Read Ebook: Stello by Vigny Alfred De
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page
Ebook has 1410 lines and 64066 words, and 29 pages
STELLO
par ALFRED DE VIGNY.
L'analyse est une sonde. Jet?e profond?ment dans l'Oc?an, elle ?pouvante et d?sesp?re le Faible; mais elle rassure et conduit le Fort qui la tient fermement en main.
LE DOCTEUR-NOIR.
CHAPITRE PREMIER
CARACT?RE DU MALADE
Stello est n? le plus heureusement du monde et prot?g? par l'?toile du ciel la plus favorable. Tout lui a r?ussi, dit-on, depuis son enfance. Les grands ?v?nements du globe sont toujours arriv?s ? leur terme de mani?re ? seconder et ? d?nouer miraculeusement ses ?v?nements particuliers, quelque embrouill?s et confus qu'ils se trouvassent; aussi ne s'inqui?te-t-il jamais lorsque le fil de ses aventures se m?le, se tord et se noue sous les doigts de la Destin?e: il est s?r qu'elle prendra la peine de le disposer elle-m?me dans l'ordre le plus parfait, qu'elle-m?me y emploiera toute l'adresse de ses mains, ? la lueur de l'?toile bienfaisante et infaillible. On dit que, dans les plus petites circonstances, cette ?toile ne lui manqua jamais, et qu'elle ne d?daigne pas d'influer, pour lui, sur le caprice m?me des saisons. Le soleil et les nuages lui viennent quand il le faut. Il y a des gens comme cela.
Cependant il se trouve des jours dans l'ann?e o? il est saisi d'une sorte de souffrance chagrine que la moindre peine de l'?me peut faire ?clater, et dont il sent les approches quelques jours d'avance. C'est alors qu'il redouble de vie et d'activit? pour conjurer l'orage, comme font tous les ?tres vivants qui pressentent un danger. Tout le monde, alors, est bien vu de lui et bien accueilli; il n'en veut ? qui que ce soit, de quoi que ce soit. Agir contre lui, le tyranniser, le pers?cuter, le calomnier, c'est lui rendre un vrai service; et, s'il apprend le mal qu'on lui a fait, il a encore sur la bouche un ?ternel sourire indulgent et mis?ricordieux. C'est qu'il est heureux comme les aveugles le sont lorsqu'on leur parle; car si le sourd nous semble toujours sombre, c'est qu'on ne le voit que dans le moment de la privation de la parole des hommes; et si l'aveugle nous para?t toujours heureux et souriant, c'est que nous ne le voyons que dans le moment o? la voix humaine le console.--C'est ainsi que Stello est heureux; c'est qu'aux approches de sa crise de tristesse et d'affliction, la vie ext?rieure, avec ses fatigues et ses chagrins, avec tous les coups qu'elle donne ? l'?me et au corps, lui vaut mieux que la solitude, o? il craint que la moindre peine de coeur ne lui donne un de ses funestes acc?s. La solitude est empoisonn?e pour lui, comme l'air de la Campagne de Rome. Il le sait; mais il s'y abandonne cependant, tout certain qu'il est d'y trouver une sorte de d?sespoir sans transports, qui est l'absence de l'esp?rance.--Puisse la femme inconnue qu'il aime ne pas le laisser seul dans ces moments d'angoisse!
Stello ?tait, hier matin, aussi chang? en une heure qu'apr?s vingt jours de maladie, les yeux fixes, les l?vres p?les et la t?te abattue sur la poitrine par les coups d'une tristesse imp?rissable.
Dans cet ?tat, qui pr?c?de des douleurs nerveuses auxquelles ne croient jamais les hommes robustes et rubiconds dont les rues sont pleines, il ?tait couch? tout habill? sur un canap?, lorsque, par un grand bonheur, la porte de sa chambre s'ouvrit, et il vit entrer le Docteur-Noir.
