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Read Ebook: Le Côté de Guermantes - Première partie by Proust Marcel

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Ebook has 402 lines and 69492 words, and 9 pages

MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

LE C?T? DE GUERMANTES

GALLIMARD

OEUVRES DE MARCEL PROUST

DU C?T? DE CHEZ SWANN .

A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS .

LE C?T? DE GUERMANTES .

SODOME ET GOMORRHE .

LA PRISONNI?RE .

ALBERTINE DISPARUE.

LE TEMPS RETROUV? .

PASTICHES ET M?LANGES.

LES PLAISIRS ET LES JOURS.

CHRONIQUES.

LETTRES A LA N.R.F.

MORCEAUX CHOISIS.

UN AMOUR DE SWANN .

OEUVRES COMPL?TES .

A L?ON DAUDET

DU VOYAGE DE SHAKESPEARE

DU PARTAGE DE L'ENFANT

DE L'ASTRE NOIR

DE FANTOMES ET VIVANTS

DU MONDE DES IMAGES

DE TANT DE CHEFS-D'OEUVRE

EN T?MOIGNAGE DE RECONNAISSANCE ET D'ADMIRATION

M.P.

Le p?piement matinal des oiseaux semblait insipide ? Fran?oise. Chaque parole des <> la faisait sursauter; incommod?e par tous leurs pas, elle s'interrogeait sur eux; c'est que nous avions d?m?nag?. Certes les domestiques ne remuaient pas moins, dans le <> de notre ancienne demeure; mais elle les connaissait; elle avait fait de leurs all?es et venues des choses amicales. Maintenant elle portait au silence m?me une attention douloureuse. Et comme notre nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel nous avions donn? jusque-l? ?tait bruyant, la chanson d'un homme qui passait, faisait venir des larmes aux yeux de Fran?oise en exil. Aussi, si je m'?tais moqu? d'elle qui, navr?e d'avoir eu ? quitter un immeuble o? l'on ?tait <> et o? elle avait fait ses malles en pleurant, selon les rites de Combray, et en d?clarant sup?rieure ? toutes les maisons possibles celle qui avait ?t? la n?tre, en revanche, moi qui assimilais aussi difficilement les nouvelles choses que j'abandonnais ais?ment les anciennes, je me rapprochai de notre vieille servante quand je vis que l'installation dans une maison o? elle n'avait pas re?u du concierge qui ne nous connaissait pas encore les marques de consid?ration n?cessaires ? sa bonne nutrition morale, l'avait plong?e dans un ?tat voisin du d?p?rissement. Elle seule pouvait me comprendre; ce n'?tait certes pas son jeune valet de pied qui l'e?t fait; pour lui qui ?tait aussi peu de Combray que possible, emm?nager, habiter un autre quartier, c'?tait comme prendre des vacances o? la nouveaut? des choses donnait le m?me repos que si l'on e?t voyag?; il se croyait ? la campagne; et un rhume de cerveau lui apporta, comme un <> pris dans un wagon o? la glace ferme mal, l'impression d?licieuse qu'il avait vu du pays; ? chaque ?ternuement, il se r?jouissait d'avoir trouv? une si chic place, ayant toujours d?sir? des ma?tres qui voyageraient beaucoup. Aussi, sans songer ? lui, j'allai droit ? Fran?oise; comme j'avais ri de ses larmes ? un d?part qui m'avait laiss? indiff?rent, elle se montra glaciale ? l'?gard de ma tristesse, parce qu'elle la partageait. Avec la <> pr?tendue des nerveux grandit leur ?go?sme; ils ne peuvent supporter de la part des autres l'exhibition des malaises auxquels ils pr?tent chez eux-m?mes de plus en plus d'attention. Fran?oise, qui ne laissait pas passer le plus l?ger de ceux qu'elle ?prouvait, si je souffrais d?tournait la t?te pour que je n'eusse pas le plaisir de voir ma souffrance plainte, m?me remarqu?e. Elle fit de m?me d?s que je voulus lui parler de notre nouvelle maison. Du reste, ayant d? au bout de deux jours aller chercher des v?tements oubli?s dans celle que nous venions de quitter, tandis que j'avais encore, ? la suite de l'emm?nagement, de la <> et que, pareil ? un boa qui vient d'avaler un boeuf, je me sentais p?niblement bossu? par un long bahut que ma vue avait ? <>, Fran?oise, avec l'infid?lit? des femmes, revint en disant qu'elle avait cru ?touffer sur notre ancien boulevard, que pour s'y rendre elle s'?tait trouv?e toute <>, que jamais elle n'avait vu des escaliers si mal commodes, qu'elle ne retournerait pas habiter l?-bas <> et lui donn?t-on des millions--hypoth?se gratuite--que tout ?tait beaucoup mieux <> dans notre nouvelle maison. Or, il est temps de dire que celle-ci--et nous ?tions venus y habiter parce que ma grand'm?re ne se portant pas tr?s bien, raison que nous nous ?tions gard?s de lui donner, avait besoin d'un air plus pur--?tait un appartement qui d?pendait de l'h?tel de Guermantes.

