Read Ebook: Littérature et Philosophie mêlées by Hugo Victor
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page
Ebook has 256 lines and 40299 words, and 6 pages
OEUVRES COMPL?TES
VICTOR HUGO
PHILOSOPHIE I 1819-1834 LITT?RATURE ET PHILOSOPHIE M?L?ES
BUT DE CETTE PUBLICATION
Mars 1834.
Il y a dans la vie de tout ?crivain consciencieux un moment o? il sent le besoin de compter avec le pass?, de classer en ordre et de dater les diverses empreintes qu'il a prises de la forme de son esprit ? diff?rentes ?poques, de coordonner, tout en les mettant franchement en lumi?re, les contradictions plut?t superficielles que radicales de sa vie, et de montrer, s'il y a lieu, par quels rapports myst?rieux et intimes les id?es divergentes en apparence de sa premi?re jeunesse se rattachent ? la pens?e unique et centrale qui s'est peu ? peu d?gag?e du milieu d'elles et qui a fini par les r?sorber toutes.
D'ordinaire, ces sortes d'examens de conscience, quand ils sont faits avec bonne foi et candeur, produisent des livres du genre de celui-ci.
Ces changements, ces modifications, ces ?largissements, est-ce d?cadence, comme on l'a dit? est-ce progr?s, comme il le croit? il pose la question; le lecteur la d?cidera.
Ce qui n'est une question pour personne, il l'esp?re du moins, c'est le complet d?sint?ressement qui a pr?sid? aux diverses modifications de ses opinions. Les gu?bres ne s'agenouillaient que devant le soleil; lui, il ne s'agenouille que devant la v?rit?.
Ce ne sont pas des faits qu'il faut chercher dans ces journaux. Il n'y en a pas. Nous le r?p?tons, ce sont des id?es. Des id?es ? l'?tat de germe dans le premier, ? l'?tat d'?panouissement dans le second.
Quant ? ce dernier r?sultat en lui-m?me, voici de quelle mani?re il s'est form?. Apr?s la r?volution de juillet, pendant les derniers mois de 1830 et les premiers mois de 1831, l'auteur re?ut de l'?branlement que les ?v?nements donnaient alors ? toute chose des impressions telles, qu'il lui fut impossible de ne pas en laisser trace quelque part. Il voulut constater, en s'en rendant compte sur-le-champ, de quelle fa?on et jusqu'? quelle profondeur chacun des faits plus ou moins inattendus qui se succ?daient troublait la masse d'id?es politiques qu'il avait amass?e goutte ? goutte depuis dix ans. A mesure qu'un fait nouveau d?gageait en lui une id?e nouvelle, il enregistrait, non le fait, mais l'id?e. De l? ce journal.
La formation de la seconde partie de cette collection n'a besoin que de quelques mots pour s'expliquer d'elle-m?me.
C'est une s?rie de fragments ?crits ? diverses ?poques, et publi?s pour la plupart dans les recueils du temps o? ils ont ?t? ?crits. Ces fragments sont dispos?s par ordre chronologique; et ceux des lecteurs qui, en lisant chaque morceau, voudront ne point oublier la date qu'il porte, pourront remarquer de quelle fa?on l'id?e de l'auteur m?rit d'ann?e en ann?e et dans la forme et dans le fond, depuis l'?tude sur Voltaire, qui est de 1823, jusqu'? l'?tude sur Mirabeau, qui est de 1834. C'est d'ailleurs peut-?tre la seule chose frappante de ce volume, ? la composition duquel n'a ?t? m?l? aucun arrangement artificiel, qu'il commence par le nom de Voltaire et finisse par le nom de Mirabeau. Cela montrerait, s'il n'en existait pas d'ailleurs beaucoup d'autres exemples ? c?t? desquels celui-ci ne vaut pas la peine d'?tre compt?, ? quel point le dix-huiti?me si?cle pr?occupe le dix-neuvi?me. Voltaire, en effet, c'est le dix-huiti?me si?cle syst?me; Mirabeau, c'est le dix-huiti?me si?cle action.
Le premier de ces deux volumes enserre onze ann?es de la vie intellectuelle de l'auteur, de 1819 ? 1830. Le deuxi?me contient ?galement onze ann?es, de 1823 ? 1834. Mais comme une partie de ce deuxi?me volume rentre dans l'intervalle de 1819 ? 1830, les deux volumes r?unis n'offrent le mouvement en bien ou en mal de la pens?e de celui qui les a ?crits que sur une ?chelle de quinze ann?es, de 1819 ? 1834.