CHAPITRE II
SYMPTOMES
"Ah! Dieu soit lou?! s'?cria Stello en levant les yeux, voici un vivant. Et, c'est vous, vous qui ?tes le m?decin des ?mes, quand il y en a qui le sont tout au plus du corps, vous qui regardez au fond de tout, quand le reste des hommes ne voit que la forme et la surface! --Vous n'?tes point un ?tre fantastique, cher Docteur; vous ?tes bien r?el, un homme cr?? pour vivre d'ennui et mourir d'ennui un beau jour. Voil?, pardieu, ce que j'aime de vous, c'est que vous ?tes aussi triste avec les autres que je le suis ?tant seul.--Si l'on vous appelle Noir, dans notre beau quartier de Paris, est-ce pour cela ou pour l'habit et le gilet noir que vous portez?--Je ne le sais pas, Docteur; mais je veux dire ce que je souffre afin que vous m'en parliez; car c'est toujours un grand plaisir pour un malade que de parler de soi et d'en faire parler les autres: la moiti? de la gu?rison g?t l? dedans.
"Or, il faut le dire hautement, depuis ce matin j'ai le spleen, et un tel spleen, que tout ce que je vois, depuis qu'on m'a laiss? seul, m'est en d?go?t profond. J'ai le soleil en haine et la pluie en horreur. Le soleil est si pompeux, aux yeux fatigu?s d'un malade, qu'il semble un insolent parvenu; et la pluie! ah! de tous les fl?aux qui tombent du ciel, c'est le pire ? mon sens. Je crois que je vais aujourd'hui l'accuser de ce que j'?prouve. Quelle forme symbolique pourrais-je donner jamais ? cette incroyable souffrance? Ah! j'y entrevois quelque possibilit?, gr?ce ? un savant. Honneur soit rendu au bon docteur Gall . Il a si bien num?rot? toutes les formes de la t?te humaine, que l'on peut se reconna?tre sur cette carte comme sur celle des d?partements, et que nous ne recevrons pas un coup sur le cr?ne sans savoir avec pr?cision quelle facult? est menac?e dans notre intelligence.
"Eh bien, mon ami, sachez donc qu'? cette heure o? une affliction secr?te a tourment? cruellement mon ?me, je sens autour de mes cheveux tous les Diables de la migraine qui sont ? l'ouvrage sur mon cr?ne pour le fendre; ils y font l'oeuvre d'Annibal aux Alpes. Vous ne les pouvez voir vous: pl?t aux docteurs que je fusse de m?me! Il y a un Farfadet, grand comme un moucheron, tout fr?le et tout noir, qui tient une scie d'une longueur d?mesur?e et l'a enfonc?e plus d'? moiti? sur mon front; il suit une ligne oblique qui va de la protub?rance de Id?alit?, n? 19, jusqu'? celle de la M?lodie, au- devant de l'oeil gauche, n? 32; et l?, dans l'angle du sourcil, pr?s de la bosse de l'Ordre, sont blottis cinq Diablotins, entass?s l'un sur l'autre comme des petites sangsues, et suspendus ? l'extr?mit? de la scie pour qu'elle s'enfonce plus avant dans ma t?te; deux d'entre eux sont charg?s de verser, dans la raie imperceptible qu'y fait leur lame dentel?e, une huile bouillante qui flambe comme du punch et qui n'est pas merveilleusement douce ? sentir. Je sens un autre petit D?mon enrag? qui me ferait crier, si ce n'?tait la continuelle et insupportable habitude de politesse que vous me savez. Celui-ci a ?lu son domicile, en roi absolu, sur la bosse ?norme de la Bienveillance, tout au sommet du cr?ne; il s'est assis, sachant devoir travailler longtemps; il a une vrille entre ses petits bras, et la fait tourner avec une agilit? si surprenante que vous me la verrez tout ? l'heure sortir par le menton. Il y a deux Gnomes d'une petitesse imperceptible ? tous les yeux, m?me au microscope que vous pourriez supposer tenu par un ciron; et ces deux-l? sont mes plus acharn?s et mes plus rudes ennemis; ils ont ?tabli un coin de fer tout au beau milieu de la protub?rance dite du Merveilleux: l'un tient le coin en attitude perpendiculaire, et s'emploie ? l'enfoncer