A l'?ge o? les Noms, nous offrant l'image de l'inconnaissable que nous avons vers? en eux, dans le m?me moment o? ils d?signent aussi pour nous un lieu r?el, nous forcent par l? ? identifier l'un ? l'autre au point que nous partons chercher dans une cit? une ?me qu'elle ne peut contenir mais que nous n'avons plus le pouvoir d'expulser de son nom, ce n'est pas seulement aux villes et aux fleuves qu'ils donnent une individualit?, comme le font les peintures all?goriques, ce n'est pas seulement l'univers physique qu'ils diaprent de diff?rences, qu'ils peuplent de merveilleux, c'est aussi l'univers social: alors chaque ch?teau, chaque h?tel ou palais fameux a sa dame, ou sa f?e, comme les for?ts leurs g?nies et leurs divinit?s les eaux. Parfois, cach?e au fond de son nom, la f?e se transforme au gr? de la vie de notre imagination qui la nourrit; c'est ainsi que l'atmosph?re o? Mme de Guermantes existait en moi, apr?s n'avoir ?t? pendant des ann?es que le reflet d'un verre de lanterne magique et d'un vitrail d'?glise, commen?ait ? ?teindre ses couleurs, quand des r?ves tout autres l'impr?gn?rent de l'?cumeuse humidit? des torrents.

Cependant, la f?e d?p?rit si nous nous approchons de la personne r?elle ? laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence ? la refl?ter et elle ne contient rien de la f?e; la f?e peut rena?tre si nous nous ?loignons de la personne; mais si nous restons aupr?s d'elle, la f?e meurt d?finitivement et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s'?teindre le jour o? dispara?trait la f?e M?lusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver ? l'origine le beau portrait d'une ?trang?re que nous n'aurons jamais connue, n'est plus que la simple carte photographique d'identit? ? laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe. Mais qu'une sensation d'une ann?e d'autrefois--comme ces instruments de musique enregistreurs qui gardent le son et le style des diff?rents artistes qui en jou?rent--permette ? notre m?moire de nous faire entendre ce nom avec le timbre particulier qu'il avait alors pour notre oreille, et ce nom en apparence non chang?, nous sentons la distance qui s?pare l'un de l'autre les r?ves que signifi?rent successivement pour nous ses syllabes identiques. Pour un instant, du ramage r?entendu qu'il avait en tel printemps ancien, nous pouvons tirer, comme des petits tubes dont on se sert pour peindre, la nuance juste, oubli?e, myst?rieuse et fra?che des jours que nous avions cru nous rappeler, quand, comme les mauvais peintres, nous donnions ? tout notre pass? ?tendu sur une m?me toile les tons conventionnels et tous pareils de la m?moire volontaire. Or, au contraire, chacun des moments qui le compos?rent employait, pour une cr?ation originale, dans une harmonie unique, les couleurs d'alors que nous ne connaissons plus et qui, par exemple, me ravissent encore tout ? coup si, gr?ce ? quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant apr?s tant d'ann?es le son, si diff?rent de celui d'aujourd'hui, qu'il avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonfl?e de la jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleill?s d'un sourire bleu. Et le nom de Guermantes d'alors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enferm? de l'oxyg?ne ou un autre gaz: quand j'arrive ? le crever, ? en faire sortir ce qu'il contient, je respire l'air de Combray de cette ann?e-l?, de ce jour-l?, m?l? d'une odeur d'aub?pines agit?e par le vent du coin de la place, pr?curseur de la pluie, qui tour ? tour faisait envoler le soleil, le laissait s'?tendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le rev?tir d'une carnation brillante, presque rose, de g?ranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagn?rienne, dans l'all?gresse, qui conserve tant de noblesse ? la festivit?. Mais m?me en dehors des rares minutes comme celles-l?, o? brusquement nous sentons l'entit? originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourd'hui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, o? ils n'ont plus qu'un usage enti?rement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la r?verie, nous r?fl?chissons, nous cherchons, pour revenir sur le pass?, ? ralentir, ? suspendre le mouvement perp?tuel o? nous sommes entra?n?s, peu ? peu nous revoyons appara?tre, juxtapos?es, mais enti?rement distinctes les unes des autres, les teintes qu'au cours de notre existence nous pr?senta successivement un m?me nom.

