Read Ebook: Histoire de la Révolution française Tome 09 by Thiers Adolphe
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Ebook has 276 lines and 94039 words, and 6 pages
HISTOIRE DE LA R?VOLUTION FRAN?AISE
PAR M.A. THIERS DE L'ACAD?MIE FRAN?AISE
NEUVI?ME ?DITION
TOME NEUVI?ME
HISTOIRE DE LA R?VOLUTION FRAN?AISE.
DIRECTOIRE.
Ces quinze mois d'un r?gne ferme et brillant avaient consolid? les cinq directeurs au pouvoir, mais y avaient d?velopp? aussi leurs passions et leurs caract?res. Les hommes ne peuvent pas vivre longtemps ensemble sans ?prouver bient?t du penchant ou de la r?pugnance les uns pour les autres, et sans se grouper conform?ment ? leurs inclinations. Carnot, Barras, Rewbell, Lar?velli?re-L?paux, Letourneur, formaient d?j? des groupes diff?rens. Carnot ?tait syst?matique, opini?tre et orgueilleux. Il manquait enti?rement de cette qualit? qui donne ? l'esprit l'?tendue et la justesse, au caract?re la facilit?. Il ?tait p?n?trant, approfondissait bien le sujet qu'il examinait; mais une fois engag? dans une erreur il n'en revenait pas. Il ?tait probe, courageux, tr?s appliqu? au travail, mais ne pardonnait jamais ou un tort, ou une blessure faite ? son amour-propre; il ?tait spirituel et original, ce qui est assez ordinaire chez les hommes concentr?s en eux-m?mes. Autrefois il s'?tait brouill? avec les membres du comit? de salut public, car il ?tait impossible que son orgueil sympathis?t avec celui de Robespierre et de Saint-Just, et que son grand courage fl?ch?t devant leur despotisme. Aujourd'hui la m?me chose ne pouvait manquer de lui arriver au directoire. Ind?pendamment des occasions qu'il avait de se heurter avec ses coll?gues, en s'occupant en commun d'une t?che aussi difficile que celle du gouvernement, et qui provoque si naturellement la diversit? des avis, il nourrissait d'anciens ressentimens, particuli?rement contre Barras. Tous ses penchans d'homme s?v?re, probe et laborieux, l'?loignaient de ce coll?gue prodigue, d?bauch? et paresseux; mais il d?testait surtout en lui le chef de ces thermidoriens, amis et vengeurs de Danton, et pers?cuteurs de la vieille Montagne. Carnot, qui ?tait l'un des principaux auteurs de la mort de Danton, et qui avait failli plus tard devenir victime des pers?cutions dirig?es contre les montagnards, ne pouvait pardonner aux thermidoriens: aussi nourrissait-il contre Barras une haine profonde.
Barras avait servi autrefois dans les Indes; il y avait montr? le courage d'un soldat. Il ?tait propre, dans les troubles, ? monter ? cheval, et, comme on a vu, il avait gagn? de cette mani?re sa place au directoire. Aussi, dans toutes les occasions difficiles, parlait-il de monter encore ? cheval et de sabrer les ennemis de la r?publique. Il ?tait grand et beau de sa personne; mais son regard avait quelque chose de sombre et de sinistre, qui ?tait peu d'accord avec son caract?re, plus emport? que m?chant. Quoique nourri dans un rang ?lev?, il n'avait rien de distingu? dans les mani?res. Elles ?taient brusques, hardies et communes. Il avait une justesse et une p?n?tration d'esprit qui, avec l'?tude et le travail, auraient pu devenir des facult?s tr?s distingu?es; mais paresseux et ignorant, il savait tout au plus ce qu'on apprend dans une vie assez orageuse, et il laissait percer dans les choses qu'il ?tait appel? ? juger tous les jours, assez de sens pour faire regretter une ?ducation plus soign?e. Du reste, dissolu et cynique, violent et faux comme les m?ridionaux qui savent cacher la duplicit? sous la brusquerie; r?publicain par sentiment et par position, mais homme sans foi, recevant chez lui les plus violens r?volutionnaires des faubourgs et tous les ?migr?s rentr?s en France, plaisant aux uns par sa violence triviale, convenant aux autres par son esprit d'intrigue, il ?tait en r?alit? chaud patriote, et en secret il donnait des esp?rances ? tous les partis. A lui seul il repr?sentait le parti Danton tout entier, au g?nie pr?s du chef, qui n'avait pas pass? dans ses successeurs.
Rewbell, ancien avocat ? Colmar, avait contract? au barreau et dans nos diff?rentes assembl?es une grande exp?rience dans le maniement des affaires. A la p?n?tration, au discernement les plus rares, il joignait une instruction ?tendue, une m?moire fort vaste, une rare opini?tret? au travail. Ces qualit?s en faisaient un homme pr?cieux ? la t?te de l'?tat. Il discutait parfaitement les affaires, quoique un peu argutieux, par un reste des habitudes du barreau. Il joignait ? une assez belle figure l'habitude du monde; mais il ?tait rude et blessant par la vivacit? et l'?pret? de son langage. Malgr? les calomnies des contre-r?volutionnaires et des fripons, il ?tait d'une extr?me probit?. Malheureusement il n'?tait pas sans un peu d'avarice; il aimait ? employer sa fortune personnelle d'une mani?re avantageuse, ce qui lui faisait rechercher les gens d'affaires, et ce qui fournissait de f?cheux pr?textes ? la calomnie. Il soignait beaucoup la partie des relations ext?rieures, et il portait aux int?r?ts de la France un tel attachement, qu'il e?t ?t? volontiers injuste ? l'?gard des nations ?trang?res. R?publicain chaud, sinc?re et ferme, il appartenait originairement ? la partie mod?r?e de la convention, et il ?prouvait un ?gal ?loignement pour Carnot et Barras, l'un comme montagnard, l'autre comme dantonien. Ainsi Carnot, Barras, Rewbell, issus tous trois de partis contraires, se d?testaient r?ciproquement; ainsi les haines contract?es pendant une longue et cruelle lutte, ne s'?taient pas effac?es sous le r?gime constitutionnel; ainsi les coeurs ne s'?taient pas m?l?s, comme des fleuves qui se r?unissent sans confondre leurs eaux. Cependant, tout en se d?testant, ces trois hommes contenaient leurs ressentimens, et travaillaient avec accord ? l'oeuvre commune.
Restaient Lar?velli?re-L?paux et Letourneur, qui n'avaient de haine pour personne. Letourneur, bon homme, vaniteux, mais d'une vanit? facile et peu importune, qui se contentait des marques ext?rieures du pouvoir, et des hommages des sentinelles, Letourneur avait pour Carnot une respectueuse soumission. Il ?tait prompt ? donner son avis, mais aussi prompt ? le retirer, d?s qu'on lui prouvait qu'il avait tort, ou d?s que Carnot parlait. Sa voix dans toutes les occasions appartenait ? Carnot.
Lar?velli?re, le plus honn?te et le meilleur des hommes, joignait ? une grande vari?t? de connaissances un esprit juste et observateur. Il ?tait applique, et capable de donner de sages avis sur tous les sujets; il en donna d'excellens dans des occasions importantes. Mais il ?tait souvent entra?n? par les illusions, ou arr?t? par les scrupules d'un coeur pur. Il aurait voulu quelquefois ce qui ?tait impossible, et il n'osait pas vouloir ce qui ?tait n?cessaire; car il faut un grand esprit pour calculer ce qu'on doit aux circonstances sans blesser les principes. Parlant bien, et d'une fermet? rare, il ?tait d'une grande utilit? quand il s'agissait d'appuyer les bons avis, et il servait beaucoup le directoire par sa consid?ration personnelle.