de l'?paule, de la t?te et des bras; l'autre, arm? d'un marteau gigantesque, frappe dessus, comme sur une enclume, ? tour de bras, ? grands efforts de reins, ? grand ?cartement des deux jambes, se renversant pour ?clater de rire ? chaque coup qu'il donne sur le coin impitoyable; chacun de ces coups fait dans ma cervelle le bruit de cinq cent quatre-vingt- quatorze canons en batterie tirant ? la fois sur cent quatre-vingt- quatorze mille hommes qui les attaquent au pas de charge et au bruit des fusils, des tambours et des tam-tams. A chaque coup mes yeux se ferment, mes oreilles tremblent, et la plante de mes pieds fr?mit. --H?las! h?las! mon Dieu, pourquoi avez-vous permis ? ces petits monstres de s'attaquer ? cette bosse du Merveilleux? C'?tait la plus grosse sur toute ma t?te, et celle qui me fit faire quelques po?mes qui m'?levaient l'?me vers le ciel inconnu, comme aussi toutes mes plus ch?res et secr?tes folies. S'ils la d?truisent, que me restera- t-il en ce monde t?n?breux? Cette protub?rance toute divine me donna toujours d'ineffables consolations. Elle est comme un petit d?me sous lequel va se blottir mon ?me pour se contempler et se conna?tre, s'il se peut, pour g?mir et pour prier, pour s'?blouir int?rieurement avec des tableaux purs comme ceux de Rapha?l au nom d'ange, color?s comme ceux de Rubens au nom rougissant . C'?tait l? que mon ?me apais?e trouvait mille po?tiques illusions dont je tra?ais de mon mieux le souvenir sur du papier, et voil? que cet asile est encore attaqu? par ces infernales et invisibles puissances! Redoutables enfants du chagrin, que vous ai-je fait?--Laissez-moi, d?mons glac?s et agiles, qui courez sur chacun de mes nerfs en le refroidissant et glissez sur cette corde comme d'habiles danseurs! Ah! mon ami, si vous pouviez voir sur ma t?te ces impitoyables Farfadets, vous concevriez ? peine qu'il me soit possible de supporter la vie. Tenez, les voil? tous ? pr?sent r?unis, amoncel?s, accumul?s sur la bosse de l'Esp?rance. Qu'il y a longtemps qu'ils travaillent et labourent cette montagne, jetant au vent ce qu'ils en arrachent! H?las! mon ami, ils en ont fait une vall?e si creuse, que vous y logeriez la main tout enti?re."
En pronon?ant ces derni?res paroles, Stello baissa la t?te et la mit dans ses deux mains. Il se tut, et soupira profond?ment.
Le Docteur demeura aussi froid que peut l'?tre la statue du Czar, en hiver, ? Saint-P?tersbourg, et dit:
"Vous avez les Diables-bleus, maladie qui s'appelle en anglais Blue-devils."
CONS?QUENCES DES DIABLES-BLEUS
Stello reprit d'une voix basse:
"Il s'agit de me donner de graves conseils, ? le plus froid des docteurs! Je vous consulte comme j'aurais consult? ma t?te hier soir, quand je l'avais encore; mais, puisqu'elle n'est plus ? ma disposition, il ne me reste rien qui me garantisse des mouvements violents de mon coeur; je le sens afflig?, bless?, et tout pr?t, par d?sespoir, ? se d?vouer pour une opinion politique et ? me dicter des ?crits dans l'int?r?t d'une sublime forme de gouvernement que je vous d?taillerai...
--Dieu du ciel et de la terre! s'?cria le Docteur-Noir en se levant tout ? coup, voyez jusqu'? quel degr? d'extravagance les Diables-bleus et le d?sespoir peuvent entra?ner un Po?te!"
Puis il se rassit; il remit sa canne entre ses jambes avec une fort grande gravit?, et s'en servit pour suivre les lignes du parquet, comme s'il e?t g?om?triquement mesur? ses carr?s et ses losanges. Il n'y pensait pas le moins du monde, mais il attendait que Stello pr?t la parole. Apr?s cinq minutes d'attente, il s'aper?ut que son malade ?tait tomb? dans une distraction compl?te, et il l'en tira en lui disant ceci:
"Je veux vous conter..."