Dans les f?tes qu'elle donnait, comme je n'imaginais pour les invit?s aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononc?e qui f?t banale, ou m?me originale d'une mani?re humaine et rationnelle, ce tourbillon de noms introduisant moins de mati?re que n'e?t fait un repas de fant?mes ou un bal de spectres autour de cette statuette en porcelaine de Saxe qu'?tait Mme de Guermantes, gardait une transparence de vitrine ? son h?tel de verre. Puis quand Saint-Loup m'eut racont? des anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, l'h?tel de Guermantes ?tait devenu--comme avait pu ?tre autrefois quelque Louvre--une sorte de ch?teau entour?, au milieu de Paris m?me, de ses terres, poss?d? h?r?ditairement, en vertu d'un droit antique bizarrement survivant, et sur lesquelles elle exer?ait encore des privil?ges f?odaux. Mais cette derni?re demeure s'?tait elle-m?me ?vanouie quand nous ?tions venus habiter tout pr?s de Mme de Villeparisis un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son h?tel. C'?tait une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-?tre encore et dans lesquelles la cour d'honneur--soit alluvions apport?es par le flot montant de la d?mocratie, soit legs de temps plus anciens o? les divers m?tiers ?taient group?s autour du seigneur--avait souvent sur ses c?t?s des arri?re-boutiques, des ateliers, voire quelque ?choppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu'on voit accot?es aux flancs des cath?drales que l'esth?tique des ing?nieurs n'a pas d?gag?es, un concierge savetier, qui ?levait des poules et cultivait des fleurs--et au fond, dans le logis <>, une <> qui, quand elle sortait dans sa vieille cal?che ? deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant ?chapp?es du jardinet de la loge , envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l'immeuble qui passaient ? ce moment-l? et qu'elle confondait dans sa d?daigneuse affabilit? et sa morgue ?galitaire.

Dans la maison que nous ?tions venus habiter, la grande dame du fond de la cour ?tait une duchesse, ?l?gante et encore jeune. C'?tait Mme de Guermantes, et gr?ce ? Fran?oise, je poss?dais assez vite des renseignements sur l'h?tel. Car les Guermantes ?taient sa constante pr?occupation depuis le matin, o?, jetant, pendant qu'elle coiffait maman, un coup d'oeil d?fendu, irr?sistible et furtif dans la cour, elle disait: <> ou <>, jusqu'au soir, o?, si elle entendait, pendant qu'elle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un ?cho de chansonnette, elle induisait: <>; dans son visage r?gulier, sous ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse anim? et d?cent mettait alors pour un instant chacun de ses traits ? sa place, les accordait dans un ordre appr?t? et fin, comme avant une contredanse.

Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l'int?r?t de Fran?oise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c'?tait pr?cis?ment celui o? la porte coch?re s'ouvrant ? deux battants, la duchesse montait dans sa cal?che. C'?tait habituellement peu de temps apr?s que nos domestiques avaient fini de c?l?brer cette sorte de p?que solennelle que nul ne doit interrompre, appel?e leur d?jeuner, et pendant laquelle ils ?taient tellement <> que mon p?re lui-m?me ne se f?t pas permis de les sonner, sachant d'ailleurs qu'aucun ne se f?t pas plus d?rang? au cinqui?me coup qu'au premier, et qu'il e?t ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Fran?oise n'e?t pas manqu? de lui pr?senter toute la journ?e une figure couverte de petites marques cun?iformes et rouges qui d?ployaient au dehors, mais d'une fa?on peu d?chiffrable, le long m?moire de ses dol?ances et les raisons profondes de son m?contentement. Elle les d?veloppait d'ailleurs, ? la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela--qu'elle croyait d?sesp?rant pour nous, <>, <>,--dire toute la sainte journ?e des <>.

