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Read Ebook: L'Ingénue Libertine by Colette

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Ebook has 4018 lines and 134699 words, and 81 pages

Pour l'instant, Minne regarde remuer les feuilles d'un air vide. Elle ouvre et resserre les doigts de ses pieds, comme font les hannetons avec leurs antennes... La nuit n'est pas encore sortie d'elle. Elle vagabonde ? la suite de ses r?ves, sans entendre Maman qui tourne par la chambre, Maman tendre et toute fra?che en peignoir bleu, les cheveux natt?s...

--Tes bottines jaunes, et puis ta petite jupe bleu marine et une chemisette... une chemisette comment?

Enfin r?veill?e, Minne soupire et d?tend son regard:

--Bleue, maman, ou blanche, comme tu voudras.

Comme si d'avoir parl? lui d?liait les membres, Minne saute sur le tapis, se penche ? la fen?tre: il n'y a pas de sergent de ville ?tendu en travers du trottoir, un couteau dans la nuque...

<>, se dit Minne, un peu d??ue.

L'ar?me vanill? du chocolat s'est gliss? dans la chambre et stimule sa toilette minutieuse de petite femme soign?e; elle sourit aux fleurs roses des tentures. Des roses partout sur les murs, sur le velours anglais des fauteuils, sur le tapis ? fond cr?me, et jusqu'au fond de cette cuvette longue, mont?e sur quatre pieds laqu?s en blanc... Maman a voulu superstitieusement des roses, des roses autour de Minne, autour du sommeil de Minne...

--J'ai faim! dit Minne qui, devant la glace, noue sa cravate sur son col blanc luisant d'empois.

Quel bonheur! Minne a faim! voil? Maman contente pour la journ?e. Elle admire sa grande fille, si longue et si peu femme encore, le torse enfantin dans la chemisette ? plis, les ?paules fr?les o? roulent les beaux cheveux en copeaux brillants...

--Descendons, ton chocolat t'attend.

Minne prend son chapeau des mains de Maman et d?gringole l'escalier, leste comme une ch?vre blanche. Elle court, pleine de l'heureuse ingratitude qui embellit les enfants g?t?s, et flaire son mouchoir o? Maman a vers? deux gouttes de verveine citronnelle...

Tous les matins, Minne, accompagn?e tant?t de Maman, tant?t de C?l?nie, suit les fortifications jusqu'au boulevard Malesherbes o? le cours Souhait tient ses assises. Bien gant?e, une serviette de maroquin sous le bras, droite et s?rieuse, elle salue d'un regard l'avenue Gourgaud verte et provinciale, d'une caresse les chiens et les enfants du peintre Thaulow qui vagabondent en ma?tres sur l'avenue d?serte.

Minne conna?t et envie ces enfants blonds et libres, ces petits pirates du Nord qui parlent entre eux un norv?gien guttural... <>

<>

Pour Minne, tout cela est monstrueux et simple ? la mani?re d'un roman d'autrefois. Elle sait, ? n'en point douter, que la bordure pel?e des fortifications est une terre ?trange, o? grouille un peuple dangereux et attrayant de sauvages, une race tr?s diff?rente de la n?tre, ais?ment reconnaissable aux insignes qu'elle arbore: la casquette de cycliste, le jersey noir ray? de vives nuances, qui colle ? la peau comme un tatouage bariol?. La race produit deux types distincts:

D'apr?s la classification de Minne, cet individu-l? incarne le type noble de la race myst?rieuse. Le Trapu chante volontiers, prom?ne ? ses bras des jeunes filles en cheveux, gaies comme lui. Le Svelte glisse ses mains dans les poches d'un pantalon ample, et fume, les yeux mi-clos, tandis qu'? son c?t? une inf?rieure et furieuse cr?ature crie, pleure, et reproche... <>

Car les songeries de Minne ignorent le caporal vulgaire, et pour elle il n'est de cigarettes qu'orientales...