Stello sauta vivement sur son canap?.
"Votre voix m'a fait peur, dit-il; je me croyais seul.
--Je veux vous conter, poursuivit le Docteur, trois petites anecdotes qui vous seront d'excellents rem?des contre la tentation bizarre qui vous vient de d?vouer vos ?crits aux fantaisies d'un parti.
--H?las! h?las! soupira Stello, que gagnerons-nous ? comprimer ce beau mouvement de mon coeur?
--Il vous y enfoncera plus avant, dit le Docteur.
--Il ne peut que m'en tirer, reprit Stello, car je crains fortement que le m?pris ne m'?touffe un matin.
--M?prisez, mais n'?touffez pas, reprit l'impassible Docteur; s'il est vrai que l'on gu?risse par les semblables, comme les poisons par les poisons m?mes, je vous gu?rirai en rendant plus complet le mal qui vous tient. ?coutez-moi.
--Un moment! s'?cria Stello; faisons nos conditions sur la question que vous allez traiter et la forme que vous comptez prendre.
"Je vous d?clare d'abord que je suis las d'entendre parler de la guerre ?ternelle que se font la Propri?t? et la Capacit?; l'une, pareille au dieu Terme et les jambes dans sa gaine, ne pouvant bouger, regardant en piti? l'autre, qui porte des ailes ? la t?te et aux pieds, et voltige autour d'elle au bout d'un fil, souffletant sans cesse sa froide et orgueilleuse ennemie. Quel philosophe me dira jamais laquelle des deux est la plus insolente? Pour moi, je jurerais que la plus b?te est la premi?re, et la plus sotte la seconde. --Voyez donc comme notre monde social a bonne gr?ce ? se balancer si mollement entre deux p?ch?s mortels: l'Orgueil, p?re de toutes les D?mocraties possibles!
"Ne m'en parlez donc pas, s'il vous pla?t; et quant ? la Forme, ah! Seigneur, faites que je ne la sente pas, s'il vous est possible, car je suis bien las des airs qu'elle se donne. Pour l'amour de Dieu, prenez donc une forme futile, et contez-moi , contez-moi quelque histoire bien douce, bien paisible, qui ne soit ni chaude ni froide: quelque chose de modeste, de ti?de et d'affadissant, comme le Temple de Gnide, mon ami! quelque tableau couleur de rose et gris, avec des guirlandes de mauvais go?t; des guirlandes surtout, oh! force guirlandes, je vous en supplie! et une grande quantit? de nymphes, je vous en conjure! de nymphes aux bras arrondis, coupant les ailes ? des Amours sortis d'une petite cage!--des cages! des cages! des arcs, des carquois, oh! de jolis petits carquois! Multipliez les lacs d'amour, les coeurs enflamm?s et les temples ? colonnes de bois de senteur!--Oh! du musc, s'il se peut, n'?pargnez pas le musc du bon temps! Oh! le bon temps! veuillez bien m'en donner, m'en verser dans le sablier pour un quart d'heure, pour dix minutes, pour cinq minutes, s'il ne se peut davantage! S'il fut jamais un bon temps, faites-m'en voir quelques grains, car je suis horriblement las, comme vous le savez, de tout ce que l'on me dit, et de tout ce que l'on m'?crit, et de tout ce que l'on me fait, et de tout ce que je dis, et de ce que j'?cris et de ce que je fais, et surtout des ?num?rations rabelai- siennes, comme je viens d'en faire une ? l'instant m?me o? je parle.
--Cela pourra s'arranger avec ce que j'ai ? vous dire, r?pondit le Docteur en cherchant au plafond, comme s'il e?t suivi le vol d'une mouche.
--H?las! dit Stello, je sais trop que vous prenez lestement votre parti sur l'ennui que vous donnez aux autres."
Et il se tourna le visage contre le mur.
Nonobstant cette parole et cette attitude, le Docteur commen?a avec une honn?te confiance en lui-m?me.