Les derniers rites achev?s, Fran?oise, qui ?tait ? la fois, comme dans l'?glise primitive, le c?l?brant et l'un des fid?les, se servait un dernier verre de vin, d?tachait de son cou sa serviette, la pliait en essuyant ? ses l?vres un reste d'eau rougie et de caf?, la passait dans un rond, remerciait d'un oeil dolent <> jeune valet de pied qui pour faire du z?le lui disait: <>, et allait aussit?t ouvrir la fen?tre sous le pr?texte qu'il faisait trop chaud <>. En jetant avec dext?rit?, dans le m?me temps qu'elle tournait la poign?e de la crois?e et prenait l'air, un coup d'oeil d?sint?ress? sur le fond de la cour, elle y d?robait furtivement la certitude que la duchesse n'?tait pas encore pr?te, couvait un instant de ses regards d?daigneux et passionn?s la voiture attel?e, et, cet instant d'attention une fois donn? par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait d'avance devin? la puret? en sentant la douceur de l'air et la chaleur du soleil; et elle regardait ? l'angle du toit la place o?, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste au-dessus de la chemin?e de ma chambre, des pigeons pareils ? ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, ? Combray.

--Ah! Combray, Combray, s'?criait-elle. Ah! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journ?e sous tes aub?pines et nos pauvres lilas--en ?coutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu'un qui chuchoterait, au lieu d'entendre cette mis?rable sonnette de notre jeune ma?tre qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satan? couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait qu'on ait entendu avant qu'il ait sonn?, et si vous ?tes d'une minute en retard, il <> dans des col?res ?pouvantables. H?las! pauvre Combray! peut-?tre que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aub?pines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que j'entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui m'auront d?j? damn?e dans ma vie.

Et Fran?oise apr?s un signe modeste, ?vasif et ravi dont la signification ?tait ? peu pr?s: <>, refermait la fen?tre de peur que maman n'arriv?t. Ces <> qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, c'?tait nous, mais Jupien avait raison de dire <>, car, sauf pour certains plaisirs d'amour-propre purement personnels--comme celui, quand elle toussait sans arr?ter et que toute la maison avait peur de prendre son rhume, de pr?tendre, avec un ricanement irritant, qu'elle n'?tait pas enrhum?e--pareille ? ces plantes qu'un animal auquel elles sont enti?rement unies nourrit d'aliments qu'il attrape, mange, dig?re pour elles et qu'il leur offre dans son dernier et tout assimilable r?sidu, Fran?oise vivait avec nous en symbiose; c'est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d'?laborer les petites satisfactions d'amour-propre dont ?tait form?e--en y ajoutant le droit reconnu d'exercer librement le culte du d?jeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorg?e d'air ? la fen?tre quand il ?tait fini, quelque fl?nerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa ni?ce--la part de contentement indispensable ? sa vie. Aussi comprend-on que Fran?oise avait pu d?p?rir, les premiers jours, en proie, dans une maison o? tous les titres honorifiques de mon p?re n'?taient pas encore connus, ? un mal qu'elle appelait elle-m?me l'ennui, l'ennui dans ce sens ?nergique qu'il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce qu'ils s'<> trop apr?s leur fianc?e, leur village. L'ennui de Fran?oise avait ?t? vite gu?ri par Jupien pr?cis?ment, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffin? que celui qu'elle aurait eu si nous nous ?tions d?cid?s ? avoir une voiture.--<> Jupien sut en effet comprendre et enseigner ? tous que si nous n'avions pas d'?quipage, c'est que nous ne voulions pas. Cet ami de Fran?oise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d'employ? dans un minist?re. Giletier d'abord avec la <> que ma grand'm?re avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage ? en exercer le m?tier quand la petite qui presque encore enfant savait d?j? tr?s bien recoudre une jupe, quand ma grand'm?re ?tait all?e autrefois faire une visite ? Mme de Villeparisis, s'?tait tourn?e vers la couture pour dames et ?tait devenue jupi?re. D'abord <> chez une couturi?re, employ?e ? faire un point, ? recoudre un volant, ? attacher un bouton ou une <>, ? ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite pass? deuxi?me puis premi?re, et s'?tant faite une client?le de dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, c'est-?-dire dans notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de l'atelier qu'elle employait comme apprenties. D?s lors la pr?sence de Jupien avait ?t? moins utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent ? faire des gilets. Mais aid?e de ses amies elle n'avait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicit? un emploi. Il fut libre d'abord de rentrer ? midi, puis, ayant remplac? d?finitivement celui qu'il secondait seulement, pas avant l'heure du d?ner. Sa <> ne se produisit heureusement que quelques semaines apr?s notre emm?nagement, de sorte que la gentillesse de Jupien put s'exercer assez longtemps pour aider Fran?oise ? franchir sans trop de souffrances les premiers temps difficiles. D'ailleurs, sans m?conna?tre l'utilit? qu'il eut ainsi pour Fran?oise ? titre de <>, je dois reconna?tre que Jupien ne m'avait pas plu beaucoup au premier abord. A quelques pas de distance, d?truisant enti?rement l'effet qu'eussent produit sans cela ses grosses joues et son teint fleuri, ses yeux d?bord?s par un regard compatissant, d?sol? et r?veur, faisaient penser qu'il ?tait tr?s malade ou venait d'?tre frapp? d'un grand deuil. Non seulement il n'en ?tait rien, mais d?s qu'il parlait, parfaitement bien d'ailleurs, il ?tait plut?t froid et railleur. Il r?sultait de ce d?saccord entre son regard et sa parole quelque chose de faux qui n'?tait pas sympathique et par quoi il avait l'air lui-m?me de se sentir aussi g?n? qu'un invit? en veston dans une soir?e o? tout le monde est en habit, ou que quelqu'un qui ayant ? r?pondre ? une Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne la difficult? en r?duisant ses phrases ? presque rien. Celles de Jupien--car c'est pure comparaison--?taient au contraire charmantes. Correspondant peut-?tre ? cette inondation du visage par les yeux , je discernai vite en effet chez lui une intelligence rare et l'une des plus naturellement litt?raires qu'il m'ait ?t? donn? de conna?tre, en ce sens que, sans culture probablement, il poss?dait ou s'?tait assimil?, rien qu'? l'aide de quelques livres h?tivement parcourus, les tours les plus ing?nieux de la langue. Les gens les plus dou?s que j'avais connus ?taient morts tr?s jeunes. Aussi ?tais-je persuad? que la vie de Jupien finirait vite. Il avait de la bont?, de la piti?, les sentiments les plus d?licats, les plus g?n?reux. Son r?le dans la vie de Fran?oise avait vite cess? d'?tre indispensable. Elle avait appris ? le doubler.

