Read Ebook: Stello by Vigny Alfred De
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Ebook has 1410 lines and 64066 words, and 29 pages
CHAPITRE VI
CONTINUATION DE L'HISTOIRE QUE FIT LE DOCTEUR-NOIR
"O ma D?it?! qu'avez-vous?" s'?cria-t-il en ?tendant vers elle ses deux mains et ses deux manchettes de dentelle.
Les deux jolis pieds de la plus parfaite des ma?tresses tomb?rent du sofa, et coururent au bout de la chambre avec une vitesse bien surprenante lorsqu'on consid?re par quels talons ils ?taient emp?ch?s.
Le monarque se leva avec dignit? et mit la main sur la garde damasquin?e de son ?p?e; il la tira ? demi dans le premier mouvement, et chercha l'ennemi autour de lui. La jolie t?te de mademoiselle de Coulanges se trouva renvers?e sur le jabot du prince, ses cheveux blonds s'y r?pandirent avec un nuage l?ger de poudre odorif?rante.
"J'ai cru voir..., dit sa douce voix.
--Ah! je sais, je sais, ma belle..., dit le Roi, les larmes aux yeux, tout en souriant avec tendresse et jouant avec les boucles de la t?te languissante et parfum?e; je sais ce que vous voulez dire. Vous ?tes une petite folle.
--Non, vraiment, dit-elle; votre m?decin sait bien qu'il y en a qui enragent.
--On le fera venir, dit le Roi; mais quand cela serait, voyons... l'enfant! ajouta-t-il en lui tapant sur la joue, comme ? une petite fille; quand cela serait, leur croyez-vous la bouche assez grande pour vous mordre?
--Oui, oui, je le crois, et j'en souffre ? la mort", dirent les l?vres roses de mademoiselle de Coulanges.
Et ses beaux yeux se mirent en devoir de se lever au ciel et de laisser ?chapper deux larmes. Il en tomba une de chaque c?t?: celle de droite coula rapidement du coin de l'oeil d'o? elle avait jailli, comme V?nus sortant de la mer d'azur; cette jolie larme descendit jusqu'au menton, et s'y arr?ta d'elle-m?me, comme pour se faire voir, au coin d'une petite fossette, o? elle demeura comme une perle ench?ss?e dans un coquillage rose. La s?duisante larme de gauche eut une marche tout oppos?e; elle se montra fort timidement, toute petite et un peu allong?e; puis elle grossit ? vue d'oeil et resta prise dans les cils blonds les plus doux, les plus longs et les plus soyeux qui se soient jamais vus. Le Roi bien-aim? les d?vora toutes les deux.
Cependant le sein de mademoiselle de Coulanges se gonflait de soupirs et paraissait devoir se briser sous les efforts de sa voix, qui dit encore ceci:
"J'en ai pris une... j'en ai pris une avant-hier, et certainement elle ?tait enrag?e; il fait si chaud cette ann?e!
--Calmez-vous! calmez-vous! ma reine; je chasserai tous mes gens et tous mes ministres, plut?t que de souffrir que vous trouviez encore un de ces monstres dans des appartements royaux."
Les joues bienheureuses de mademoiselle de Coulanges p?lirent tout ? coup, son beau front se contracta horriblement, ses doigts potel?s prirent quelque chose de brun, gros comme la t?te d'une ?pingle, et sa bouche vermeille, qui ?tait bleue en ce moment, s'?cria:
--Voyez si ce n'est pas une puce!
--O f?licit? parfaite! s'?cria le prince d'un ton tant soit peu moqueur, c'est un grain de tabac! Fassent les dieux qu'il ne soit pas enrag?!"
Et les bras blancs de mademoiselle de Coulanges se jet?rent au cou du Roi. Le Roi, fatigu? de cette sc?ne violente, se recoucha sur le sofa. Elle s'?tendit sur le sien comme une chatte famili?re, et dit:
"Ah! Sire, je t'en prie, fais appeler le Docteur, le premier m?decin de Votre Majest?."
Et l'on me fit appeler.
UN CREDO
"Ou ?tiez-vous?" dit Stello, tournant la t?te p?niblement.
Et il la laissa retomber avec pesanteur un instant apr?s.