CHAPITRE IV
HISTOIRE D'UNE PUCE ENRAG?E
Le soleil entrait de toutes parts dans la chambre, car il n'?tait que trois heures de l'apr?s-midi, et ses larges rayons ?taient bleus, parce qu'ils traversaient de grands rideaux de soie de cette couleur. Il y avait quatre fen?tres tr?s hautes et quatre rayons tr?s longs; chacun de ces rayons formait comme une ?chelle de Jacob, dans laquelle tour- billonnaient des grains de poussi?re dor?e, qui ressemblaient ? des myriades d'esprits c?lestes montant et descendant avec une rapidit? incalculable, sans que le moindre courant d'air se f?t sentir dans l'appartement le mieux tapiss? et le mieux rembourr? qui f?t jamais. La plus haute pointe de l'?chelle de chaque rayon bleu ?tait appuy?e sur les franges du rideau, et la large base tombait sur la chemin?e. La chemin?e ?tait remplie d'un grand feu, ce grand feu ?tait appuy? sur de gros chenets de cuivre dor?, repr?sentant Pygmalion et Ganym?de; et Ganym?de, Pygmalion, les gros chenets et le grand feu brillaient et ?tincelaient de flammes toutes rouges dans l'atmosph?re c?leste des beaux rayons bleus.
Mademoiselle de Coulanges ?tait la plus jolie, la plus faible, la plus tendre et la moins connue des amies intimes du Roi. C'?tait un corps d?licieux que mademoiselle de Coulanges. Je ne vous assurerai pas qu'elle ait jamais eu une ?me, parce que je n'ai rien vu qui puisse m'autoriser ? l'affirmer; et c'?tait justement pour cela que son ma?tre l'aimait.--A quoi bon, je vous prie, une ?me ? Trianon? --Pour s'entendre parler de remords, de principes d'?ducation, de religion, de sacrifices, de regrets de famille, de craintes sur l'avenir, de haine du monde, de m?pris de soi-m?me, etc., etc., etc.? Litanies des saintes du beau Parc-aux-Cerfs, que l'heureux prince savait d'avance, et auxquelles il aurait r?pondu par le verset suivant, tout couramment. Jamais on ne lui avait dit autre chose en commen?ant, et il en avait assez, sachant que la fin ?tait toujours la m?me. Voyez quel fatigant dialogue: "Ah! Sire, croyez-vous que Dieu me pardonne jamais?--Eh! ma belle, cela n'est pas douteux: il est si bon!--Et moi, comment pourrais-je me pardonner?--Nous verrons ? arranger cela, mon enfant, vous ?tes si bonne!--Quel r?sultat de l'?ducation que je re?us ? Saint-Cyr! Toutes vos compagnes ont fait de beaux mariages, ma ch?re amie.--Ah! ma pauvre m?re en mourra!--Elle veut ?tre Marquise, elle sera Duchesse avec le tabouret.--Ah! Sire, que vous ?tes g?n?reux! Mais le ciel!--Il n'a jamais fait si beau que ce matin depuis le 1er juin."
Voil? qui e?t ?t? insupportable. Mais avec mademoiselle de Coulanges, rien de semblable: douceur parfaite... c'?tait la plus na?ve et la plus innocente des p?cheresses; elle avait un calme sans pareil, un imperturbable sang-froid dans son bonheur, qui lui semblait tout simplement le plus grand qui f?t au monde. Elle ne pensait pas une fois dans la journ?e ni ? la veille ni au lendemain, ne s'informait jamais des ma?tresses qui l'avaient pr?c?d?e, n'avait pas l'ombre de jalousie ni de m?lancolie, prenait le Roi quand il venait, et, le reste du temps, se faisait poudrer, friser et ?pingler, en racine droite, en frimas et en repentirs; se regardait, se pommadait, se faisait la grimace dans la glace, se tirait la langue, se souriait, se pin?ait les l?vres, piquait les doigts de sa femme de chambre, la br?lait avec le fer ? papillotes, lui mettait du rouge sur le nez et des mouches sur l'oeil; courait dans sa chambre, tournait sur elle-m?me jusqu'? ce que sa pirouette e?t fait gonfler sa robe comme un ballon, et s'asseyait au milieu en riant ? se rouler par terre. Quelquefois , elle s'exer?ait ? danser le menuet avec une robe ? paniers et ? longue queue, sans tourner le dos au fauteuil du Roi, mais c'?tait l? la plus grave de ses m?ditations et le calcul le plus profond de sa vie; et, par impatience, elle d?chirait de ses mains la longue robe moir?e qu'elle avait eu tant de peine ? faire circuler dans l'appartement. Pour se consoler de ce travail, elle se faisait peindre au pastel, en robe de soie bleue ou rose, avec des pompons ? tous les noeuds du corset, des ailes au dos, un carquois sur l'?paule et un papillon noy? dans la poudre de ses cheveux: on nommait cela: Psych? ou Diane chasseresse, et c'?tait fort de mode.