Son r?le, au milieu de coll?gues qui se d?testaient, ?tait extr?mement utile. Entre les quatre directeurs, sa pr?f?rence se pronon?ait en faveur du plus honn?te et du plus capable, c'est-?-dire, de Rewbell. Cependant, il avait ?vit? un rapprochement intime, qui e?t ?t? de son go?t, mais qui l'e?t ?loign? de ses autres coll?gues. Il n'?tait pas sans quelque penchant pour Barras, et se serait rapproch? de lui s'il l'e?t trouv? moins corrompu et moins faux. Il avait sur ce coll?gue un certain ascendant par sa consid?ration, sa p?n?tration et sa fermet?. Les rou?s se moquent volontiers de la vertu, mais ils la redoutent quand elle joint ? la p?n?tration qui les devine le courage qui ne sait pas les craindre. Lar?velli?re se servait de son influence sur Rewbell et Barras, pour les maintenir en bonne harmonie entre eux et avec Carnot. Grace ? ce conciliateur, et grace aussi ? leur z?le commun pour les int?r?ts de la r?publique, ces directeurs vivaient convenablement ensemble, et poursuivaient leur t?che, se partageant dans les questions qu'ils avaient ? d?cider, beaucoup plus d'apr?s leur opinion que d'apr?s leurs haines.
Celui des directeurs qui nuisait v?ritablement ? la consid?ration du gouvernement, c'?tait Barras. Sa vie n'?tait pas simple et modeste comme celle de ses coll?gues; il ?talait un luxe et une prodigalit? que sa participation aux profits des gens d'affaires pouvait seule expliquer. Les finances ?taient dirig?es avec une probit? s?v?re par la majorit? directoriale, et par l'excellent ministre Ramel; mais on ne pouvait pas emp?cher Barras de recevoir des fournisseurs ou des banquiers qu'il appuyait de son influence, des parts de b?n?fices assez consid?rables. Il avait mille moyens encore de fournir ? ses d?penses: la France devenait l'arbitre de tant d'?tats grands et petits, que beaucoup de princes devaient rechercher sa faveur, et payer de sommes consid?rables la promesse d'une voix au directoire. On verra plus tard ce qui fut tent? en ce genre. La repr?sentation que d?ployait Barras aurait pu n'?tre pas inutile, car des chefs d'?tat doivent fr?quenter beaucoup les hommes pour les ?tudier, les conna?tre et les choisir; mais il s'entourait, outre les gens d'affaires, d'intrigans de toute esp?ce, de femmes dissolues et de fripons. Un cynisme honteux r?gnait dans ses salons. Ces liaisons clandestines qu'on prend ? t?che, dans une soci?t? bien ordonn?e, de couvrir d'un voile, ?taient publiquement avou?es. On allait ? Gros-Bois se livrer ? des orgies, qui fournissaient aux ennemis de la r?publique de puissans argumens contre le gouvernement. Barras du reste ne cachait en rien sa conduite, et, suivant la coutume des d?bauch?s, aimait ? publier ses d?sordres. Il racontait lui-m?me devant ses coll?gues, qui lui en faisaient quelquefois de graves reproches, ses hauts faits de Gros-Bois et du Luxembourg; il racontait comment il avait forc? un c?l?bre fournisseur du temps de se charger d'une ma?tresse qui commen?ait ? lui ?tre ? charge, et aux d?penses de laquelle il ne pouvait plus suffire; comment il s'?tait veng? sur un journaliste, l'abb? Poncelin, des invectives dirig?es contre sa personne; comment, apr?s l'avoir attir? au Luxembourg, il l'avait fait fustiger par ses domestiques. Cette conduite de prince mal ?lev?, dans une r?publique, nuisait singuli?rement au directoire, et l'aurait d?consid?r? enti?rement, si la renomm?e des vertus de Carnot et de Lar?velli?re n'e?t contre-balanc? le mauvais effet des d?sordres de Barras.
Le directoire, institu? le lendemain du 15 vend?miaire, form? en haine de la contre-r?volution, compos? de r?gicides et attaqu? avec fureur par les royalistes, devait ?tre chaudement r?publicain. Mais chacun de ses membres participait plus ou moins aux opinions qui divisaient la France. Lar?velli?re et Rewbell avaient ce r?publicanisme mod?r?, mais rigide, aussi oppos? aux emportemens de 93 qu'aux fureurs royalistes de 95. Les gagner ? la contre-r?volution ?tait impossible. L'instinct si s?r des partis leur apprenait qu'il n'y avait rien ? obtenir d'eux, ni par des s?ductions, ni par des flatteries de journaux. Aussi n'avaient-ils pour ces deux directeurs que le bl?me le plus amer. Quant ? Barras et ? Carnot, il en ?tait autrement. Barras, quoiqu'il v?t tout le monde, ?tait en r?alit? un r?volutionnaire ardent. Les faubourgs l'avaient en grande estime, et se souvenaient toujours qu'il avait ?t? le g?n?ral de vend?miaire, et les conspirateurs du camp de Grenelle avaient cru pouvoir compter sur lui. Aussi les patriotes le comblaient d'?loges, et les royalistes l'accablaient d'invectives. Quelques agens secrets du royalisme, rapproch?s de lui par un commun esprit d'intrigue, pouvaient bien, comptant sur sa d?pravation, concevoir quelques esp?rances; mais c'?tait une opinion ? eux particuli?re. La masse du parti l'abhorrait et le poursuivait avec fureur.
De pareils dissentimens ont ? peine ?clat?, qu'ils font des progr?s rapides. Le parti qui veut en profiter loue ? outrance ceux qu'il veut gagner, et d?verse le bl?me sur les autres. Cette tactique avait eu son succ?s accoutum?. Barras, Rewbell, d?j? ennemis de Carnot, lui en voulaient encore davantage depuis les ?loges dont il ?tait l'objet, et lui imputaient le d?cha?nement auquel eux-m?mes ?taient en butte. Lar?velli?re employait de vains efforts pour calmer de tels ressentimens; la discorde n'en faisait pas moins de funestes progr?s; le public, instruit de ce qui se passait, distinguait le directoire en majorit? et minorit?, et rangeait Lar?velli?re, Rewbell et Barras d'une part, Carnot et Letourneur de l'autre.
On classait aussi les ministres. Comme on s'attachait beaucoup ? critiquer la direction des finances, on poursuivait le ministre Ramel, administrateur excellent, que la situation p?nible du tr?sor obligeait ? des exp?diens bl?mables en tout autre temps, mais in?vitables dans les circonstances. Les imp?ts ne rentraient que difficilement, ? cause du d?sordre effroyable de la perception. Il avait fallu r?duire l'imposition fonci?re; et les contributions indirectes rendaient beaucoup moins qu'on ne l'avait pr?sum?. Souvent on se trouvait sans aucuns fonds ? la tr?sorerie; et, dans ces cas pressans, on prenait sur les fonds de l'ordinaire ce qui ?tait destin? ? l'extraordinaire, ou bien on anticipait sur les recettes, et on faisait tous les march?s bizarres et on?reux auxquels les situations de ce genre donnent lieu. On criait alors aux abus et aux malversations, tandis qu'il aurait fallu au contraire venir au secours du gouvernement. Ramel, qui remplissait les devoirs de son minist?re avec autant d'int?grit? que de lumi?res, ?tait en butte ? toutes les attaques et trait? en ennemi par tous les journaux. Il en ?tait ainsi du ministre de la marine Truguet, connu comme franc r?publicain, comme l'ami de Hoche, et comme l'appui de tous les officiers patriotes; ainsi du ministre des affaires ?trang?res, Delacroix, capable d'?tre un bon administrateur, mais du reste mauvais diplomate, trop p?dant et trop rude dans ses rapports avec les ministres des puissances; ainsi de Merlin, qui, dans son administration de la justice, d?ployait toute la ferveur d'un r?publicain montagnard. Quant aux ministres de l'int?rieur, de la guerre et de la police, Benezech, Petiet et Cochon, on les rangeait enti?rement ? part. Benezech avait essuy? tant d'attaques de la part des jacobins, pour avoir propos? de revenir au commerce libre des subsistances et de ne plus nourrir Paris, qu'il en ?tait devenu agr?able au parti contre-r?volutionnaire. Administrateur habile, mais ?lev? sous l'ancien r?gime qu'il regrettait, il m?ritait en partie la faveur de ceux qui le louaient. Petiet, ministre de la guerre, s'acquittait bien de ses fonctions; mais cr?ature de Carnot, il en partageait enti?rement le sort aupr?s des partis. Quant au ministre Cochon, il ?tait recommand? aussi par ses liaisons avec Carnot; la d?couverte qu'il avait faite des complots des jacobins, et son z?le dans les poursuites dirig?es contre eux, lui valaient la faveur du parti contraire, qui le louait avec affectation.
