ais?, dans quelque chambre dont la fen?tre ouverte laisse entrer les bruits distincts et isol?s, mais non importuns, de la route ou du bourg:--gamin chantant au sortir de l'?cole, heurts d'une charrette lourdement ferr?e, gloussements du poulailler, mugissement de quelque vache--?chos que r?percute le haut mur de silex h?riss? de ravenelles et de scolopendres.--Le Ma?tre, sous un vieux chapeau de paille, le cou envelopp? d'un foulard d'?t?, chauss? de pantoufles, d?s apr?s son petit d?jeuner, va cueillir dans les plates-bandes ce que la nuit a fait ?clore de plus color?, de plus odorant. Il pose sur le coin d'un meuble de ch?ne, devant un carton gris qui servira de fond, un de ces r?cipients de verre simples et commodes que Mrs. Edwin Edwards lui envoie de Londres et qui sont ?tablis sur les plans ing?nieux de certaine monomane de jardinage et diff?rents selon la tige et le feuillage; avec mille soins, apr?s de graves conciliabules en m?nage, on fait un choix dans la r?colte florale. Les d?lices d'une bonne s?ance vont ?tre savour?es, en d?pit des mouches importunes, de la chaleur et de cette sonnerie, l?-haut, dans le clocher de l'?glise, qui divise l'heure en quatre et fait couler la journ?e plus vite. La palette a ?t? pr?par?e et elle est d?j?, ? elle seule, un bouquet aux tons compos?s,--aux bleus tendres, aux lilas exquis, aux jaunes roses ou beurre frais, s'entourant de bruns fauves, de tous les rouges et de noirs:--une mosa?que d'Orient en p?te huileuse dont il suffira de d?ranger la sym?trie et de l'ordonner autrement sur la toile, pour faire un miracle de justesse et d'?clat.

Fantin est tr?s m?ticuleux et la pr?paration de sa palette est longue. C'est un mouchet? de petits tas de couleurs: la palette de Delacroix, mais enrichie de beaucoup d'?l?ments nouveaux.

Parfois, jadis, et toujours dans les derni?res ann?es de sa vie, il enduisait sa toile, ? l'avance, d'un ton gris, mince, transparent, qui servait de fond, invariablement. C'est ainsi que certains bouquets, si ce n'?tait l'air qui circule autour d'eux, on les dirait ex?cut?s comme ces ornements en pyrogravure sur une table, ou une bo?te, dont le bois reste apparent. J'en connais m?me parmi les moins bons, qui ont, un peu trop, l'aspect plaqu? des mod?les d'aquarelle pour jeunes pensionnaires, en d?pit de leur savante anatomie. D'autres fois, il gratte le fond avec son canif, comme pour sugg?rer le treillis, le trembl?, la bu?e mouvante de l'atmosph?re; et cela all?ge la mati?re sans rien enlever ? la pr?cision du contour qu'amollirait le contact de deux p?tes humides se p?n?trant l'une dans l'autre. Donc, sans estompage ni <>, c'est une ?paisseur de p?te plus ou moins grande, selon que la chair de la fleur est velout?e, soyeuse, pelucheuse ou lisse, m?tallique ou fine comme de la baudruche.

Chaque fleur a sa carnation, sa peau, son grain, son m?tal ou son tissu. Les lis, secs, cassants et glac?s comme l'hostie, avec des pistils en safran, comportent un autre rendu que les cheveux de V?nus, les pavots et les roses tr?mi?res, minces et pliss?es comme certain papier ? abat-jour; le dahlia, qui est un pompon, le phlox neigeux ou pourpre, la capucine taill?e dans le plus somptueux velours, comme le g?ranium, la gueule-de-loup ou la pens?e, ne sauraient ?tre model?s de m?me que le coupant gla?eul, le b?gonia ou l'aster. Les fleurs sont tour ? tour des papillons, des ?toiles de mer, des l?vres ou des joues de femmes, de la neige, de la poussi?re ou des bonbons, des bijoux ?maill?s, du verre translucide ou de la soie floche.