Nous ne ferons aucune observation sur les d?pouillements de style et de mani?re que la critique y pourra noter de saison en saison. L'esprit de tout ?crivain progressif doit ?tre comme le platane, dont l'?corce se renouvelle ? mesure que le tronc grossit.
Pour finir ce que nous avons ? dire de ce livre, si l'on nous demandait de le caract?riser d'un mot, nous dirions que ce n'est autre chose qu'une sorte d'herbier o? la pens?e de l'auteur a d?pos?, sous ?tiquette, un ?chantillon tel quel de ses diverses floraisons successives.
Que le lecteur de bonne foi compare, et juge si la loi selon laquelle s'est d?velopp?e cette pens?e est bonne ou mauvaise.
Maintenant il se rencontrera peut-?tre des esprits bienveillants et s?rieux qui demanderont ? l'auteur quelle est la formule actuelle de ses opinions sur la soci?t? et sur l'art.
L'espace lui manque ici pour r?pondre ? la premi?re de ces deux questions. Ce serait un livre tout entier ? faire; il le fera quelque jour. Des mati?res si graves veulent ?tre trait?es ? fond et ne sauraient ?tre utilement abord?es dans un avant-propos. Le peu de pages qui nous reste morcellerait la pens?e de l'auteur sans profit, car il serait impossible de d?tacher, pour des proportions si exigu?s, rien de fini, d'organis? et de complet d'un bloc d'id?es o? tout se tient et fait ensemble. De quelque fa?on que nous nous y prissions, il y aurait toujours des aff?rences lat?rales sur lesquelles il faudrait s'expliquer, des choses purement affirm?es faute de marge pour les d?montrer, des pr?liminaires suppos?s admis, des cons?quences tronqu?es, d'autres qui se ramifieraient trop ? l'?troit; en un mot, des tangentes et des s?cantes dont les extr?mit?s d?passeraient les limites de cette pr?face.
Une fois son intention politique ainsi esquiss?e, il croit pouvoir r?pondre avec plus de d?tail aux personnes qui le questionneraient sur son intention litt?raire. Ici il peut ?tre plus ais?ment et plus vite compris; tout ce qu'il a ?crit jusqu'? ce jour sert de commentaire ? ses paroles. Qu'on lui permette donc quelques d?veloppements sur un sujet plus important qu'on ne le pense commun?ment. Quand on creuse l'art, au premier coup de pioche on entame les questions litt?raires, au second, les questions sociales.
En attendant, l'impulsion est donn?e, la mar?e monte. Les doctrines de la libert? litt?raire ont ensemenc? l'art tout entier. L'avenir moissonnera.
Ce n'est pas que nous, plus que d'autres, nous croyions l'art perfectible. Nous savons qu'on ne d?passera ni Phidias, ni Rapha?l. Mais nous ne d?clarons pas, en secouant tristement la t?te, qu'il est ? jamais impossible de les ?galer. Nous ne sommes pas ainsi, dans les secrets de Dieu. Celui qui a cr?? ceux-l? ne peut-il pas en cr?er d'autres? Pourquoi vouloir arr?ter l'esprit humain? Toutes les ?poques lui conviennent, tous les climats lui sont bons. L'antiquit? a Hom?re, mais le moyen ?ge a Dante, Shakespeare et les cath?drales au nord; la bible et les pyramides ? l'orient.
Et quelle ?poque que celle-ci! Nous l'avons d?j? dit ailleurs et plus d'une fois, le corollaire rigoureux d'une r?volution politique, c'est une r?volution litt?raire. Que voulez-vous que nous y fassions? Il y a quelque chose de fatal dans ce perp?tuel parall?lisme de la litt?rature et de la soci?t?. L'esprit humain ne marche pas d'un seul pied. Les moeurs et les lois s'?branlent d'abord; l'art suit. Pourquoi lui clore l'avenir? Les magnifiques ambitions font faire les grandes choses. Est-ce que le si?cle qui a ?t? assez grand pour avoir son Charlemagne serait trop petit pour avoir son Shakespeare?
Aussi les quelques mots que nous allons dire du drame s'appliquent dans notre pens?e, sauf de l?g?res variantes de r?daction, ? la po?sie tout enti?re, et ce qui s'applique ? la po?sie s'applique ? l'art tout entier.