Lema?tre ?tant mort, ses associ?s avaient pris sa place et lui avaient succ?d? dans la confiance du pr?tendant. C'?taient, comme on le sait d?j?, l'abb? Brottier, ancien pr?cepteur, Laville-Heurnois, ci-devant ma?tre des requ?tes, un certain chevalier Despomelles, et un officier de marine nomm? Duverne de Presle. L'ancien syst?me de ces agens, plac?s ? Paris, ?tait de tout faire par les intrigues de la capitale, tandis que les Vend?ens pr?tendaient tout faire par l'insurrection arm?e, et le prince de Cond? tout par le moyen de Pichegru. La Vend?e ?tant soumise, Pichegru ?tant condamn? ? la retraite, et une r?action mena?ante ?clatant contre la r?volution, les agens de Paris furent d'autant plus persuad?s que l'on devait tout attendre d'un mouvement spontan? de l'int?rieur. S'emparer d'abord des ?lections, puis s'emparer par les ?lections des conseils, par les conseils du directoire et des places, leur semblait un moyen assur? de r?tablir la royaut?, avec les moyens m?me que leur fournissait la r?publique. Mais pour cela il fallait mettre un terme ? cette divergence d'id?es qui avait toujours r?gn? dans les projets de contre-r?volution. Puisaye, rest? secr?tement en Bretagne, y r?vait, comme autrefois, l'insurrection de cette province. M. de Frott?, en Normandie, t?chait d'y pr?parer une Vend?e, mais ni l'un ni l'autre ne voulaient s'entendre avec les agens de Paris. Le prince de Cond?, dup? sur le Rhin dans son intrigue avec Pichegru, voulait toujours la conduire ? part, sans y m?ler ni les Autrichiens, ni le pr?tendant, et c'est ? regret qu'il les avait mis dans le secret. Pour mettre de l'ensemble dans ces projets incoh?rens, et surtout pour avoir de l'argent, les agens de Paris firent voyager l'un d'entre eux dans les provinces de l'Ouest, en Angleterre, en Ecosse, en Allemagne et en Suisse. Ce fut Duverne de Presle qui fut choisi. Ne pouvant pas r?ussir ? priver Puisaye de son commandement, on essaya, par l'influence du comte d'Artois, de le rattacher au syst?me de l'agence de Paris, et de l'obliger ? s'entendre avec elle. On obtint des Anglais la chose la plus importante, quelque secours d'argent. On se fit donner par le pr?tendant des pouvoirs qui faisaient ressortir toutes les intrigues de l'agence de Paris. On vit le prince de Cond?, qu'on ne rendit ni intelligent, ni maniable. On vit M. de Pr?cy, qui ?tait toujours le promoteur secret des troubles de Lyon et du Midi; enfin on concerta un plan g?n?ral qui n'avait d'ensemble et d'unit? que sur le papier, et qui n'emp?chait pas que chacun ag?t ? sa fa?on, d'apr?s ses int?r?ts et ses pr?tentions.
Le prince de Cond? continuait de son c?t? ? correspondre directement avec Pichegru, dont la conduite singuli?re et bizarre ne s'explique que par l'embarras de sa position. Ce g?n?ral, le seul connu dans l'histoire pour s'?tre fait battre volontairement, avait lui-m?me demand? sa d?mission. Cette conduite devra para?tre ?tonnante, car c'?tait se priver de tout moyen d'influence, et par cons?quent se mettre dans l'impossibilit? d'accomplir ses pr?tendus desseins. Cependant on la comprendra en examinant la position de Pichegru: il ne pouvait pas rester g?n?ral sans mettre enfin ? ex?cution les projets qu'il annon?ait, et pour lesquels il avait re?u des sommes consid?rables. Pichegru avait devant lui trois exemples, tous trois fort diff?rents, celui de Bouill?, de Lafayette et de Dumouriez, qui lui prouvaient qu'entra?ner une arm?e ?tait chose impossible. Il voulait donc se mettre dans l'impuissance de rien tenter, et c'est l? ce qui explique la demande de sa d?mission, que le directoire, ignorant encore tout ? fait sa trahison, ne lui accorda d'abord qu'? regret. Le prince de Cond? et ses agens furent fort surpris de la conduite de Pichegru, et crurent qu'il leur avait escroqu? leur argent, et qu'au fond il n'avait jamais voulu les servir. Mais ? peine destitu?, Pichegru retourna sur les bords du Rhin, sous pr?texte de vendre ses ?quipages, et passa ensuite dans le Jura, qui ?tait son pays natal. De l? il continua ? correspondre avec les agens du prince, et leur pr?senta sa d?mission comme une combinaison tr?s-profonde. Il allait, disait-il, ?tre consid?r? comme une victime du directoire, il allait se lier avec tous les royalistes de l'int?rieur et se faire un parti immense; son arm?e, qui passait sous les ordres de Moreau, le regrettait vivement, et, au premier revers qu'elle essuyerait, elle ne manquerait pas de r?clamer son ancien g?n?ral, et de se r?volter pour qu'on le lui rend?t. Il devait profiter de ce moment pour lever le masque, accourir ? son arm?e, se donner la dictature, et proclamer la royaut?. Ce plan ridicule, e?t-il ?t? sinc?re, aurait ?t? d?jou? par les succ?s de Moreau, qui, m?me pendant sa fameuse retraite, n'avait cess? d'?tre victorieux. Le prince de Cond?, les g?n?raux autrichiens qu'il avait ?t? oblig? de mettre dans la confidence, le ministre anglais en Suisse, Wickam, commen?aient ? croire que Pichegru les avait tromp?s. Ils ne voulaient plus continuer cette correspondance; mais sur les instances des agens interm?diaires, qui ne veulent jamais avoir fait une vaine tentative, la correspondance fut continu?e, pour voir si on en tirerait quelque profit. Elle se faisait par Strasbourg, au moyen de quelques espions qui passaient le Rhin et se rendaient aupr?s du g?n?ral autrichien Klinglin; et aussi par B?le, avec le ministre anglais Wickam. Pichegru resta dans le Jura sans accepter ni refuser l'ambassade de Su?de, qu'on lui proposa, mais travaillant ? se faire nommer d?put?, payant les agens du prince des plus mis?rables promesses du monde, et recevant toujours des sommes consid?rables. Il faisait esp?rer les plus grands r?sultats de sa nomination aux cinq-cents; il se targuait d'une influence qu'il n'avait pas; il pr?tendait donner au directoire des avis perfides, et l'induire ? des d?terminations dangereuses; il s'attribuait la longue r?sistance de Kehl, qu'il disait avoir conseill?e pour compromettre l'arm?e. On comptait peu sur ces pr?tendus services. M. le comte de Bellegarde ?crivait: <
Tel ?tait donc alors le r?le mis?rable de Pichegru. Avec un esprit m?diocre, il ?tait fin et prudent, et avait assez de tact et d'exp?rience pour croire tout projet de contre-r?volution inex?cutable dans le moment. Ses ?ternels d?lais, ses fables pour amuser la cr?dulit? des agens du prince, prouvent sa conviction ? cet ?gard; et sa conduite dans des circonstances importantes le prouvera mieux encore. Il n'en recevait pas moins le prix des projets qu'il ne voulait pas ex?cuter, et avait l'art de se le faire offrir sans le demander.