Fantin aima surtout celles des vieux jardins de cur?, les touchantes petites cr?atures qui poussent sans trop de soins dans les parterres entour?s de buis. Je ne crois pas qu'il ait portraitur? les pivoines ou les nouveaux chrysanth?mes de verre fil?, qui ne savent o? arr?ter les pr?tentions de leurs encombrants falbalas. Il s'int?ressa autant aux petites clochettes qu'? l'?l?gant oeillet. Dans sa jeunesse, il avait parfois amoncel? et serr? dans un vaste pot blanc, sur un fond de sombre muraille, des bottes de fleurs, comme on grouperait des ?cheveaux de laine pour la joie des yeux; mais la plupart de ses ?tudes sont d'un seul genre de fleurs ? la fois, afin, sans doute, d'en fouiller mieux le corps et l'?me, pour en donner une image plus individuelle. Et l'on se prend ? supposer, en voyant ses tableaux de fleurs ou de fruits, ce qu'il aurait fait avec nos visages, si le mod?le humain n'?tait pas si press?, si incommodant aussi dans l'atelier qu'il envahit en conqu?rant.

Fantin a d? cr?er ses petits chefs-d'oeuvre dans la joie tranquille des journ?es saines et unies, telles que l'?t? en offre de si savoureuses dans la campagne. Se mettre au travail de bon matin, sans crainte d'?tre d?rang? par un visiteur indiscret ou d'avoir ? lui donner quelque raison de le cong?dier, c'est la moiti? du succ?s assur?, dans un genre d'ouvrage impossible ? interrompre ? cause des mod?les changeants et ?ph?m?res que sont les fleurs. Laissons Fantin pench? sur sa toile et analysant avec ardeur leurs moindres traits, dont l'expression change avec les heures du jour et qu'il convient de saisir au bon moment. Chaque sonnerie du clocher lui fait battre le coeur, de crainte qu'un p?tale ne tombe, que des trous ne se creusent dans l'?difice chancelant qu'est un bouquet. Mais la pens?e de Fantin se d?double et, malgr? son application ? peindre, vagabonde: il se prom?ne dans des mus?es lointains, chantonne du Schumann et se redit ? lui-m?me certaines phrases de ses auteurs ch?ris.

L'exp?rience vous apprend ? quel moment il sied de couper les fleurs, afin qu'elles restent plus longtemps sans se faner et il est plusieurs mani?res d'en prolonger la courte existence. Vous pouvez disposer un bouquet, en prenant garde de m?nager des vides, o?, une fois peintes les premi?res fleurs, vous en glisserez d'autres qui les encadreront. C'est tout un art, qui exige beaucoup d'habitude, d'adresse et de soins. Fantin, qui fit tant de tableaux de fleurs, devait avoir pour elles les mille attentions et la tendresse d'une demoiselle maniaque et sentimentale. Quel enivrement, ? la derni?re s?ance, quand la fin du jour approche, de retoucher l'oeuvre enti?re et d'y mettre les vigueurs, les ?clats d?cisifs, juste avant la minute o? toutes ces belles chairs, hier encore palpitantes, ne vont plus former, fl?tries, qu'un charnier! C'est dans les roses que Fantin fut sans ?gal. La rose, si difficile de dessin, de model?, de couleur, dans ses rouleaux, ses volutes, tour ? tour tuyaut?e comme l'ornement d'un chapeau de modiste, ronde et lisse, encore bouton, ou telle qu'un sein de femme, personne ne la connut mieux que Fantin. Il lui conf?re une sorte de noblesse, ? elle que tant de mauvaises aquarellistes ont banalis?e et rendue insignifiante par des coloriages sur le v?lin des ?crins et des ?ventails. Il la baigne de lumi?re et d'air, retrouvant, ? la pointe de son grattoir, la toile <>, sous les ?paisseurs de la couleur et ces vides qui sont les interstices par o? la peinture respire.--M?tier tout oppos? ? celui d'un Courbet, dont le couteau ? palette p?trit la p?te, l'enfonce de force et lui donne la surface magnifique, polie et glac?e de l'onyx et du marbre.