Selon nous donc, le drame de l'avenir, pour r?aliser l'id?e auguste que nous nous en faisons, pour tenir dignement sa place entre la presse et la tribune, pour jouer comme il convient son r?le dans les choses civilisantes, doit ?tre grand et s?v?re par la forme, grand et s?v?re par le fond.
Les questions de forme ont ?t? toutes abord?es depuis plusieurs ann?es. La forme importe dans les arts. La forme est chose beaucoup plus absolue qu'on ne pense. C'est une erreur de croire, par exemple, qu'une m?me pens?e peut s'?crire de plusieurs mani?res, qu'une m?me id?e peut avoir plusieurs formes. Une id?e n'a jamais qu'une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente, sa forme compl?te, sa forme rigoureuse, sa forme essentielle, sa forme pr?f?r?e par elle, et qui jaillit toujours en bloc avec elle du cerveau de l'homme de g?nie. Ainsi, chez les grands po?tes, rien de plus ins?parable, rien de plus adh?rent, rien de plus consubstantiel que l'id?e et l'expression de l'id?e. Tuez la forme, presque toujours vous tuez l'id?e. Otez sa forme ? Hom?re, vous avez Bitaub?.
Aussi tout art qui veut vivre doit-il commencer par bien se poser ? lui-m?me les questions de forme, de langage et de style.
Sous ce rapport, le progr?s est sensible en France depuis dix ans. La langue a subi un remaniement profond.
Et pour que notre pens?e soit claire, qu'on nous permette d'indiquer ici en quelques mots les diverses formations de notre langue, qui valent la peine d'?tre ?tudi?es, ? partir du seizi?me si?cle surtout, ?poque o? la langue fran?aise a commenc? ? devenir la langue la plus litt?raire de l'Europe.
Au commencement du dix-septi?me si?cle, cette langue trouble et vaseuse subit une premi?re filtration. Op?ration myst?rieuse faite tout ? la fois par les ann?es et par les hommes, par la foule et par le lettr?, par les ?v?nements et par les livres, par les moeurs et par les id?es, qui nous donne pour r?sultat l'admirable langue de P. Mathieu et de Mathurin R?gnier, qui sera plus tard celle de Moli?re et de La Fontaine, et plus tard encore celle de Saint-Simon. Si les langues se fixaient, ce qu'? Dieu ne plaise, la langue fran?aise aurait d? en rester l?. C'?tait une belle langue que cette po?sie de R?gnier, que cette prose de Mathieu! c'?tait une langue d?j? m?re, et cependant toute jeune, une langue qui avait toutes les qualit?s les plus contraires, selon le besoin du po?te; tant?t ferme, adroite, svelte, vive, serr?e, ?troitement ajust?e sur l'intention de l'?crivain, sobre, aust?re, pr?cise, elle allait ? pied et sans images et droit au but; tant?t majestueuse, lente et tout empanach?e de m?taphores, elle tournait largement autour de la pens?e, comme les carrosses ? huit chevaux dans un carrousel. C'?tait une langue ?lastique et souple, facile ? nouer et ? d?nouer au gr? de toutes les fantaisies de la p?riode, une langue toute moir?e de figures et d'accidents pittoresques; une langue neuve, sans aucun mauvais pli, qui prenait merveilleusement la forme de l'id?e, et qui, par moments, flottait quelque peu ? l'entour, autant qu'il le fallait pour la gr?ce du style. C'?tait une langue pleine de fi?res allures, de propri?t?s ?l?gantes, de caprices amusants; commode et naturelle ? ?crire; donnant parfois aux ?crivains les plus vulgaires toutes sortes de bonheurs d'expressions qui faisaient partie de son fonds naturel. C'?tait une langue forte et savoureuse, tout ? la fois claire et color?e, pleine d'esprit, excellente au go?t, ayant bien la senteur de ses origines, tr?s fran?aise, et pourtant laissant voir distinctement sous chaque mot sa racine hell?nique, romaine ou castillane; une langue calme et transparente, au fond de laquelle on distinguait nettement toutes ces magnifiques ?tymologies grecques, latines ou espagnoles, comme les perles et les coraux sous l'eau d'une mer limpide.
