Read Ebook: L'Ingénue Libertine by Colette
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Ebook has 4018 lines and 134699 words, and 81 pages
Produced by: Laura Natal Rodrigues
COLETTE
DE L'ACAD?MIE GONCOURT
L'ING?NUE LIBERTINE
PREMI?RE PARTIE
--Minne?... Minne ch?rie, c'est fini, cette r?daction! Minne, tu vas ab?mer tes yeux!
Minne murmure d'impatience. Elle a d?j? r?pondu trois fois: <
Minne mordille son porte-plume d'ivoire, si pench?e sur son cahier qu'on voit seulement l'argent de ses cheveux blonds, et un bout de nez fin entre deux boucles pendantes.
Le feu parle tout bas, la lampe ? huile compte goutte ? goutte les secondes, Maman soupire. Sur la toile cir?e de sa broderie--un grand col pour Minne--l'aiguille, ? chaque point, toque du bec. Dehors, les platanes du boulevard Berthier ruissellent de pluie, et les tramways du boulevard ext?rieur grincent musicalement sur leurs rails.
< < < Maman roule sa broderie. Vite, le journal dispara?t sous le cahier, o? Minne griffonne, au petit bonheur: < Un point... un trait d'encre ? la r?gle au bas du devoir d'Histoire... le papier buvard qu'elle lisse de sa main longue et transparente--et Minne, victorieuse, s'?crie: --Fini! --Ce n'est pas trop t?t! dit Maman soulag?e, va vite au lit, ma souris blanche! Tu as ?t? longue, ce soir. C'?tait donc bien difficile, ce devoir? --Non, r?pond Minne qui se l?ve. Mais j'ai un peu mal ? la t?te. Comme elle est grande! Aussi grande que Maman, presque. Une tr?s longue petite fille, une enfant de dix ans qu'on aurait tir?e, tir?e... ?troite et plate dans son fourreau de velours vert empire, Minne s'allonge encore, les bras en l'air. Elle passe ses mains sur son front, rejette en arri?re ses cheveux p?les. Maman s'inqui?te: --Bobo? Une compresse? --Non, dit Minne. Ce n'est pas la peine. Ce sera parti demain. Elle sourit ? Maman, de ses yeux marron fonc?, de sa bouche mobile dont les coins nerveux remuent. Elle a la peau si claire, les cheveux si fins aux racines, qu'on ne voit pas o? finissent les tempes. Maman regarde de pr?s cette petite figure qu'elle conna?t veine par veine, et se tourmente, une fois de plus, de tant de fragilit?. < --Viens, Minne ch?rie, que je roule tes boucles! Elle montre un petit fagot de rubans blancs. --Oh! S'il te pla?t, non, maman. ? cause de mon mal de t?te, pas ce soir! --Tu as raison, mon joli. Veux-tu que je t'accompagne jusqu'? ta chambre? As-tu besoin de moi? --Non, merci, maman. Je vais me coucher vite. Minne prend l'une des deux lampes ? huile, embrasse Maman et monte l'escalier, sans peur des coins noirs, ni de l'ombre de la rampe qui grandit et tourne devant elle, ni de la dix-huiti?me marche qui crie lugubrement. ? quatorze ans et huit mois, on ne croit plus aux fant?mes... < En jupon de nanzouk blanc, en corset-brassi?re de coutil blanc, Minne se regarde dans la glace: < ? deux mains, elle rel?ve ses cheveux de soie, les roule et les ?pingles en coque hardie, tr?s haut, presque sur le front. Dans un placard elle prend son tablier rose du matin, celui qui a des poches en forme de coeur. Puis elle interroge la glace, le menton lev?... Non, l'ensemble reste fade. Qu'est-ce qui manque donc? Un ruban rouge dans les cheveux. L?! Un autre au cou, nou? de c?t?. Et, les mains dans les poches du tablier, ses coudes maigriots en dehors, Minne, charmante et gauche ? la fa?on d'un Boulet de Monvel, se sourit et constate: < Minne ne s'endort jamais tout de suite. Elle entend, au-dessous d'elle, Maman fermer le piano, tirer les rideaux qui grincent sur leurs tringles, entrouvrir la porte de la cuisine pour s'assurer qu'aucune odeur de gaz ne filtre par les robinets du fourneau, puis monter ? pas lents, tout emp?tr?e de sa lampe, de sa corbeille ? ouvrage et de