Chaque automne, de retour ? Paris, Fantin rassemblait ses travaux de l'?t?, et, apr?s avoir compar? une ? une ses ?tudes avec celles qu'il gardait accroch?es ? sa muraille,--choix de pi?ces parfaitement r?ussies,--il les posait ? plat dans une caisse, les ch?ssis retir?s, et il les exp?diait ? Londres. L?, Mrs. Edwards les faisait encadrer, et conviait un public d'amateurs fid?les ? les venir admirer. Pendant vingt ans, elles furent inconnues en France, Fantin ne se r?v?lant ? nous que par de rares portraits et les fantaisies qu'on avait pris l'habitude respectueuse de louer. On se demande, d'ailleurs, si les critiques n'?taient pas sinc?res, maintenant que nous assistons ? une si incoh?rente explosion d'opinions contradictoires, chez les plus r?put?s d'entre eux. On peut tout faire admettre par un homme dont le m?tier est de juger un art qu'il n'a pas pratiqu?. Les litt?rateurs se plaisaient ? suivre Fantin r?vant en compagnie de Berlioz, Wagner, Schumann, ou se promenant en pleine mythologie, sans quitter la rue des Beaux-Arts, et pensaient reconna?tre la fum?e de sa familiale bouilloire ? th? dans les ciels argent?s de ses th?ophanies. Oui, certes, ces tableautins ?taient bien de Fantin-Latour, par l'ex?cution, parfois aussi par la couleur; c'?taient les visions d'un romantique attard?, troublant les nuits de ce Parisien ardent et r?serv?. Ses nymphes et ses d?esses, au galbe corr?gien, ce sont de grosses m?nag?res, d?sirables, mais chastes, qui se montrent et ne s'offrent pas: apparitions de figures acad?miques group?es en <> d'amateurs. Je ne dis pas que cette partie de l'oeuvre de Fantin soit ? d?daigner. Il est m?me de charmants morceaux dans cette s?rie, la plus nombreuse en tout cas, et sa favorite: h?las! ce n'?tait pas ses esquisses qu'il envoyait aux expositions, mais des sortes de pi?ces d'apparat, fabriqu?es m?thodiquement en vue des Champs-Elys?es, et que l'Etat ou la Municipalit? lui achetaient pour les mus?es.

L'Ecole des Beaux-Arts nous offrira bient?t une ample collection des ouvrages de Fantin-Latour. Il sera int?ressant de conna?tre le jugement port?, deux ans apr?s sa mort, sur l'honn?te et d?licat artiste qui opposa une si exacte discipline et un si beau culte de la tradition aux progr?s de la folie et de l'orgueil d?r?gl?.

Avril 1906.

JEAN-LOUIS FORAIN

De Forain, class? parmi les caricaturistes, les lecteurs de journaux, depuis si longtemps qu'il s?me aux quatre coins de Paris la graine f?conde de son esprit, n'ont retenu que des l?gendes dures, cinglantes, cocasses, ou gentilles et famili?res, comment?es d'un rapide croquis dont le public ignore les rares vertus artistiques et la science. La concision de ce trait, gr?le autrefois, aujourd'hui appuy?, large comme l'entaille d'une latte de fer, ne parle avec toute son autorit? qu'aux amateurs initi?s, qui aiment la ligne noire sur le papier blanc et tout ce que, ramass?e sur une petite surface, elle y exprime de sentiments et de choses.

Hokousa?, <>, comme il s'appelait lui-m?me, presque centenaire, s'exer?ait chaque jour et sans cesse ? rendre le plus vite possible, dans un style alerte et pr?cis, les aspects de la nature. Il pensait que, p?t-il vivre plus longtemps encore, il parviendrait ? la connaissance totale de la forme. M. J.-L. Forain, en cela pareil ? ce Japonais, aura pass? son existence ? tracer des lignes sur des feuilles innombrables, qui s'entass?rent dans des ateliers successifs et dont l'amoncellement constituerait d?j? une petite colline: un amas de documents vivants, not?s d'une main nerveuse et comme toute moite de fi?vre.

Puisse Forain, pour l'histoire et pour notre joie, poursuivre une carri?re aussi longue que celle d'Hokousa?! mais peut-?tre ne ferait-il pas ce souhait pour lui-m?me, car malgr? la curiosit? qui anime ses yeux per?ants, et la verve de sa parole, toujours jeune, je devine que l'avenir ne se pr?sente pas ? lui tel qu'il souhait?t d'en voir le lointain et myst?rieux d?veloppement...

Il ne pourrait assister en spectateur amus? ou impartial ? la transformation de la France, lente ou rapide--selon les p?riodes--, ayant, avec des id?es d?sormais aussi arr?t?es, des convictions aussi enracin?es, des pr?jug?s aussi irr?ductibles et forts que le caract?re de son art, dans sa nouvelle mani?re tout au moins.

<>--d?clare M. Degas, le ma?tre v?n?rable dont M. Forain enchante de sa gaminerie le farouche et hautain isolement.