Minne admire combien, pendant le jour, les moeurs de la race singuli?re restent patriarcales. Lorsqu'elle revient de son cours, vers midi, elle <> aper?oit, nombreux, au flanc du talus o? leurs corps ?tendus pendent, assoupis. Les femelles de la tribu, accroupies sur leurs talons, ravaudent et se taisent, ou lunchent comme ? la campagne, des papiers gras sur leurs genoux. Les m?les, forts et beaux, dorment. Quelques-uns de ceux qui veillent ont jet? leurs vestes, et des luttes amicales entretiennent la souplesse de leurs muscles...

Minne les compare aux chats qui, le jour, dorment, lustrent leur robe, aiguisent leurs griffes courbes au bois des parquets. La qui?tude des chats ressemble ? une attente. La nuit venue, ce sont des d?mons hurleurs, sanguinaires, et leurs cris d'enfants ?trangl?s parviennent jusqu'? Minne pour troubler son sommeil.

La race myst?rieuse ne crie point la nuit; elle siffle. Des coups de sifflets vrillants, terribles, jalonnent le boulevard ext?rieur, portent de poste en poste une t?l?phonie incompr?hensible. Minne, ? les entendre, fr?mit des cheveux aux orteils, comme travers?e d'une aiguille...

Minne dort d?j? et divague encore...

Aujourd'hui, dimanche, comme tous les dimanches, l'oncle Paul est venu d?jeuner chez Maman, avec son fils Antoine.

?a sent la f?te de famille et la d?nette, il y a un bouquet de roses au milieu de la table, une tarte aux fraises sur le dressoir. Ce parfum de fruits et de roses entra?ne la conversation vers les vacances prochaines; Maman songe au verger o? jouera Minne, dans le bon soleil; son fr?re Paul, tout jaune de mal au foie, esp?re que le changement d'air d?paysera ses coliques h?patiques. Il sourit ? Maman qu'il traite toujours en petite soeur; sa figure longue et creus?e semble sculpt?e dans un buis plein de noeuds. Maman lui parle avec d?f?rence, penche pour l'approuver son cou serr? dans le haut col blanc. Elle porte une robe triste en voile gris, qui accentue son allure de jeune femme habill?e en grand-m?re. Elle a gard? un pu?ril respect pour ce fr?re hypocondriaque, qui a voyag? sur l'autre face du monde, qui a soign? des n?gres et des Chinois, qui a rapport? de l?-bas un foie congestionn? dont la bile verdit son visage,--et des fi?vres d'une esp?ce rare...

Antoine reprendrait bien du jambon et de la salade, mais il n'ose pas. Il craint le petit sifflement d?sapprobateur de son p?re et l'observation in?vitable <> Antoine s'abstient, et consid?re Minne en dessous. De trois ans plus ?g? qu'elle, il s'intimide pourtant d?s que les yeux noirs de Minne se posent sur lui: il sent ses boutons rougir, ses oreilles s'enflammer, et boit de grands verres d'eau.

Dix-sept ans, c'est un ?ge bien difficile pour un gar?on, et Antoine subit douloureusement son ingrate adolescence. L'uniforme noir ? petits boutons d'or lui p?se comme une livr?e humiliante, et le duvet qui salit sa l?vre et ses joues fait que l'on h?site: <> Il faut une longue patience aux coll?giens pour supporter tant de disgr?ces. Celui-ci, grand, le nez chevalin, les yeux gris bien plac?s, fera sans doute un bel homme, mais qui couve dans la peau d'un assez vilain potache...