sa jupe longue. Devant la chambre de Minne, Maman s'arr?te une minute, ?coute... Enfin, la derni?re porte se ferme, on ne per?oit plus que les bruits ?touff?s derri?re la cloison. Minne est ?tendue toute raide dans son lit, la nuque renvers?e, et sent ses yeux s'agrandir dans l'ombre. Elle n'a pas peur. Elle ?pie tous les bruits comme une petite b?te nocturne, et gratte seulement le drap avec les ongles de ses orteils. Sur le rebord en zinc de la fen?tre, une goutte de pluie tombe de seconde en seconde, lourde et r?guli?re comme le pas du sergent de ville qui arpente le trottoir. < Et Minne, blottie dans son lit blanc, ses cheveux de soie balay?s d'un c?t? et d?couvrant une oreille menue, s'endort avec un petit sourire. Minne dort et Maman songe. Cette petite fille si mince, qui repose ? c?t? d'elle, remplit et borne l'avenir de Madame... qu'importe son nom? elle s'appelle Maman, cette jeune veuve craintive et casani?re. Maman a cru souffrir beaucoup, il y a dix ans, lors de la mort soudaine de son mari; puis ce grand chagrin a p?li dans l'ombre dor?e des cheveux de Minne fragile et nerveuse, les repas de Minne, les cours de Minne, les robes de Minne... Maman n'a pas trop de temps pour y penser, avec une joie et une inqui?tude qui ne se blasent ni l'une ni l'autre. Pourtant, Maman n'a que trente-trois ans, et il arrive qu'on remarque dans la rue sa beaut? sage, ?teinte sous des robes d'institutrice. Maman n'en sait rien. Elle sourit, quand les hommages vont aux surprenants cheveux de Minne, ou rougit violemment, lorsqu'un vaurien apostrophe sa fille,--il n'y a gu?re d'autres ?v?nements dans sa vie occup?e de m?re-fourmi. Donner un beau-p?re Minne? vous n'y pensez pas. Non, non, elles vivront toutes seules dans le petit h?tel du boulevard Berthier qu'a laiss? papa ? sa femme et sa fille, toutes seules... jusqu'? l'?poque, confuse et terrible comme un cauchemar, o? Minne s'en ira avec un monsieur de son choix... L'oncle Paul, le m?decin, est l? pour veiller de temps en temps sur elles deux, pour soigner Minne en cas de maladie et emp?cher Maman de perdre la t?te; le cousin Antoine amuse Minne pendant les vacances. Minne suit les cours des demoiselles Souhait pour s'y distraire, y rencontrer des jeunes filles bien ?lev?es et, mon Dieu, s'y instruire ? l'occasion... < --Minne ch?rie, c'est sept heures et demie. Maman a dit cela ? mi-voix, comme pour s'excuser. Dans l'ombre blanche du lit, un bras mince se l?ve, ferme son poing et retombe. Puis la voix de Minne faible et l?g?re demande: --Il pleut encore? Maman replie les persiennes de fer. Le murmure des sycomores entre par la fen?tre, avec un rayon de jour vert et vif, un souffle frais qui sent l'air et l'asphalte. --Un temps superbe! Minne, assise sur son lit, fourrage les soies emm?l?es de sa chevelure. Parmi la clart? des cheveux, la p?leur rose de son teint, la noire et liquide lumi?re de ses yeux ?tonne. Beaux yeux, grands ouverts et sombres, o? tout p?n?tre et se noie, sous l'arc ?l?gant des sourcils m?lancoliques... La bouche mobile sourit, tandis qu'ils restent graves... Maman se souvient, en les regardant, de Minne toute petite, d'un b?b? d?licat tout blanc, la peau, la robe, le duvet de la chevelure, un poussin argent? qui ouvrait des yeux ?tonnants, des yeux s?v?res, tenaces, noirs comme l'eau ronde d'un puits... Pour l'instant, Minne regarde remuer les feuilles d'un air vide. Elle ouvre et resserre les doigts de ses pieds, comme font les hannetons avec leurs antennes... La nuit n'est pas encore sortie d'elle. Elle vagabonde ? la suite de ses r?ves, sans entendre Maman qui tourne par la chambre, Maman tendre et toute fra?che en peignoir bleu, les cheveux natt?s...
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