Si, pour la plupart de ses fid?les, Forain est un simple caricaturiste, ? la suite des Daumier, des Cham, des Gavarni, c'est ? la publicit? de ses planches hebdomadaires qu'il doit s'en prendre; car il est, ? part et au-dessus de cela--et il tient ? l'?tre--un peintre. Dessinateur puissant, coloriste tour ? tour d?licat ou fort, ses tableaux ont une valeur ?gale ? celle de ses planches; elles sont de la peinture pure, comme on la concevait dans l'?cole dite de 1830, mais assaisonn?e de toutes les ?pices les plus modernes. Il fut un des heureux de la pl?iade des Impressionnistes. N'oublions pas qu'il eut la chance de combattre dans leurs rangs.

Je vois encore l'Impasse, avec sa double rang?e, ? droite et ? gauche, d'ateliers dont les portes, d?s avril, s'ouvraient pour les bavardages des voisins, les all?es et venues de tout un petit peuple d'oisifs. Un jour, c'?tait le commissionnaire, son crochet ? terre, qui attendait dans la cour, en ?coutant la vague musique d'Olivier M?tra, moulue par un orgue de barbarie. M. Forain n'?tait pas pr?t et retouchait son envoi au Salon qu'il fallait porter avant le coucher du soleil, au Palais de l'Industrie, dans un encombrement de tapissi?res et de brancards charg?s d'oeuvres d'art encore mouill?es, interminable file interrompant la circulation aux Champs-Elys?es: c'?tait l'annonce du Printemps, des d?jeuners chez Ledoyen et des samedis du Cirque d'?t?, charmant ?moi!

Je me rappelle si bien <> que Forain allait signer quand j'entrai chez lui vers cinq heures. Il ?tait entour? de voisins et de curieux, qui avaient engag? des paris sur l'ach?vement probl?matique d'une toile pour laquelle on esp?rait une place sur la cimaise, une r?compense peut-?tre--une mention honorable tout au moins. Ce <> dress? dans une salle ? manger moderne est assi?g? par des danseuses en tulle rose et blanc ? ?paulettes remont?es, comme des sacs ? bonbons, d'o? sortent des bras d?charn?s et des clavicules plates; des mamans apoplectiques, sous les piquets de plumes de leur coiffure, surveillent les cavaliers en <> noir, le chapeau <> ? la main; et jaunis par la flamme des cand?labres, les ma?tres d'h?tel, esp?ces de croque-morts solennels, servent des tasses de th? et des sandwichs.

Il n'?tait pas encore s?r de son m?tier de peintre; son impressionnisme h?sitait ? prendre un parti; l'agr?ment de sa vie ? Paris le ramenait vers des gens faciles, qui le poussaient ? la production n?gligente et amus?e du faiseur de croquis.

D'ailleurs, la peinture n'?tait encore pour Forain qu'un exercice assez exceptionnel auquel il semblait pr?f?rer le pastel et l'aquarelle.

Il me semble qu'il y avait dans ce portrait un peu de cette f?rocit? caricaturale et de cette exag?ration malveillante que je retrouve dans une silhouette de moi-m?me ou de quelqu'un qui, m'assure-t-on, fut moi, v?tu comme un entra?neur, les jambes ?cart?es, ?norm?ment gras et antipathique, cravat? de rose, sur un fond vert de laitue.

Ses pastels f?minins voulaient ?tre plus am?nes. De Mme Bob Walter, il fit un grand portrait dans un costume Pompadour, robe de taffetas gris tourterelle, d'un joli mouvement d?sinvolte et affect?, mi?vre sur la draperie flottante, qui cache un coin de ciel mauve. Cependant l'ossature carr?e du visage et les minces l?vres pinc?es attestaient le satiriste. Forain n'?tait rien moins qu'un courtisan. S'il avait d?j? une certaine curiosit? des personnes titr?es, des ?l?gants et des f?tards, dont il ?tait recherch?, son ?me ardente et s?che, son oeil implacable, son esprit de gamin, n? au coeur d'un quartier populeux, r?servaient ? ses compagnons de plaisir, ? ses amphitryons un remerciement redoutable--sinon haineux--un jugement implacable.

Jean-Louis est le cadet de tous les peintres renomm?s, entre lesquels il erre encore, les mains dans les poches, ricanant, plus appr?ci? pour les mots qu'il lance partout que pour ses oeuvres m?mes.