M?me quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant l'air de ne pas s'occuper de lui, et en lui d?signant seulement d'un air d?tach? une chaise, pendant qu'elle continuait son ouvrage, Fran?oise mettait si habilement ? profit les quelques instants qu'il passait dans la cuisine, en attendant la r?ponse de maman, qu'il ?tait bien rare qu'il repart?t sans avoir indestructiblement grav?e en lui la certitude que <>. Si elle tenait tant d'ailleurs ? ce que l'on s?t que nous avions <>, , ? ce qu'on nous s?t riches, ce n'est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, f?t aux yeux de Fran?oise le bien supr?me, mais la vertu sans la richesse n'?tait pas non plus son id?al. La richesse ?tait pour elle comme une condition n?cessaire de la vertu, ? d?faut de laquelle la vertu serait sans m?rite et sans charme. Elle les s?parait si peu qu'elle avait fini par pr?ter ? chacune les qualit?s de l'autre, ? exiger quelque confortable dans la vertu, ? reconna?tre quelque chose d'?difiant dans la richesse.

Une fois la fen?tre referm?e, assez rapidement--sans cela, maman lui e?t, para?t-il, <>--Fran?oise commen?ait en soupirant ? ranger la table de la cuisine.

--Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, j'avais un ami qui y avait travaill?; il ?tait second cocher chez eux. Et je connais quelqu'un, pas mon copain alors, mais son beau-fr?re, qui avait fait son temps au r?giment avec un piqueur du baron de Guermantes. <> ajoutait le valet de chambre qui avait l'habitude, comme il fredonnait les refrains de l'ann?e, de parsemer ses discours des plaisanteries nouvelles.

Fran?oise, avec la fatigue de ses yeux de femme d?j? ?g?e et qui d'ailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain, distingua non la plaisanterie qui ?tait dans ces mots, mais qu'il devait y en avoir une, car ils n'?taient pas en rapport avec la suite du propos, et avaient ?t? lanc?s avec force par quelqu'un qu'elle savait farceur. Aussi sourit-elle d'un air bienveillant et ?bloui et comme si elle disait: <> Elle ?tait du reste heureuse, car elle savait qu'entendre des traits de ce genre se rattache de loin ? ces plaisirs honn?tes de la soci?t? pour lesquels dans tous les mondes on se d?p?che de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin elle croyait que le valet de chambre ?tait un ami pour elle car il ne cessait de lui d?noncer avec indignation les mesures terribles que la R?publique allait prendre contre le clerg?. Fran?oise n'avait pas encore compris que les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous contredisent et essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui peuvent nous d?soler, en se gardant bien de leur donner une apparence de justification qui diminuerait notre peine et nous donnerait peut-?tre une l?g?re estime pour un parti qu'ils tiennent ? nous montrer, pour notre complet supplice, ? la fois atroce et triomphant.