Du reste, c'?tait l? la conduite de tous les agens du royalisme. Ils mentaient avec impudence, s'attribuaient une influence qu'ils n'avaient pas, et pr?tendaient disposer des hommes les plus importans, sans leur avoir jamais adress? la parole. Brottier, Duverne de Presle et Laville-Heurnois se vantaient de disposer d'un grand nombre de d?put?s dans les deux conseils, et se promettaient d'en avoir bien plus encore apr?s de nouvelles ?lections. Il n'en ?tait rien cependant; ils ne communiquaient qu'avec le d?put? Lemerer et un nomm? Mersan, qui avait ?t? exclu du corps l?gislatif, en vertu de la loi du 3 brumaire contre les parens d'?migr?s. Par Lemerer ils pr?tendaient avoir tous les d?put?s composant la r?union de Clichy. Ils jugeaient, d'apr?s les discours et la mani?re de voter de ces d?put?s, qu'ils applaudiraient probablement ? la restauration de la monarchie, et ils se croyaient autoris?s par l? ? offrir d'avance leur d?vouement et m?me leur repentir au roi de Blankembourg. Ces mis?rables en imposaient ? ce roi, et calomniaient les membres de la r?union de Clichy. Il y avait l? des ambitieux qui ?taient ennemis des conventionnels, parce que les conventionnels occupaient le gouvernement tout entier, des hommes exasp?r?s contre la r?volution, des dupes qui se laissaient conduire, mais tr?s-peu d'hommes assez hardis pour songer ? la royaut?, et assez capables pour travailler utilement ? son r?tablissement. Ce n'en ?tait pas moins sur de tels fondemens que les agens du royalisme b?tissaient leurs projets et leurs promesses.
Les agens de la contre-r?volution avaient la pr?tention de prendre l'argent de l'Angleterre et de se moquer d'elle. Ils ?taient convenus avec le pr?tendant de recevoir ses fonds, sans jamais suivre aucune de ses vues, sans jamais ob?ir ? aucune de ses inspirations, dont il fallait, disait-on, se d?fier. L'Angleterre n'?tait point leur dupe, et avait pour eux tout le m?pris qu'ils m?ritaient. Wickam, Pitt, et tous les ministres anglais, ne comptaient pas du tout sur les oeuvres de ces messieurs, et n'en esp?raient pas la contre-r?volution. Il leur fallait des brouillons qui troublassent la France, qui r?pandissent l'inqui?tude par leurs projets, et qui, sans mettre le gouvernement dans un p?ril r?el, lui causassent des craintes exag?r?es. Ils consacraient volontiers un million ou deux par an ? cet objet. Ainsi les agens de contre-r?volution se trompaient, en croyant tromper les Anglais. Avec toute leur bonne volont? de faire une escroquerie, ils n'y r?ussissaient pas; et l'Angleterre ne comptait pas sur de plus grands r?sultats que ceux qu'ils ?taient capables de produire.
La d?couverte de ce complot produisit une vive sensation, et prouva que la r?publique devait toujours ?tre en garde contre ses anciens ennemis. Il causa un v?ritable ?tonnement dans toute l'opposition, qui aboutissait au royalisme sans s'en douter, et qui n'?tait nullement dans le secret. Cet ?tonnement prouvait combien ces mis?rables se vantaient, en annon?ant ? Blankembourg qu'ils disposaient d'un grand nombre de membres des deux conseils. Le directoire voulut sur-le-champ les livrer ? une commission militaire. Ils d?clin?rent cette comp?tence, en soutenant qu'ils n'avaient point ?t? surpris les armes ? la main, ni faisant une tentative de vive force. Plusieurs d?put?s, qui s'unissaient de sentiment ? leur cause, les appuy?rent dans les conseils; mais le directoire n'en persista pas moins ? les traduire devant une commission militaire, comme ayant tent? d'embaucher des militaires.
Cette arrestation de leurs principaux agens aurait pu d?jouer les intrigues des royalistes, s'ils avaient eu un plan bien li?; mais chacun agissant de son c?t? ? sa mani?re, l'arrestation de Brottier, Laville-Heurnois et Duverne de Presle n'emp?cha point MM. Puisaye et de Frott? d'intriguer en Normandie et en Bretagne, M. de Pr?cy ? Lyon, et le prince de Cond? dans l'arm?e du Rhin.
On jugea peu de temps apr?s Baboeuf et ses complices; ils furent tous acquitt?s, except? Baboeuf et Darth? qui subirent la peine de mort.
Pendant qu'on travaillait ainsi aux ?lections, on s'occupait beaucoup du choix d'un nouveau directeur. La question ?tait de savoir lequel des cinq serait d?sign? par le sort, conform?ment ? la constitution, pour sortir du directoire: si c'?tait Barras, Rewbell ou Lar?velli?re-L?paux, l'opposition ?tait assur?e, avec le secours du nouveau tiers, de nommer un directeur de son choix. Alors elle esp?rait avoir la majorit? dans le gouvernement; en quoi elle se flattait beaucoup, car bient?t ses folies n'auraient pas manqu? d'?loigner d'elle Carnot et Letourneur.
Le club de Clichy discutait bruyamment le choix du nouveau directeur. On y proposait Cochon et Barth?l?my. Cochon avait perdu un peu dans l'opinion des contre-r?volutionnaires, depuis qu'il avait fait arr?ter Brottier et ses complices, surtout depuis ses circulaires aux ?lecteurs. On pr?f?rait Barth?l?my, notre ambassadeur en Suisse, que l'on croyait secr?tement li? avec les ?migr?s et le prince de Cond?.
Les bruits les plus absurdes ?taient r?pandus au milieu de cette agitation. On disait que le directoire voulait faire arr?ter les d?put?s nouvellement ?lus, et emp?cher leur r?union; on soutenait m?me qu'il voulait les faire assassiner. Ses amis, de leur c?t?, disaient qu'on pr?parait son acte d'accusation ? Clichy, et qu'on n'attendait que le nouveau tiers pour le pr?senter aux cinq-cents.
Mais tandis que les partis s'agitaient, dans l'attente d'un ?v?nement qui devait alt?rer les majorit?s et changer la direction du gouvernement de la r?publique, une campagne nouvelle se pr?parait, et tout annon?ait qu'elle serait la derni?re. Les puissances ?taient ? peu pr?s partag?es comme l'ann?e pr?c?dente. La France, unie ? l'Espagne et ? la Hollande, avait ? lutter avec l'Angleterre et l'Autriche. Les sentimens de la cour d'Espagne n'?taient pas et ne pouvaient pas ?tre favorables aux r?publicains fran?ais; mais sa politique, dirig?e par le prince de la Paix, ?tait enti?rement pour eux. Elle regardait leur alliance comme le moyen le plus s?r d'?tre prot?g?e contre leurs principes, et pensait avec raison qu'ils ne voudraient pas la r?volutionner, tant qu'ils trouveraient en elle un puissant auxiliaire maritime. D'ailleurs, elle avait une vieille haine contre l'Angleterre, et se flattait que l'union de toutes les marines du continent lui fournirait un moyen de venger ses injures. Le prince de la Paix, voyant son existence attach?e ? cette politique, et sentant qu'il p?rirait avec elle, employait ? la faire triompher des sentimens de la famille royale, toute son influence sur la reine; il y r?ussissait parfaitement. Il r?sultait toutefois de cet ?tat de choses que les Fran?ais ?taient individuellement maltrait?s en Espagne, tandis que leur gouvernement y obtenait la plus grande d?f?rence ? ses volont?s. Malheureusement la l?gation fran?aise ne s'y conduisit ni avec les ?gards dus ? une puissance amie, ni avec la fermet? n?cessaire pour prot?ger les sujets fran?ais. L'Espagne, en s'unissant ? la France, avait perdu l'importante colonie de la Trinit?. Elle esp?rait que si la France se d?livrait cette ann?e de l'Autriche, et reportait toutes ses forces contre l'Angleterre, on ferait expier ? celle-ci tous ses avantages. La reine se flattait surtout d'un agrandissement en Italie pour son gendre, le duc de Parme. Il ?tait question encore d'une entreprise contre le Portugal; et, dans ce vaste bouleversement des ?tats, la cour de Madrid n'?tait pas sans quelque esp?rance de r?unir toute la p?ninsule sous la m?me domination.