Toute chose va ? sa fin. Le dix-huiti?me si?cle filtra et tamisa la langue une troisi?me fois. La langue de Rabelais, d'abord ?pur?e par R?gnier, puis distill?e par Racine, acheva de d?poser dans l'alambic de Voltaire les derni?res mol?cules de la vase natale du seizi?me si?cle. De l? cette langue du dix-huiti?me si?cle, parfaitement claire, s?che, dure, neutre, incolore et insipide, langue admirablement propre ? ce qu'elle avait ? faire, langue du raisonnement et non du sentiment, langue incapable de colorer le style, langue encore souvent charmante dans la prose, et en m?me temps tr?s ha?ssable dans le vers, langue de philosophes en un mot, et non de po?tes. Car la philosophie du dix-huiti?me si?cle, qui est l'esprit d'analyse arriv? ? sa plus compl?te expression, n'est pas moins hostile ? la po?sie qu'? la religion, parce que la po?sie comme la religion n'est qu'une grande synth?se. Voltaire ne se h?risse pas moins devant Hom?re que devant J?sus.
Au dix-neuvi?me si?cle, un changement s'est fait dans les id?es ? la suite du changement qui s'?tait fait dans les choses. Les esprits ont d?sert? cet aride sol voltairien, sur lequel le soc de l'art s'?br?chait depuis si longtemps pour de maigres moissons. Au vent philosophique a succ?d? un souffle religieux, ? l'esprit d'analyse l'esprit de synth?se, au d?mon d?molisseur le g?nie de la reconstruction, comme ? la convention avait succ?d? l'empire, ? Robespierre Napol?on. Il est apparu des hommes dou?s de la facult? de cr?er, et ayant tous les instincts myst?rieux qui tracent son itin?raire au g?nie. Ces hommes, que nous pouvons d'autant plus louer que nous sommes personnellement bien ?loign?s de pr?tendre ? l'honneur de figurer parmi eux, ces hommes se sont mis ? l'oeuvre. L'art, qui, depuis cent ans, n'?tait plus en France qu'une litt?rature, est redevenu une po?sie.
Au dix-huiti?me si?cle il avait fallu une langue philosophique, au dix-neuvi?me il fallait une langue po?tique.
C'est en pr?sence de ce besoin que, par instinct et presque ? leur insu, les po?tes de nos jours, aid?s d'une sorte de sympathie et de concours populaire, ont soumis la langue ? cette ?laboration radicale qui ?tait si mal comprise il y a quelques ann?es, qui a ?t? prise d'abord pour une lev?e en masse de tous les sol?cismes et de tous les barbarismes possibles, et qui a si longtemps fait taxer d'ignorance et d'incorrection tel pauvre jeune ?crivain consciencieux, honn?te et courageux, philologue comme Dante en m?me temps que po?te, nourri des meilleures ?tudes classiques, lequel avait peut-?tre pass? sa jeunesse ? ne remporter dans les coll?ges que des prix de grammaire.
Les po?tes ont fait ce travail, comme les abeilles leur miel, en songeant ? autre chose, sans calcul, sans pr?m?ditation, sans syst?me, mais avec la rare et naturelle intelligence des abeilles et des po?tes. Il fallait d'abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur; il a donc ?t? bon de la m?langer selon certaines doses avec la fange f?conde des vieux mots du seizi?me si?cle. Les contraires se corrigent souvent l'un par l'autre. Nous ne pensons pas qu'on ait eu tort de faire infuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat.
L'op?ration d'ailleurs s'est accomplie, on le voit bien maintenant, selon les lois grammaticales les plus rigoureuses. La langue a ?t? retremp?e ? ses origines. Voil? tout. Seulement, et encore avec une r?serve extr?me, on a remis en circulation un certain nombre d'anciens mots n?cessaires ou utiles. Nous ne sachons pas qu'on ait fait des mots nouveaux. Or ce sont les mots nouveaux, les mots invent?s, les mots faits artificiellement qui d?truisent le tissu d'une langue. On s'en est gard?. Quelques mots frustes ont ?t? refrapp?s au coin de leurs ?tymologies. D'autres, tomb?s en banalit?, et d?tourn?s de leur vraie signification, ont ?t? ramass?s sur le pav? et soigneusement replac?s dans leur sens propre.
De toute cette ?laboration, dont nous n'indiquons ici que quelques d?tails pris au hasard, et surtout du travail simultan? de toutes les id?es particuli?res ? ce si?cle , il est sorti une langue qui, certes, aura aussi ses grands ?crivains, nous n'en doutons pas; une langue forg?e pour tous les accidents possibles de la pens?e; langue qui, selon le besoin de celui qui s'en sert, a la gr?ce et la na?vet? des allures comme au seizi?me si?cle, la fiert? des tournures et la phrase ? grands plis comme au dix-septi?me si?cle, le calme, l'?quilibre et la clart? comme au dix-huiti?me; langue propre ? ce si?cle, qui r?sume trois formes excellentes de notre idiome sous une forme plus d?velopp?e et plus compl?te, et avec laquelle aujourd'hui l'?crivain qui en aurait le g?nie pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et peindre comme Mathieu.
