Read Ebook: Monsieur Lecoq — Volume2 L'honneur du nom by Gaboriau Emile
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Ebook has 7179 lines and 151207 words, and 144 pages
--Je ne l'ai pas achet?, on me l'a pr?t?.
L'assertion du maraudeur ?tait si singuli?re que ses auditeurs ne purent s'emp?cher de sourire. Lui ne parut pas s'en apercevoir.
--On me l'a pr?t?, poursuivit-il, pour apporter plus vite ici une fameuse nouvelle.
La peur reprit tous les paysans.
--L'ennemi est-il ? la ville? demandaient vivement les plus effray?s.
--Oui, mais pas celui que vous croyez. L'ennemi dont je vous parle est l'ancien seigneur d'ici, le duc de Sairmeuse.
--Ah! mon Dieu! on le disait mort.
--On se trompait.
--Vous l'avez vu?
Au milieu de tous ces paysans qui l'?coutaient, la joue p?le et les dents serr?es, le p?re Chupin gardait la mine contrite d'un messager de malheur.
Mais, ? le bien examiner, on e?t surpris sur ses l?vres un ironique sourire, et dans ses yeux les p?tillements d'une joie m?chante.
La v?rit? est qu'il jubilait. Ce moment le vengeait de toutes ses bassesses et de tous les m?pris endur?s. Quelle revanche!
Et si les paroles tombaient comme ? regret de sa bouche, c'est qu'il cherchait ? prolonger son plaisir en faisant durer le supplice de ses auditeurs.
Mais un jeune et robuste gars, ? physionomie intelligente, qui l'avait peut-?tre p?n?tr?, l'interrompit brusquement.
--Non!... nous n'irons pas l'y qu?rir, approuv?rent les paysans.
Le vieux maraudeur hocha la t?te d'un air d'hypocrite piti?.
--C'est une peine que monsieur le duc ne vous donnera pas, dit-il; avant deux heures il sera ici.
--Comment le savez-vous?
--Je le sais par M. Laugeron, qui m'a dit, lorsque j'ai enfourch? son bidet: <
D'un commun mouvement tous les paysans qui avaient une montre la consult?rent.
--Et que vient-il chercher ici? demanda le jeune m?tayer.
--Pardienne!... il ne me l'a pas dit, r?pondit le maraudeur; mais il n'y a pas besoin d'?tre malin pour le deviner. Il vient visiter ses anciens domaines et les reprendre ? ceux qui les ont achet?s. ? toi, Rousselet, il r?clamera les pr?s de l'Oiselle qui donnent toujours deux coupes; ? vous, p?re Gauchais, les pi?ces de terre de la Croix-Br?l?e; ? vous, Chanlouineau les vignes de la Borderie....
Chanlouineau, c'?tait ce beau gars qui deux fois d?j? avait interrompu le p?re Chupin.
--Nous r?clamer la Borderie!... s'?cria-t-il avec une violence inou?e, qu'il s'en avise... et nous verrons. C'?tait un terrain maudit, quand mon p?re l'a achet?, il n'y poussait que des ajoncs et une ch?vre n'y e?t pas trouv? sa p?ture... Nous l'avons ?pierr? pierre ? pierre, nous avons us? nos ongles ? gratter le gravier, nous l'avons engraiss? de notre sueur, et on nous le reprendrait!... Ah!... on me tirerait avant ma derni?re goutte de sang.
--Je ne dis pas, mais....
--Mais quoi?... Est-ce notre faute ? nous, si les nobles se sont sauv?s ? l'?tranger? Nous n'avons pas vol? leurs biens, n'est-ce pas? La nation les a mis en vente, nous les avons achet?s et pay?s, nos actes sont en r?gle, la loi est pour nous.
--C'est vrai. Mais M. de Sairmeuse est le grand ami du roi...
Personne alors, sur la place de l'?glise, ne s'occupait de ce jeune soldat dont la voix, l'instant d'avant, faisait vibrer les plus nobles sentiments.
La France envahie, l'ennemi mena?ant, tout ?tait oubli?. Le tout-puissant instinct de la propri?t? avait parl?.
--M'est avis, reprit Chanlouineau, que nous ferions bien d'aller consulter M. le baron d'Escorval.
--Oui, oui!... s'?cri?rent les paysans, allons!
Ils se mettaient en route, quand un homme du village m?me, qui lisait quelquefois les gazettes, les arr?ta.