Quant ? la Hollande, sa situation ?tait assez triste. Elle ?tait agit?e par toutes les passions que provoque un changement de constitution. Les gens raisonnables, qui voulaient un gouvernement dans lequel on concili?t l'ancien syst?me f?d?ratif avec l'unit? n?cessaire pour donner de la force ? la r?publique batave, avaient ? combattre trois partis ?galement dangereux. D'abord les orangistes, comprenant toutes les cr?atures du stathouder, les gens vivant d'emplois, et la populace; secondement les f?d?ralistes, comprenant toutes les familles riches et puissantes qui voulaient conserver l'ancien ?tat de choses, au stathoud?rat pr?s, qui blessait leur orgueil; enfin les d?mocrates prononc?s, parti bruyant, audacieux, implacable, compos? de t?tes ardentes et d'aventuriers. Ces trois partis se combattaient avec acharnement et retardaient l'?tablissement de la constitution du pays. Outre ces embarras, la Hollande craignait toujours une invasion de la Prusse, qui n'?tait contenue que par les succ?s de la France. Elle voyait son commerce g?n? dans le Nord par les Anglais et les Russes; enfin elle perdit toutes ses colonies par la trahison de la plupart de ses commandans. Le cap de Bonne-Esp?rance, Trinquemale, les Moluques, ?taient d?j? au pouvoir des Anglais. Les troupes fran?aises, camp?es en Hollande pour la couvrir contre la Prusse, observaient la plus louable et la plus s?v?re discipline; mais les administrations et les chefs militaires ne s'y conduisaient ni avec m?nagement, ni avec probit?. Le pays ?tait donc horriblement surcharg?. On en pourrait conclure que la Hollande avait mal fait de se lier ? la France, mais ce serait raisonner l?g?rement. La Hollande, plac?e entre les deux masses bellig?rantes, ne pouvait pas ?chapper ? l'influence des vainqueurs. Sous le stathouder, elle ?tait sujette de l'Angleterre et sacrifi?e ? ses int?r?ts, elle avait de plus l'esclavage int?rieur. En s'alliant ? la France, elle courait les chances attach?es ? la nature de cette puissance, continentale plut?t que maritime, et compromettait ses colonies; mais elle pouvait un jour, gr?ce ? l'union des trois marines du continent, recouvrer ce qu'elle avait perdu; elle pouvait esp?rer une constitution raisonnable sous la protection fran?aise. Tel est le sort des ?tats; s'ils sont forts, ils font eux-m?mes leurs r?volutions, mais ils en subissent tous les d?sastres et se noient dans leur propre sang; s'ils sont faibles, ils voient leurs voisins venir les r?volutionner ? main arm?e, et subissent tous les inconv?nients de la pr?sence des arm?es ?trang?res. Ils ne s'?gorgent pas, mais ils paient les soldats qui viennent faire la police chez eux. Telle ?tait la destin?e de la Hollande et sa situation par rapport ? nous. Dans cet ?tat, elle n'avait pas ?t? fort utile au gouvernement fran?ais. Sa marine et son arm?e se r?organisaient tr?s lentement; les rescriptions bataves, avec lesquelles avait ?t? pay?e l'indemnit? de guerre de cent millions, s'?taient n?goci?es presque pour rien, et les avantages de l'alliance ?taient devenus presque nuls pour la France: aussi il s'en ?tait ensuivi de l'humeur entre les deux pays. Le directoire reprochait au gouvernement hollandais de ne pas tenir ses engagemens, et le gouvernement hollandais reprochait au directoire de le mettre dans l'impossibilit? de les remplir. Malgr? ces nuages, les deux puissances marchaient cependant au m?me but. Une escadre et une arm?e d'embarquement se pr?paraient en Hollande, pour concourir aux projets du directoire.
Quant ? la Prusse, ? une grande partie de l'Allemagne, au Danemark, ? la Su?de et ? la Suisse, la France ?tait toujours avec ces ?tats dans les rapports d'une exacte neutralit?. Des nuages s'?taient ?lev?s entre la France et l'Am?rique. Les ?tats-Unis se conduisaient ? notre ?gard avec autant d'injustice que d'ingratitude. Le vieux Washington s'?tait laiss? entra?ner dans le parti de John Adams et des Anglais, qui voulaient ramener l'Am?rique ? l'?tat aristocratique et monarchique. Les torts de quelques corsaires et la conduite des agens du comit? de salut public leur servaient de pr?texte; pr?texte bien peu fond?, car les torts des Anglais envers la marine am?ricaine ?taient bien autrement graves; et la conduite de nos agents s'?tait ressentie du temps et devait ?tre excus?e. Les fauteurs du parti anglais r?pandaient que la France voulait se faire c?der par l'Espagne les Florides et la Louisiane; qu'au moyen de ces provinces et du Canada, elle entourerait les Etats-Unis, y s?merait les principes d?mocratiques, d?tacherait successivement tous les ?tats de l'Union, dissoudrait ainsi la f?d?ration am?ricaine, et composerait une vaste d?mocratie entre le golfe du Mexique et les cinq lacs. Il n'en ?tait rien; mais ces mensonges servaient ? ?chauffer les t?tes et ? faire des ennemis ? la France. Un trait? de commerce venait d'?tre conclu par les Am?ricains avec l'Angleterre; il renfermait des stipulations qui transportaient ? cette puissance des avantages r?serv?s autrefois ? la France seule, et dus aux services qu'elle avait rendus ? la cause am?ricaine. L'avis d'une rupture avec les ?tats-Unis avait des partisans dans le gouvernement fran?ais. Monroe, qui ?tait ambassadeur ? Paris, donnait ? cet ?gard les plus sages avis au directoire. <
Tels ?taient les rapports de la France avec les puissances qui ?taient ses alli?es ou simplement ses amies. L'Angleterre et l'Autriche avaient fait, l'ann?e pr?c?dente, un trait? de triple alliance avec la Russie; mais la grande et fourbe Catherine venait de mourir. Son successeur, Paul 1er, prince dont la raison ?tait peu solide, et s'?clairait par lueurs passag?res, comme il arrive souvent dans sa famille, avait montr? beaucoup d'?gards aux ?migr?s fran?ais, et cependant peu d'empressement ? ex?cuter les conditions du trait? de triple alliance. Ce prince semblait ?tre frapp? de la puissance colossale de la r?publique fran?aise, et on aurait dit qu'il comprenait le danger de la rendre plus redoutable en la combattant; du moins ses paroles ? un Fran?ais tr?s connu par ses lumi?res et son esprit, le feraient croire. Sans rompre le trait?, il avait fait valoir l'?tat de ses arm?es et de son tr?sor, et avait conseill? ? l'Angleterre et ? l'Autriche la voie des n?gociations. L'Angleterre avait essay? de d?cider le roi de Prusse ? se jeter dans la coalition, mais n'y avait pas r?ussi. Ce prince sentait qu'il n'avait aucun int?r?t ? venir au secours de son plus redoutable ennemi, l'empereur. La France lui promettait une indemnit? en Allemagne pour le stathouder, qui avait ?pous? sa soeur; il n'avait donc rien ? d?sirer pour lui-m?me. Il voulait seulement emp?cher que l'Autriche, battue et d?pouill?e par la France, ne s'indemnis?t de ses pertes en Allemagne; il aurait m?me d?sir? s'opposer ? ce qu'elle re??t des indemnit?s en Italie: aussi avait-il d?clar? que jamais il ne consentirait ? ce que l'Autriche re??t la Bavi?re en ?change des Pays-Bas, et il faisait en m?me temps proposer son alliance ? la r?publique de Venise, lui offrant de la garantir, dans le cas o? la France et l'Autriche voudraient s'accommoder ? ses d?pens. Son but ?tait donc d'emp?cher que l'empereur ne trouv?t des ?quivalens pour les pertes qu'il faisait en luttant contre la France.