Cette langue est aujourd'hui ? peu pr?s faite. Comme prose, ceux qui l'?tudient dans les notables ?crivains qu'elle poss?de d?j?, et que nous pourrions nommer, savent qu'elle a mille lois ? elle, mille secrets, mille propri?t?s, mille ressources n?es tant de son fonds personnel que de la mise en commun du fonds des trois langues qui l'ont pr?c?d?e et qu'elle multiplie les unes par les autres. Elle a aussi sa prosodie particuli?re et toutes sortes de petites r?gles int?rieures connues seulement de ceux qui pratiquent, et sans lesquelles il n'y a pas plus de prose que de vers. Comme po?sie, elle est aussi bien construite pour la r?verie que pour la pens?e, pour l'ode que pour le drame. Elle a ?t? remani?e dans le vers par le m?tre, dans la strophe par le rhythme. De l?, une harmonie toute neuve, plus riche que l'ancienne, plus compliqu?e, plus profonde, et qui gagne tous les jours de nouvelles octaves.
Telle est, avec tous les d?veloppements que nous ne pouvons donner ici ? notre pens?e, la langue que l'art du dix-neuvi?me si?cle s'est faite, et avec laquelle en particulier il va parler aux masses du haut de la sc?ne. Sans doute la sc?ne, qui a ses lois d'optique et de concentration, modifiera cette langue d'une certaine fa?on, mais sans y rien alt?rer d'essentiel. Il faudra par exemple ? la sc?ne une prose aussi en saillie que possible, tr?s fermement sculpt?e, tr?s nettement cisel?e, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pens?e, et presque en ronde bosse; il faudra ? la sc?ne un vers o? les charni?res soient assez multipli?es pour qu'on puisse les plier et les superposer ? toutes les formes les plus brusques et les plus saccad?es du dialogue et de la passion. La prose en relief, c'est un besoin du th??tre; le vers bris?, c'est un besoin du drame.
Ceci une fois pos? et admis, nous croyons que d?sormais tous les progr?s de forme s?rieux qui seront dans le sens grammatical de la langue doivent ?tre ?tudi?s, applaudis et adopt?s. Et qu'on ne se m?prenne pas sur notre pens?e, appeler les progr?s, ce n'est pas encourager les modes. Les modes dans les arts font autant de mal que les r?volutions font de bien. Les modes substituent le chic, le poncif et le proc?d? d'atelier ? l'?tude aust?re de chaque chose et aux originalit?s individuelles. Les modes mettent ? la disposition de tout le monde une mani?re verniss?e et chatoyante, peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un ?clat de surface plus vif et plus amusant ? l'oeil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes d?figurent tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute oeuvre. Gardons-nous des modes dans le style; esp?rons cette r?serve de la sagesse des jeunes et brillants ?crivains qui m?nent au progr?s les g?n?rations de leur ?ge. Il serait f?cheux qu'on en v?nt un jour ? poss?der des recettes courantes pour faire du style original comme les chimistes de cabaret font du vin de Champagne en m?lant, selon certaines doses, ? n'importe quel vin blanc convenablement ?dulcor?, de l'acide tartrique et du bicarbonate de soude.
Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s'en grise, mais le connaisseur n'en boit pas.
Nous n'en viendrons pas l?. Il y a un esprit de mesure et de critique en m?me temps qu'un grand souffle d'enthousiasme dans les nouvelles g?n?rations. La langue a ?t? amen?e ? un point excellent depuis quinze ann?es. Ce qui a ?t? fait par les id?es ne sera pas d?truit par les fantaisies.
R?formons, ne d?formons pas.
C'est le style qui fait la dur?e de l'oeuvre et l'immortalit? du po?te. La belle expression embellit la belle pens?e et la conserve; c'est tout ? la fois une parure et une armure. Le style sur l'id?e, c'est l'?mail sur la dent.
Dans tout grand ?crivain il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand alg?briste dans tout grand astronome. Pascal contient Vaugelas; Lagrange contient Bezout.
S?v?rit? donc et grandeur dans la forme; et, pour que l'oeuvre soit compl?te, grandeur et s?v?rit? dans le fond. Telle est la loi actuelle de l'art; sinon il aura peut-?tre le pr?sent, mais il n'aura pas l'avenir.