<>. C'est une grande famille que les Guermantes!>> ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille ? la fois sur le nombre de ses membres et l'?clair de son illustration, comme Pascal la v?rit? de la Religion sur la Raison et l'autorit? des ?critures. Car n'ayant que ce seul mot de <> pour les deux choses, il lui semblait qu'elles n'en formaient qu'une seule, son vocabulaire, comme certaines pierres, pr?sentant ainsi par endroit un d?faut et qui projetait de l'obscurit? jusque dans la pens?e de Fran?oise.

<> s'interrompit-elle comme se posant une question de protocole; elle se r?pondit ? elle-m?me: <>, comme si Antoine avait ?t? un titre. <>, ajoutait Fran?oise qui disait: <>, comme Mme de S?vign?. <> ne vaut pas mieux que lui>>, ajoutait Fran?oise qui, pour trouver au nom d'Antoine un f?minin qui d?sign?t la femme du ma?tre d'h?tel, avait sans doute dans sa cr?ation grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore pr?s de Notre-Dame une rue appel?e rue Chanoinesse, nom qui lui avait ?t? donn? par ces Fran?ais de jadis, dont Fran?oise ?tait, en r?alit?, la contemporaine. On avait d'ailleurs, imm?diatement apr?s, un nouvel exemple de cette mani?re de former les f?minins, car Fran?oise ajoutait:

--Mais s?r et certain que c'est ? la Duchesse qu'est le ch?teau de Guermantes. Et c'est elle dans le pays qu'est madame la mairesse. C'est quelque chose.

--Je comprends que c'est quelque chose, disait avec conviction le valet de pied, n'ayant pas d?m?l? l'ironie.

--Penses-tu, mon gar?on, que c'est quelque chose? mais pour des gens comme <>, ?tre maire et mairesse c'est trois fois rien. Ah! si c'?tait ? moi le ch?teau de Guermantes, on ne me verrait pas souvent ? Paris. Faut-il tout de m?me que des ma?tres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur et Madame, en aient des id?es pour rester dans cette mis?rable ville plut?t que non pas aller ? Combray d?s l'instant qu'ils sont libres de le faire et que personne les retient. Qu'est-ce qu'ils attendent pour prendre leur retraite puisqu'ils ne manquent de rien; d'?tre morts? Ah! si j'avais seulement du pain sec ? manger et du bois pour me chauffer l'hiver, il y a beau temps que je serais chez moi dans la pauvre maison de mon fr?re ? Combray. L?-bas on se sent vivre au moins, on n'a pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend les grenouilles chanter ? plus de deux lieues.

--?a doit ?tre vraiment beau, madame, s'?criait le jeune valet de pied avec enthousiasme, comme si ce dernier trait avait ?t? aussi particulier ? Combray que la vie en gondole ? Venise.

D'ailleurs, plus r?cent dans la maison que le valet de chambre, il parlait ? Fran?oise des sujets qui pouvaient int?resser non lui-m?me, mais elle. Et Fran?oise, qui faisait la grimace quand on la traitait de cuisini?re, avait pour le valet de pied qui disait, en parlant d'elle, <>, la bienveillance sp?ciale qu'?prouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionn?s qui leur donnent de l'Altesse.

--Au moins on sait ce qu'on fait et dans quelle saison qu'on vit. Ce n'est pas comme ici qu'il n'y aura pas plus un m?chant bouton d'or ? la sainte P?ques qu'? la No?l, et que je ne distingue pas seulement un petit ang?lus quand je l?ve ma vieille carcasse. L?-bas on entend chaque heure, ce n'est qu'une pauvre cloche, mais tu te dis: <>, tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les biens de la terre, tu as le temps de te retourner avant d'allumer ta lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu'on ne pourrait seulement pas plus dire que les b?tes ce qu'on a fait.

--Il para?t que M?s?glise aussi c'est bien joli, madame, interrompit le jeune valet de pied au gr? de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenait par hasard de nous avoir entendus parler ? table de M?s?glise.

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