La Russie n'intervenant pas encore dans la lutte, et la Prusse persistant dans la neutralit?, l'Angleterre et l'Autriche restaient seules en ligne. L'Angleterre ?tait dans une situation fort triste; elle ne redoutait plus, pour le moment du moins, une exp?dition en Irlande, mais sa banque ?tait menac?e, plus s?rieusement que jamais; elle ne comptait pas du tout sur l'Autriche, qu'elle voyait hors d'haleine, et elle s'attendait ? voir la France, apr?s avoir vaincu le continent, l'accabler elle-m?me de ses forces r?unies. L'Autriche, malgr? l'occupation de Kehl et d'Huningue, sentait qu'elle s'?tait perdue en s'opini?trant contre deux t?tes de pont, et en ne portant pas toutes ses forces en Italie. Les d?sastres de Rivoli et de la Favorite, la prise de Mantoue, la mettaient dans un p?ril imminent. Elle ?tait oblig?e de d?garnir le Rhin, et de se r?duire, sur cette fronti?re, ? une v?ritable inf?riorit?, pour porter ses forces et son prince Charles du c?t? de l'Italie. Mais pendant l'intervalle que ses troupes mettraient ? faire le trajet du Haut-Rhin ? la Piave et ? l'Izonzo, elle ?tait expos?e sans d?fense aux coups d'un adversaire qui savait saisir admirablement les avantages du temps.
Toutes ces craintes ?taient fond?es; la France lui pr?parait, en effet, des coups terribles que la campagne que nous allons voir s'ouvrir ne tarda pas ? r?aliser.
L'arm?e de Sambre-et-Meuse, renforc?e d'une grande partie de l'arm?e de l'Oc?an, avait ?t? port?e ? quatre-vingt mille hommes. Hoche, qui en ?tait devenu g?n?ral, s'?tait arr?t? peu de temps ? Paris, ? son retour de l'exp?dition d'Irlande, et s'?tait h?t? de se rendre ? son quartier-g?n?ral. Il avait employ? l'hiver ? organiser ses troupes et ? les pourvoir de ce qui leur ?tait n?cessaire. Tirant de la Hollande et des provinces d'entre Meuse et Rhin, qu'on traitait en pays conquis, des ressources assez grandes, il avait mis ses soldats ? l'abri des besoins qui affligeaient l'arm?e du Rhin. Imaginant une autre r?partition des diff?rentes armes, il avait perfectionn? son ensemble, et lui avait donn? la plus belle organisation. Il br?lait de marcher ? la t?te de ses quatre-vingt mille hommes, et ne voyait aucun obstacle qui p?t l'emp?cher de s'avancer jusqu'au coeur de l'Allemagne. Jaloux de signaler ses vues politiques, il voulait imiter l'exemple du g?n?ral d'Italie et cr?er ? son tour une r?publique. Les provinces d'entre Meuse et Rhin, qui n'avaient point ?t?, comme la Belgique, d?clar?es territoire constitutionnel, ?taient provisoirement sous l'autorit? militaire. Si, ? la paix avec l'empire, on les refusait ? la France, pour ne pas lui donner la ligne du Rhin, on pouvait du moins consentir ? ce qu'elles fussent constitu?es en une r?publique ind?pendante, alli?e et amie de la n?tre. Cette r?publique, sous le nom de r?publique cisrh?nane, aurait pu ?tre indissolublement attach?e ? la France, et lui ?tre aussi utile qu'une de ses provinces. Hoche profitait du moment pour lui donner une organisation provisoire, et la pr?parer ? l'?tat r?publicain. Il avait form? ? Bonn une commission, charg?e de la double t?che de l'organiser et d'en tirer les ressources n?cessaires ? nos troupes.
L'arm?e du Haut-Rhin, sous Moreau, ?tait loin de se trouver dans un ?tat aussi satisfaisant. Elle ne laissait rien ? d?sirer quant ? la valeur et ? la discipline des soldats, mais elle manquait du n?cessaire, et le d?faut d'argent, ne permettant pas m?me l'acquisition d'un ?quipage de pont, retardait son entr?e en campagne. Moreau faisait de vives instances pour obtenir quelques centaines de mille francs, que la tr?sorerie ?tait dans l'impossibilit? de lui fournir. Il s'?tait adress?, pour les obtenir, au g?n?ral Bonaparte; mais il fallait attendre que celui-ci e?t achev? son excursion dans les ?tats du pape. Cette circonstance devait retarder les op?rations sur le Rhin.
Les plus grands coups et les plus prompts allaient se porter en Italie. Bonaparte, pr?t ? d?truire ? Rivoli la derni?re arm?e autrichienne, avait annonc? qu'il ferait ensuite une excursion de quelques jours dans les ?tats du pape, pour le soumettre ? la r?publique, et y prendre l'argent n?cessaire aux besoins de l'arm?e; il avait ajout? que si on lui envoyait un renfort de trente mille hommes, il franchirait les Alpes Juliennes, et marcherait hardiment sur Vienne. Ce plan, si vaste, ?tait chim?rique l'ann?e pr?c?dente, mais aujourd'hui il ?tait devenu possible. La politique seule du directoire aurait pu y mettre obstacle; il aurait pu ne pas vouloir remettre toutes les op?rations de la guerre dans les mains de ce jeune homme si absolu dans ses volont?s. Cependant, le bienveillant Lar?velli?re insista fortement pour qu'on lui fourn?t le moyen d'ex?cuter un projet si beau, et qui terminait la guerre si vite. Il fut d?cid? que trente mille hommes lui seraient envoy?s du Rhin. La division Bernadotte fut tir?e de l'arm?e de Sambre-et-Meuse; la division Delmas de celle du Haut-Rhin, pour ?tre achemin?es toutes deux ? travers les Alpes au milieu de l'hiver. Moreau fit les plus grands efforts pour mettre la division Delmas en ?tat de repr?senter convenablement l'arm?e du Rhin en Italie; il choisit ses meilleures troupes, et ?puisa ses magasins pour les ?quiper. On ne pouvait ?tre m? par un sentiment plus honorable et plus d?licat. Ces deux divisions formant vingt et quelques mille hommes, pass?rent les Alpes en janvier, dans un moment o? personne ne se doutait de leur marche. Sur le point de franchir les Alpes, une temp?te les arr?ta. Les guides conseillaient de faire halte; on sonna la charge, et on brava la temp?te, tambour battant, enseignes d?ploy?es. D?j? ces deux divisions descendaient dans le Pi?mont, qu'on ignorait encore leur d?part du Rhin.
Bonaparte avait ? peine sign? la capitulation de Mantoue, qu'il ?tait parti sans attendre que le mar?chal Wurmser e?t d?fil? devant lui, et s'?tait rendu ? Bologne pour aller faire la loi au pape. Le directoire aurait d?sir? qu'il d?truis?t enfin la puissance temporelle du Saint-Si?ge; mais il ne lui en faisait pas une obligation, et le laissait libre d'agir d'apr?s les circonstances et sa volont?. Bonaparte ne songeait point du tout ? s'engager dans une pareille entreprise. Tandis que tout se pr?parait dans la Haute-Italie pour une marche au-del? des Alpes Juliennes, il voulait arracher encore une ou deux provinces au pape, et le soumettre ? une contribution qui suff?t aux frais de la nouvelle campagne. Aspirer ? faire davantage, c'?tait compromettre le plan g?n?ral contre l'Autriche. Il fallait m?me que Bonaparte se h?t?t beaucoup, pour ?tre en mesure de revenir promptement vers la Haute-Italie; il fallait surtout qu'il se conduis?t de mani?re ? s'?viter une guerre de religion, et qu'il impos?t ? la cour de Naples, laquelle avait sign? la paix, mais ne se regardait nullement comme li?e par son trait?. Cette puissance avait envie d'intervenir dans la querelle, soit pour s'emparer d'une partie des d?pouilles du pape, soit pour emp?cher qu'on n'?tabl?t une r?publique ? Rome, et qu'on ne pla??t ainsi la r?volution ? ses portes. Bonaparte r?unit ? Bologne la division Victor, les nouvelles troupes italiennes lev?es en Lombardie et dans la Cispadane, et s'achemina ? leur t?te, pour ex?cuter lui-m?me une entreprise qui, pour ?tre conduite ? bien, exigeait tout ce qu'il avait de tact et de promptitude.