En ses moments de repos ou de langueur, mademoiselle de Coulanges avait des yeux d'une douceur incomparable! ils ?taient tous les deux aussi beaux l'un que l'autre, quoi qu'en ait dit M. l'abb? de Voisenon dans des M?moires in?dits venus ? ma connaissance: M. l'abb? n'a pas eu honte de soutenir que l'oeil droit ?tait un peu plus haut que l'oeil gauche, et il a fait l?-dessus deux madrigaux fort malicieux, vertement relev?s, il est vrai, par M. le premier pr?sident. Mais il est temps, dans ce si?cle de justice et de bonne foi, de montrer la v?rit? dans toute sa puret?, et de r?parer le mal qu'une basse envie avait fait. Oui, mademoiselle de Coulanges avait deux yeux et deux yeux parfaitement ?gaux en douceur; ils ?taient fendus en amande, et bord?s de paupi?res blondes tr?s longues; ces paupi?res formaient une petite ombre sur ses joues; ses joues ?taient roses sans rouge; ses l?vres ?taient rouges sans corail; son cou ?tait blanc et bleu, sans bleu et sans blanc; sa taille, faite en gu?pe, ?tait ? tenir dans la main d'une fille de douze ans, et son corps d'acier n'?tait presque pas serr?, puisqu'il y avait place pour la tige d'un gros bouquet qui s'y tenait tout droit. Ah! mon Dieu! que ses mains ?taient blanches et potel?es! Ah! ciel! que ses bras ?taient arrondis jusqu'aux coudes! ces petits coudes ?taient entour?s de dentelles pendantes, et son ?paule fort serr?e par une petite manche collante. Ah! que tout cela ?tait donc joli! Et, cependant, le Roi dormait.
Les deux jolis yeux ?taient ouverts tous deux, puis se fermaient longtemps sur le livre . Les deux beaux yeux se fermaient donc fort longtemps de suite, et puis se rouvraient languissamment en se portant sur la douce lumi?re bleue de la chambre; les paupi?res ?taient l?g?rement gonfl?es et plus l?g?rement teintes de rose, soit sommeil, soit fatigue d'avoir lu au moins trois pages de suite; car, de larmes, on sait que mademoiselle de Coulanges n'en versa qu'une dans sa vie, ce fut quand sa chatte Zulm? re?ut un coup de pied de de brutal M. Dorat de Cubi?res, vrai dragon s'il en f?t, qui ne mettait jamais de mouches sur ses joues, tant il ?tait soldatesque, et frappait tous les meubles avec son ?p?e d'acier, au lieu de porter une excuse ? lame de baleine.
CHAPITRE V
INTERRUPTION
"H?las! s'?cria douloureusement Stello, d'o? vient le langage que vous prenez, cher Docteur? Vous partez quelquefois du dernier mot de chaque phrase pour grimper ? un autre, comme un invalide monte un escalier avec deux jambes de bois.
--Ah! ne vous y fiez pas, dit Stello en soupirant; car il y en a un, qui n'est pas pr?cis?ment le plus sot de tous, qui a dit un soir: "Je ne suis pas toujours de mon opinion." Parlez donc simplement, ? le plus triste des docteurs! et il pourra se faire que je m'ennuie un peu moins."
Et le Docteur reprit en ces termes:
CHAPITRE VI
Add to tbrJar First Page Next Page