"Pr?s du lit d'un Po?te mourant, r?pondit le Docteur-Noir avec une impassibilit? effrayante. Mais, avant de continuer, je dois vous adresser une seule question. ?tes-vous Po?te? Examinez-vous bien, et dites-moi si vous vous sentez int?rieurement Po?te."
Stello poussa un profond soupir, et r?pondit, apr?s un moment de recueillement, sur le ton monotone d'une pri?re du soir, demeurant le front appuy? sur un oreiller, comme s'il e?t voulu y ensevelir sa t?te enti?re:
"Je crois en moi, parce que je sens au fond de mon coeur une puissance secr?te, invisible et ind?finissable, toute pareille ? un pressentiment de l'avenir et ? une r?v?lation des causes myst?rieuse du temps pr?sent. Je crois en moi, parce qu'il n'est dans la nature aucune beaut?, aucune grandeur, aucune harmonie, qui me cause un frisson proph?tique, qui ne porte l'?motion profonde dans mes entrailles, et ne gonfle mes paupi?res par des larmes toutes divines et inexplicables. Je crois fermement en une vocation ineffable qui m'est donn?e, et j'y crois ? cause de la piti? sans bornes que m'inspirent les hommes, mes compagnons en mis?re, et aussi ? cause du d?sir que je me sens de leur tendre la main et de les ?lever sans cesse par des paroles de commis?ration et d'amour. Comme une lampe toujours allum?e ne jette qu'une flamme tr?s incertaine et vacillante lorsque l'huile qui l'anime cesse de se r?pandre dans des veines avec abondance, et puis lance jusqu'au fa?te du temple des ?clairs, des splendeurs et des rayons lorsqu'elle est p?n?tr?e de la substance qui la nourrit, de m?me je sens s'?teindre les ?clairs de l'inspiration et les clart?s de la pens?e lorsque la force ind?finissable qui soutient ma vie, l'Amour, cesse de me remplir de sa chaleureuse puissance; et lorsqu'il circule en moi, toute mon ?me en est illumin?e; je crois comprendre tout ? la fois l'?ternit?, l'Espace, la Cr?ation, les cr?atures et la Destin?e; c'est alors que l'Illusion, ph?nix au plumage dor?, vient se poser sur mes l?vres et chante.
"Mais je crois que, lorsque le don de fortifier les faibles commencera de tarir dans le Po?te, alors aussi tarira sa vie; car, s'il n'est bon ? tous, il n'est plus bon au monde.
"Je crois au combat ?ternel de notre vie int?rieure, qui f?conde et appelle, et j'invoque la pens?e d'en haut, la plus propre ? concentrer et rallumer les forces po?tiques de ma vie: le D?vouement et la Piti?.
--Tout cela ne prouve qu'un bon instinct, dit le Docteur-Noir; cependant il n'est pas impossible que vous soyez Po?te, et je continuerai."
Et il continua.
DEMI-FOLIE
Oui, j'?tais pr?s d'un jeune homme fort singulier. L'archev?que de Paris, M. de Beaumont, m'avait fait prier de venir ? son palais, parce que cet inconnu ?tait venu chez lui, tout seul, en chemise et en redingote, lui demander gravement les sacrements. J'allai vite ? l'archev?ch?, o? je trouvai, en effet, un homme d'environ vingt-deux ans, d'une figure grave et douce, assis, dans ce costume plus que l?ger, sur un grand fauteuil de velours, o? le bon vieil archev?que l'avait fait placer. Monseigneur de Paris ?tait en grand habit eccl?siastique, en bas violets, parce que ce jour-l? m?me il devait officier pour la Saint-Louis; mais il avait eu la bont? de laisser toutes ses affaires jusqu'au moment du service, pour ne pas quitter ce bizarre visiteur, qui l'int?ressait vivement.