--Prenez garde ? ce que vous allez faire, pronon?at-il. Ne savez-vous donc pas que depuis le retour des Bourbons, M. d'Escorval n'est plus rien?... Fouch? l'a couch? sur ses listes de proscription, il est ici en exil et la police le surveille.
? cette seule objection, tout l'enthousiasme tomba.
--C'est pourtant vrai, murmur?rent plusieurs vieux, une visite ? M. d'Escorval nous ferait, peut-?tre, bien du tort.... Et d'ailleurs, quel conseil nous donnerait-il?
Seul Chanlouineau avait oubli? toute prudence.
--Qu'importe!... s'?cria-t-il. Si M. d'Escorval n'a pas de conseil ? nous donner, il peut toujours se mettre ? notre t?te et nous apprendre comment on r?siste et comment on se d?fend.
Depuis un moment, le p?re Chupin ?tudiait d'un oeil impassible ce grand d?cha?nement de col?res. Au fond du coeur, il ressentait quelque chose de la monstrueuse satisfaction de l'incendiaire ? la vue des flammes qu'il a allum?es.
Peut-?tre avait-il d?j? le pressentiment du r?le ignoble qu'il devait jouer quelques mois plus tard.
Mais, pour l'instant, satisfait de l'?preuve, il se posa en mod?rateur.
--Attendez donc, pour crier, qu'on vous ?corche, pronon?a-t-il d'un ton ironique. Ne voyez-vous pas que j'ai tout mis au pis. Qui vous dit que le duc de Sairmeuse s'inqui?tera de vous? Qu'avez-vous de ses anciens domaines, entre vous tous? Presque rien. Quelques laudes, des p?tures et le coteau de la Borderie.... Tout cela autrefois ne rapportait pas cinq cents pistoles par an....
--?a, c'est vrai, approuva Chanlouineau, et si le revenu que vous dites a quadrupl?, c'est que ces terres sont entre les mains de plus de quarante propri?taires qui les cultivent eux-m?mes.
--Raison de plus pour que le duc n'en souffle mot; il ne voudra pas se mettre tout le pays ? dos. Dans mon id?e, il ne s'en prendra qu'? un seul des possesseurs de ses biens, ? notre ancien maire, ? M. Lacheneur, enfin.
Ah! il connaissait bien le f?roce ?go?sme de ses compatriotes, le vieux mis?rable. Il savait de quel coeur et avec quel ensemble on accepterait une victime expiatoire dont le sacrifice serait le salut de tous.
--Il est de fait, objecta un vieux, que M. Lacheneur poss?de presque tout le domaine de Sairmeuse.
--Dites tout, allez, pendant que vous y ?tes, reprit le p?re Chupin. O? demeure M. Lacheneur? Dans ce beau ch?teau de Sairmeuse dont nous voyons d'ici les girouettes ? travers les arbres. Il chasse dans les bois des ducs de Sairmeuse, il p?che dans leurs ?tangs, il se fait tra?ner par des chevaux qui leur ont appartenu, dans des voitures o? on retrouverait leurs armes si on grattait la peinture.
Il y a vingt ans, Lacheneur ?tait un pauvre diable comme moi, maintenant c'est un gros monsieur ? cinquante mille livres de rente. Il porte des redingotes de drap fin, et des bottes ? retroussis comme le baron d'Escorval. Il ne travaille plus, il fait travailler les autres, et quand il passe, il faut le saluer jusqu'? terre. Pour un moineau tu? <
--Oh!... de celle-l?, pas un mot, s'?cria Chanlouineau... si elle ?tait la ma?tresse, il n'y aurait plus un pauvre dans le pays, et m?me on abuse de sa bont?... demandez plut?t ? votre femme, p?re Chupin.
Sans s'en douter, le malheureux jeune homme venait de jouer sa t?te.
Cependant, le vieux maraudeur d?vora cet affront qu'il ne devait pas oublier, et c'est de l'air le plus humble qu'il poursuivit:
--Je ne dis pas que Mlle Marie-Anne n'est pas donnante, mais enfin il lui reste encore assez d'argent pour ses toilettes et ses falbalas... Je soutiens donc que M. Lacheneur serait encore tr?s-heureux apr?s avoir restitu? la moiti?, les trois quarts m?me des biens qu'il a acquis on ne sait comment. Il lui en resterait encore assez pour ?craser le pauvre monde.
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