Antoine d?p?che sa salade ? bouch?es pr?cautionneuses: <>

Il pose sa fourchette et son couteau sur son assiette, essuie sa bouche ombr?e de noir et d?visage Minne d'un oeil froid et arrogant. Cependant qu'elle semble le d?daigner--de quelle hauteur!--il songe:

<>

Minne est assise face au grand jour, le reflet des feuilles, la r?verb?ration du boulevard Berthier, blanc comme une route campagnarde, la p?lissent encore. Distraite, absorb?e depuis le matin, elle fixe sans cligner, la fen?tre ?blouissante, avec une attention de somnambule. Elle suit ses visions famili?res, cauchemars longuement invent?s, tableaux recompos?s cent fois, et que varie la minutie des d?tails: la Tribu, honnie et redout?e, des Sveltes et des Trapus coalis?s assaille Paris terrifi?... Un soir, vers onze heures, les vitres tombent, des mains arm?es de couteaux et d'os de mouton renversent la table paisible, la lampe gardienne... Elles ?gorgent confus?ment, parmi des r?les doux, des bondissements ouat?s de chat... Puis, dans des t?n?bres ros?es d'incendie, les mains enl?vent Minne, l'emportent d'une force irr?sistible, on ne sait pas o?...

--Minne ch?rie, un peu de tarte?

--Oui, maman, merci.

--Et du sucre en poudre?

--Non, maman, merci.

Inqui?te de sa Minne p?le et absente, Maman la d?signe du menton ? l'oncle Paul qui hausse les ?paules:

--Peuh! elle va tr?s bien, cette enfant. Un peu de fatigue de croissance...

--Ce n'est pas dangereux?

--Mais non, voyons! C'est une enfant qui se forme tard, voil? tout. Qu'est-ce que ?a te fait? Tu ne veux pas la marier cette ann?e, n'est-ce pas?

--Moi? grand Dieu!...

Maman se couvre les oreilles des deux mains, ferme les yeux comme si elle avait vu la foudre tomber de l'autre c?t? du boulevard Berthier.

--Qu'est-ce qui te fait rire, Minne? demande l'oncle Paul.

--Moi?

Minne d?croche enfin son regard de la fen?tre ouverte:

--Je ne riais pas, oncle Paul.

--Mais si, petit singe, mais si...

Sa longue main osseuse tire amicalement une des anglaises de Minne, d?frise et refrise le brillant copeau d'argent blond...

--Tu ris encore! C'est cette id?e de te marier, hein?

--Non, dit Minne sinc?rement. Je riais d'une autre id?e...

Oui, c'est commode... Il est bien ?vident que l'insoluble probl?me de l'?ducation d'une jeune fille n'a jamais troubl? l'?me simplette de Maman. Maman n'a trembl?, devant Minne, depuis presque quinze ans, que de crainte et d'admiration. Quel dessein myst?rieux a form?, en elle, cette enfant d'une inqui?tante sagesse, qui parle peu, rit rarement, ?prise en secret du drame, de l'aventure romanesque, de la passion, la passion qu'elle ignore, mais dont elle murmure tout bas le mot sifflant, comme on essaie la lani?re neuve d'un fouet? Cette enfant froide, qui ne conna?t ni la peur, ni la piti?, et se donne en pens?e ? de sanguinaires h?ros, m?nage pourtant, avec une d?licatesse un peu m?prisante, la sensibilit? na?ve de sa m?re, gouvernante tendre, nonne vou?e au seul culte de Minne...

Ce n'est pas par crainte que Minne cache ses pens?es ? sa m?re. Un instinct charitable l'avertit de demeurer, aux yeux de Maman, une grande petite fille sage, soigneuse comme une chatte blanche, qui dit <> et <>, qui va au cours et se couche ? neuf heures et demie... <>, se dit Minne en posant sur sa m?re, qui verse le caf? dans les tasses, ses calmes yeux insondables...

La chaleur de juillet est venue tout d'un coup. La Tribu, sous les fen?tres de Minne, hal?te dans l'ombre maigre, sur la pente pel?e du talus. Les rares bancs du boulevard Berthier s'encombrent de dormeurs aux membres morts dont la casquette, pos?e comme un loup, masque le haut du visage. Minne, en robe de lingerie blanche, un grand paillasson cloche sur ses cheveux l?gers, passe tout pr?s d'eux, jusqu'? fr?ler leur sommeil. Elle cherche ? deviner les visages masqu?s, et se dit: <>

Maman, qui conduit Minne ? son cours, l'oblige ? changer de trottoir ? chaque instant et soupire:

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