Lorsque j'entrai dans la chambre ? coucher de M. l'archev?que, il ?tait assis pr?s de ce pauvre jeune homme, et il lui tenait la main dans ses deux mains rid?es et tremblotantes. Il le regardait avec une esp?ce de crainte, et il s'attristait de voir que le malade refusait de rien prendre d'un bon petit d?jeuner que deux domestiques avaient servi devant lui. Du plus loin que M. de Beaumont m'aper?ut, il me dit d'une voix ?mue:
"Eh! venez donc! eh! arrivez donc, bon Docteur! Voil? un pauvre enfant qui vient de se jeter dans mes bras, Venite ad me! Il vient comme un oiseau ?chapp? de sa cage, que le froid a pris sur les toits, et qui se jette dans la premi?re fen?tre venue. Le pauvre petit! J'ai command? pour lui des v?tements. Il a de bons principes, du moins, car il est venu me demander les sacrements; mais il faut que j'entende sa confession auparavant. Vous n'ignorez pas cela, Docteur, et il ne veut pas parler. Il me met dans un bien grand embarras. Oh! dame oui! il m'embarrasse beaucoup. Je ne connais pas l'?tat de son ?me. Sa pauvre t?te est bien affaiblie. Tout ? l'heure il a beaucoup pleur?, le cher enfant! J'ai encore les mains toutes mouill?es de ses larmes. Tenez, voyez!"
En effet, les mains du bon vieillard ?taient encore humides comme un parchemin jaune sur lequel l'eau ne peut pas s?cher. Un vieux domestique, qui avait l'air d'un religieux, apporta une robe de s?minariste, qu'il passa au malade en le faisant soulever par les gens de l'archev?que, et on nous laissa seuls. Le nouveau venu n'avait nullement r?sist? ? cette toilette. Ses yeux, sans ?tre ferm?s, ?taient voil?s et comme recouverts ? demi par ses sourcils blonds; ses paupi?res tr?s rouges, la fixit? de ses prunelles, me parurent de tr?s mauvais sympt?mes. Je lui t?tai le pouls, et je ne pus m'emp?cher de secouer la t?te assez tristement.
A ce signe-l?, M. de Beaumont me dit:
"Donnez-moi un verre d'eau: j'ai quatre-vingts ans, moi; cela me fait mal.
--Ce ne sera rien, monseigneur, lui dis-je: seulement, il y a dans ce pouls quelque chose qui n'est ni la sant? ni la fi?vre de la maladie... C'est la folie", ajoutai-je tout bas.
Je dis au malade:
"Comment vous nommez-vous?"
Rien... ses yeux demeur?rent fixes et mornes...
"Ne le tourmentez pas, Docteur, dit M. de Beaumont, il m'a d?j? dit trois fois qu'il appelait Nicolas-Joseph-Laurent.
--Mais ce ne sont que des noms de bapt?me, dis-je.
--N'importe! n'importe! dit le bon archev?que avec un peu d'impatience, cela suffit ? la religion: ce sont les noms de l'?me que les noms de bapt?me. C'est par ces noms-l? que les saints nous connaissent. Cet enfant est bien bon chr?tien."
Je l'ai souvent remarqu?, entre la pens?e et l'oeil il y a un rapport direct et si imm?diat, que l'un agit sur l'autre avec une ?gale puissance. S'il est vrai qu'une id?e arr?te le regard, le regard, en se d?tournant, d?tourne aussi l'id?e. J'en ai fait l'?preuve aupr?s des fous.
Je passai les mains sur les yeux fixes de ce jeune homme, et je les lui fermai. Aussit?t la raison lui vint, et il prit la parole.
"Ah! monseigneur, dit-il, donnez-moi les sacrements. Ah! bien vite, monseigneur, avant que mes yeux se soient rouverts ? la lumi?re; car les sacrements seuls peuvent me d?livrer de mon ennemi, et l'ennemi qui me poss?de, c'est une id?e que j'ai, et cette id?e me reviendra tout ? l'heure.
--Mon syst?me est bon", dis-je en souriant.
Il continua:
"Ah! monseigneur, Dieu est certainement dans l'hostie... Je ne croyais pas qu'une id?e p?t devenir dans la t?te comme un fer rouge... Dieu est certainement dans l'hostie; et si vous me la donnez, monseigneur, l'hostie chassera l'id?e, et Dieu chassera les philosophes...
--Vous voyez qu'il pense tr?s bien, me dit tout bas le bon archev?que. Laissons-le dire, pour voir."
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