Le pape ?tait dans la plus cruelle anxi?t?; l'empereur ne lui avait promis son alliance qu'aux plus dures conditions, c'est-?-dire au prix de Ferrare et de Commachio; mais cette alliance m?me ne pouvait plus ?tre efficace, depuis que l'arm?e d'Alvinzy n'existait plus. Le Saint-Si?ge s'?tait donc compromis inutilement. La correspondance du cardinal Busca, secr?taire d'?tat, et ennemi jur? de la France, avait ?t? intercept?e. Les projets contre l'arm?e fran?aise, qu'on avait voulu prendre par derri?re, ?taient d?voil?s; il ne restait plus aucune excuse pour invoquer la cl?mence du vainqueur, dont on refusait depuis un an d'?couter les propositions. Lorsque le ministre Cacault publia le manifeste du g?n?ral fran?ais et qu'il demanda ? se retirer, on n'osa pas le retenir par un reste d'orgueil, mais on fut dans une cruelle inqui?tude. Bient?t on n'?couta plus que les conseils du d?sespoir. Le g?n?ral autrichien Colli, arriv? ? Rome avec quelques officiers, fut mis ? la t?te des troupes papales; on fit des pr?dications fanatiques dans toutes les provinces romaines; on promit le ciel ? tous ceux qui se d?voueraient pour le Saint-Si?ge, et on t?cha d'exciter une Vend?e autour de Bonaparte. Des pri?res instantes furent adress?es ? la cour de Naples, pour r?veiller tout ce qu'elle avait d'ambition et de z?le religieux.
Bonaparte s'avan?a rapidement pour ne pas donner ? l'incendie le temps de se propager. Le 16 pluvi?se an V , il marcha sur le Senio. L'arm?e papale s'y ?tait retranch?e; elle se composait de sept ? huit mille hommes de troupes r?guli?res, et de grand nombre de paysans arm?s ? la h?te et pr?c?d?s de leurs moines. Cette arm?e pr?sentait l'aspect le plus burlesque. Un parlementaire vint d?clarer que si l'arm?e de Bonaparte persistait ? s'avancer, on tirerait sur elle. Elle s'avan?a n?anmoins vers le pont du Senio qui ?tait assez bien retranch?. Lannes remonta son cours avec quelques cents hommes, le passa ? gu?, et vint se ranger en bataille sur les derri?res de l'arm?e papale. Alors le g?n?ral Lahoz, avec les troupes lombardes, marcha sur le pont, et l'eut bient?t enlev?. Les nouvelles troupes italiennes support?rent bien le feu, qui fut un instant assez vif. On fit quatre ? cinq cents prisonniers, et on sabra quelques paysans. L'arm?e papale se retira en d?sordre. On la poursuivit sur Faenza; on enfon?a les portes de la ville, et on y entra au bruit du tocsin et aux cris d'un peuple furieux. Les soldats en demandaient le pillage; Bonaparte le leur refusa. Il assembla les prisonniers faits dans la journ?e aux bords du Senio, et leur parla en italien. Ces malheureux s'imaginaient qu'on allait les ?gorger. Bonaparte les rassura, et leur annon?a, ? leur grand ?tonnement, qu'il les laissait libres, ? condition qu'ils iraient ?clairer leurs compatriotes sur les intentions des Fran?ais, qui ne venaient d?truire ni la religion ni le Saint-Si?ge, mais qui voulaient ?carter seulement les mauvais conseillers dont le pape ?tait entour?. Il leur fit ensuite donner ? manger et les renvoya. Bonaparte s'avan?a rapidement de Faenza ? Forli, C?s?ne, Rimini, Pesaro et Sinigaglia. Colli, auquel il ne restait plus que trois mille hommes de troupes r?guli?res, les retrancha en avant d'Anc?ne dans une bonne position. Bonaparte les fit envelopper, et enlever en grande partie. Il leur donna encore la libert? aux m?mes conditions. Colli se retira avec ses officiers ? Rome. Il ne restait plus qu'? marcher sur cette capitale. Bonaparte se dirigea imm?diatement sur Lorette, dont le tr?sor ?tait ?vacu? et o? l'on trouva ? peine un million. La vierge en vieux bois fut envoy?e ? Paris, comme objet de curiosit?. De Lorette, il quitta les bords de la mer, et marcha par Macerata sur l'Apennin, pour le traverser et d?boucher sur Rome, si cela devenait n?cessaire. Il arriva ? Tolentino le 25 pluvi?se , et s'y arr?ta pour attendre l'effet que produiraient sa marche rapide et le renvoi des prisonniers. Il avait mand? le g?n?ral des Camaldules, religieux en qui Pie VI avait une grande confiance, et l'avait charg? d'aller porter ? Rome des paroles de paix. Bonaparte souhaitait avant tout que le pape se soum?t et accept?t les conditions qu'il voulait lui faire subir. Il ne voulait pas perdre du temps ? faire ? Rome une r?volution, qui pourrait le retenir plus qu'il ne lui convenait, qui provoquerait peut-?tre la cour de Naples ? prendre les armes, et qui, enfin, en renversant le gouvernement ?tabli, ruinerait pour le moment les finances romaines, et emp?cherait de tirer du pays les 20 ou 30 millions dont on avait besoin. Il pensait que le Saint-Si?ge, priv? de ses plus belles provinces au profit de la Cispadane, et expos? au voisinage de la nouvelle r?publique, serait bient?t atteint par la contagion r?volutionnaire, et succomberait sous peu de temps. Cette politique ?tait habile, et l'avenir en prouva la justesse. Il attendit donc ? Tolentino les effets de la cl?mence et de la peur.
Les prisonniers renvoy?s ?taient all?s, en effet, dans toutes les parties de l'?tat romain, et surtout ? Rome, r?pandre les bruits les plus favorables ? l'arm?e fran?aise, et calmer les ressentimens excit?s contre elle. Le g?n?ral des Camaldules arriva au Vatican, au moment o? le pape allait monter en voiture pour quitter Rome. Ce prince, rassur? par ce que lui dit ce religieux, renon?a ? quitter sa capitale, cong?dia le secr?taire d'?tat Busca, et d?p?cha ? Tolentino, pour traiter avec le g?n?ral fran?ais, le cardinal Mattei, le pr?lat Galeppi, le marquis Massimi, et son neveu le duc de Braschi. Ils avaient plein pouvoir de traiter, pourvu que le g?n?ral n'exige?t aucun sacrifice relatif ? la foi. Le trait? devenait d?s lors tr?s facile, car sur les articles de foi, le g?n?ral fran?ais n'?tait nullement exigeant. Le trait? fut arr?t? en quelques jours, et sign? ? Tolentino le 1er vent?se . Voici quelles en ?taient les conditions. Le pape r?voquait tout trait? d'alliance contre la France, reconnaissait la r?publique, et se d?clarait en paix et en bonne intelligence avec elle. Il lui c?dait tous ses droits sur le Comtat Venaissin, il abandonnait d?finitivement ? la r?publique cispadane les l?gations de Bologne et de Ferrare, et en outre la belle province de la Romagne. La ville et l'importante citadelle d'Anc?ne restaient au pouvoir de la France jusqu'? la paix g?n?rale. Les deux provinces du duch? d'Urbin et de Macerata, que l'arm?e fran?aise avait envahies, ?taient restitu?es au pape, moyennant la somme de 15 millions. Pareille somme devait ?tre pay?e conform?ment ? l'armistice de Bologne, non encore ex?cut?. Ces 30 millions ?taient payables deux tiers en argent et un tiers en diamants, ou pierres pr?cieuses. Le pape devait fournir en outre huit cents chevaux de cavalerie, huit cents chevaux de trait, des buffles, et autres produits du territoire de l'?glise. Il devait d?savouer l'assassinat de Basseville, et faire payer 300,000 francs, tant ? ses h?ritiers qu'? ceux qui avaient souffert par suite du m?me ?v?nement. Tous les objets d'art et manuscrits, c?d?s ? la France par l'armistice de Bologne, devaient ?tre sur-le-champ dirig?s sur Paris.