Class?, ? cette heure-l?, parmi les derniers venus de l'impressionnisme, il ?vite de pr?ciser le trait, redoute l'habilet? vertigineuse que le public r?clame de ses fournisseurs attitr?s. Il se range parmi les <>, mais avec nonchalance encore et espi?glerie. Les soirs et les nuits sont plus longs que le jour. Entre un r?veil las, un d?jeuner o? l'on s'attarde ? bavarder au restaurant et la fin d'un apr?s-midi qui vous ram?ne vers les Acacias en ?t?, vers le caf? Am?ricain en hiver, il n'a pas le temps de parfaire un ouvrage bien approfondi. Ses aquarelles, ses notations de mouvement et d'effets sont rapides et sommaires. Il n'appuie pas. Et les motifs reviennent, toujours ou ? peu pr?s les m?mes, pris entre la Bourse, l'Op?ra et l'avenue du Bois. C'est alors le triomphe des ballets italiens ? l'Eden et des Skating-rinks, dans un Paris d?j? loin de nous, plus petite ville, o? l'on entend moins parler de langues ?trang?res, o? l'on se sent plus chez soi.

Si Forain s'en ?tait tenu l?, il serait rest? au second plan dans une g?n?ration de peintres qu'adulait un public dispos? ? tout accepter, pourvu qu'il n'y e?t pas d'effort de compr?hension ? faire, en face d'une oeuvre d'Art. Comment expliquer que, sans rien changer ? ses habitudes et de plus en plus r?pandu dans les soci?t?s qui souvent accaparent et d?truisent un peintre, Jean-Louis ait sans cesse d?velopp? ses talents jusqu'? conqu?rir la ma?trise, par un exercice quotidien et ininterrompu de son crayon? Il n'est pas rare de voir un homme fort s'ignorer jusqu'? quarante ans, rester obscur et m?connu, puis enfin s'imposer sur le tard par l'autorit? de son cerveau et de sa main,--mais ce n'?tait pas le cas de notre ami et personne, dans son entourage, ne pr?voyait que le m?me Paris de toutes les frivolit?s, dont il est le favori et le produit--que Paris lui appr?tait des crises morales d'o? surgissait un grand artiste.

Passant en revue la collection compl?te des dessins ? l?gende, on est frapp? par une admirable vari?t? d'inspiration et de technique. Forain, qui conna?t son Paris du haut jusqu'en bas, n'est point de ceux qui, ?troitement, se cantonnent dans un milieu, par snobisme, ne voulant regarder que les <> ou, selon une mode r?cente, le <>. Il n'est pas dupe de ces cat?gorisations absurdes, qui prouvent la pauvret? intellectuelle de ceux qui les ?tablissent, admirateurs ou contempteurs, envieux, flatteurs ou borgnes, comme bless?s par la vue de ce qui n'est pas leur classe, et affectent de m?priser ce qu'ils croient situ? au-dessus ou au-dessous d'eux.

Forain se contente de hausser les ?paules: geste le plus raisonnable qu'un ?tre avis? se permette en regardant devant lui. S'il y a quelque ?pret? dans son ironie, c'est celle du vieux Fran?ais, de temp?rament toujours un peu cruel et batailleur.

Malgr? tout le charme et le piquant de la plupart de ces compositions, on ne peut dire aujourd'hui, sachant les chefs-d'oeuvre qui suivirent, que la qualit? de sa forme f?t vraiment belle alors. Parfois, la construction de tel corps laissait ? d?sirer, le trait ?tait flottant ou escamot?; l'expression, toujours juste, mais le contour non sans h?sitation ni faiblesse. Tr?s particulier, reconnaissable entre mille, il n'avait pas encore cette ampleur, cette autorit? que Forain acquit apr?s quarante-cinq ans. Sa r?putation grandissait, mais surtout ? cause de ses l?gendes et de cette conversation ?blouissante sem?e d'apostrophes assassines, qui, dans les d?ners, dans la soci?t?, faisait de lui un convive recherch?, f?t?--et redout?...

Manque de tenue, diront les ?trangers, dont un oeil est toujours tourn? vers Maxim's, mais ? qui nous ne pouvons demander qu'ils comprennent notre g?nie, notre franchise, notre scepticisme clairvoyant. Nous leur proposons d'?ternelles ?nigmes. Au moment o? ils croient ? notre suicide, nous rebondissons ? leur constante surprise, plus jeunes et plus dispos, sans honte de notre col d?sempes? et de notre cravate d?nou?e.

Les ?trangers! Forain les d?teste ou les ignore; il incarne certains de nos odieux d?fauts mais quelques-uns aussi des dons les plus pr?cieux de notre race. Gardons-le pour nous...

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