Le th??tre, nous le r?p?tons, est une chose qui enseigne et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosit?, le th??tre est devenu pour les multitudes ce qu'?tait l'?glise au moyen ?ge, le lieu attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du po?te dramatique sera plus qu'une magistrature et presque un sacerdoce. Il pourra faillir comme homme; comme po?te, il devra ?tre pur, digne et s?rieux.
D?sormais, ? notre avis, au point de maturit? o? cette ?poque est venue, l'art, quoi qu'il fasse, dans ses fantaisies les plus flottantes et les plus ?chevel?es, dans ses calques les plus s?v?res de la nature, dans ses cr?ations les plus ?chafaud?es sur des r?ves hors du possible et du r?el, dans ses plus d?licates explorations de la m?taphysique du coeur, dans ses plus larges peintures de la passion, de la passion chaude, vivante et irr?fl?chie; l'art, et en particulier le drame, qui est aujourd'hui son expression la plus puissante et la plus saisissable ? tous, doit avoir sans cesse pr?sente, comme un t?moin aust?re de ses travaux, la pens?e du temps o? nous vivons, la responsabilit? qu'il encourt, la r?gle que la foule demande et attend de partout, la pente des id?es et des ?v?nements sur laquelle notre ?poque est lanc?e, la perturbation fatale qu'un pouvoir spirituel mal dirig? pourrait causer au milieu de cet ensemble de forces qui ?laborent en commun, les unes au grand jour, les autres dans l'ombre, notre civilisation future. L'art d'? pr?sent ne doit plus chercher seulement le beau, mais encore le bien.
Po?tes dramatiques, c'est un homme bien convaincu qui vous conseille ici, que ceux d'entre vous qui sentent en eux quelque chose de puissant, de g?n?reux et de fort, se mettent au-dessus des haines de parti, au-dessus m?me de leurs propres petites haines personnelles, s'ils en ont. Ne soyez ni de l'opposition ni du pouvoir, soyez de la soci?t?, comme Moli?re, et de l'humanit? comme Shakespeare. Ne prenez part aux r?volutions mat?rielles que par les r?volutions intellectuelles. N'ameutez pas des passions d'un jour autour de votre oeuvre immortelle. Puisez profond?ment vos trag?dies dans l'histoire, dans l'invention, dans le pass?, dans le pr?sent, dans votre coeur, dans le coeur des autres, et laissez ? de moins dignes le drame de libelle, de personnalit? et de scandale, comme vous laissez aux fabricants de litt?rature le drame de pacotille, le drame-marchandise, le drame pr?texte ? d?corations. Que votre oeuvre soit haute et grande, et vivante, et f?conde, et aille toujours au fond des ?mes. La belle gloire de courtiser des opinions qui se laissent faire, bien entendu, et qui vous donnent un applaudissement pour une caresse! Inspirez-vous donc plut?t, si vous voulez la vraie renomm?e et la vraie puissance, des passions purement humaines, qui sont ?ternelles, que des passions politiques, qui sont passag?res. Soyez plus fiers d'un vers proverbe que d'un vers cocarde.
Attirer la foule ? un drame comme l'oiseau ? un miroir; passionner la multitude autour de la glorieuse fantaisie du po?te, et faire oublier au peuple le gouvernement qu'il a pour l'instant, faire pleurer les femmes sur une femme, les m?res sur une m?re, les hommes sur un homme; montrer, quand l'occasion s'en pr?sente, le beau moral sous la difformit? physique; p?n?trer sous toutes les surfaces pour extraire l'essence de tout; donner aux grands le respect des petits et aux petits la mesure des grands; enseigner qu'il y a souvent un peu de mal dans les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les pires, et, par l?, inspirer aux mauvais l'esp?rance et l'indulgence aux bons; tout ramener, dans les ?v?nements de la vie possible, ? ces grandes lignes providentielles ou fatales entre lesquelles se meut la libert? humaine; profiter de l'attention des masses pour leur enseigner ? leur insu, ? travers le plaisir que vous leur donnez, les sept ou huit grandes v?rit?s sociales, morales ou philosophiques, sans lesquelles elles n'auraient pas l'intelligence de leur temps; voil?, ? notre avis, pour le po?te, la vraie utilit?, la vraie influence, la vraie collaboration dans l'oeuvre civilisatrice. C'est par cette voie magnifique et large, et non par la tracasserie politique, qu'un art devient un pouvoir.
Add to tbrJar First Page Next Page