Tel fut le trait? de Tolentino, qui valait ? la r?publique cispadane, outre les l?gations de Bologne et de Ferrare, la belle province de la Romagne, et qui procurait ? l'arm?e un subside de 30 millions, plus que suffisant pour la campagne qu'on allait faire. Quinze jours avaient suffi ? cette exp?dition. Pendant qu'on n?gociait ce trait?, Bonaparte sut imposer ? la cour de Naples, et se d?barrasser d'elle. Avant de quitter Tolentino, il fit un acte assez remarquable, et qui d?j? prouvait sa politique personnelle. L'Italie et particuli?rement les ?tats du pape regorgeaient de pr?tres fran?ais bannis. Ces malheureux, retir?s dans les couvens, n'y ?taient pas toujours re?us avec beaucoup de charit?. Les arr?t?s du directoire leur interdisaient les pays occup?s par nos arm?es, et les moines italiens n'?taient pas f?ch?s d'en ?tre d?livr?s par l'approche de nos troupes. Ces infortun?s ?taient r?duits au d?sespoir. ?loign?s depuis long-temps de leur patrie, expos?s ? tous les d?dains de l'?tranger, ils pleuraient en voyant nos soldats; ils en reconnurent m?me quelques-uns dont ils avaient ?t? cur?s dans les villages de France. Bonaparte ?tait facile ? ?mouvoir; d'ailleurs il tenait ? se montrer exempt de toute esp?ce de pr?jug?s r?volutionnaires ou religieux: il ordonna par un arr?t? ? tous les couvens du Saint-Si?ge de recevoir les pr?tres fran?ais, de les nourrir, et de leur donner une paie. Il am?liora ainsi leur ?tat, loin de les mettre en fuite. Il ?crivit au directoire les motifs qu'il avait eus en commettant cette infraction ? ses arr?t?s. <
Il revint sur-le-champ vers l'Adige, pour ex?cuter la marche militaire la plus hardie dont l'histoire fasse mention. Apr?s avoir franchi une fois les Alpes pour entrer en Italie, il allait les franchir une seconde fois, pour se jeter au-del? de la Drave et de la Muer, dans la vall?e du Danube, et s'avancer sur Vienne. Jamais arm?e fran?aise n'avait paru en vue de cette capitale. Pour ex?cuter ce vaste plan, il fallait braver bien des p?rils. Il laissait toute l'Italie sur ses derri?res, l'Italie saisie de terreur et d'admiration, mais imbue toujours de l'id?e que les Fran?ais ne pouvaient la poss?der longtemps.
La derni?re campagne de Rivoli et la prise de Mantoue avaient paru terminer ces doutes; mais une marche en Allemagne allait les r?veiller tous. Les gouvernemens de G?nes, de Toscane, de Naples, Rome, Turin, Venise, indign?s de voir le foyer de la r?volution plac? ? leurs c?t?s, dans la Cispadane et la Lombardie, pouvaient saisir le premier revers pour se soulever. Dans l'incertitude du r?sultat, les patriotes italiens s'observaient, pour ne pas se compromettre. L'arm?e de Bonaparte ?tait de beaucoup inf?rieure ? ce qu'elle aurait d? ?tre pour parer ? tous les dangers de son plan. Les divisions Delmas et Bernadotte, arriv?es du Rhin, ne comptaient pas au-del? de vingt mille hommes, l'ancienne arm?e d'Italie en comptait au del? de quarante, ce qui, avec les troupes lombardes, pouvait faire environ soixante et dix mille. Mais il fallait laisser vingt mille hommes au moins en Italie, garder le Tyrol avec quinze ou dix-huit mille, et il n'en restait que trente environ pour marcher sur Vienne; t?m?rit? sans exemple. Bonaparte, pour parer ? ces difficult?s, t?cha de n?gocier avec le Pi?mont une alliance offensive et d?fensive, ? laquelle il aspirait depuis long-temps. Cette alliance devait lui valoir dix mille hommes de bonnes troupes. Le roi, qui d'abord ne s'?tait pas content? de la garantie de ses ?tats pour prix des services qu'il allait rendre, s'en contenta, maintenant qu'il voyait la r?volution gagner toutes les t?tes. Il signa le trait?, qui fut envoy? ? Paris. Mais ce trait? contrariait les vues du gouvernement fran?ais. Le directoire, approuvant la politique de Bonaparte en Italie, qui consistait ? attendre la chute tr?s-prochaine des gouvernemens, et ? ne point la provoquer, pour n'avoir ni la peine ni la responsabilit? des r?volutions, le directoire ne voulait ni attaquer ni garantir aucun prince. La ratification du trait? ?tait donc fort douteuse, et d'ailleurs elle exigeait quinze ou vingt jours. Il fallait ensuite que le contingent sarde se m?t en mouvement, et alors Bonaparte devait d?j? se trouver au-del? des Alpes. Bonaparte aurait voulu surtout conclure un pareil trait? d'alliance avec Venise. Le gouvernement de cette r?publique faisait des armemens consid?rables, dont le but ne pouvait ?tre douteux. Les lagunes ?taient remplies de r?gimens esclavons. Le podestat de Bergame, Ottolini, instrument aveugle des inquisiteurs d'?tat, avait r?pandu de l'argent et des armes parmi les montagnards du Bergamasque, et les tenait pr?ts pour une bonne occasion. Ce gouvernement, aussi faible que perfide, ne voulait cependant pas se compromettre, et persistait dans sa pr?tendue neutralit?. Il avait refus? l'alliance de l'Autriche et de la Prusse, mais il ?tait en armes; et si les Fran?ais, entrant en Autriche, essuyaient des revers, alors il ?tait d?cid? ? se prononcer, en les ?gorgeant pendant leur retraite. Bonaparte, qui ?tait aussi rus? que l'aristocratie v?nitienne, sentait ce danger, et tenait ? son alliance plut?t pour se garantir de ses mauvais desseins que pour avoir ses secours. En passant l'Adige, il voulut voir le procurateur Pezaro, celui qu'il avait tant effray? l'ann?e pr?c?dente ? Peschiera; il lui fit les ouvertures les plus franches et les plus amicales. Toute la terre-ferme, lui dit-il, ?tait imbue des id?es r?volutionnaires; il suffisait d'un seul mot des Fran?ais pour insurger toutes les provinces contre Venise, mais les Fran?ais, si Venise s'alliait ? eux, se garderaient de pousser ? la r?volte; ils t?cheraient de calmer les esprits; ils garantiraient la r?publique contre l'ambition de l'Autriche, et, sans lui demander le sacrifice de sa constitution, ils se contenteraient de lui conseiller, dans son propre int?r?t, quelques modifications indispensables. Rien n'?tait plus sage ni plus sinc?re que ces avis. Il n'est point vrai qu'? l'instant o? ils ?taient donn?s, le directoire et Bonaparte songeassent ? livrer Venise ? l'Autriche. Le directoire n'avait aucune id?e ? cet ?gard; en attendant les ?v?nemens, s'il songeait ? quelque chose, c'?tait plut?t ? affranchir l'Italie, qu'? en c?der une partie ? l'Autriche. Quant ? Bonaparte, il voulait sinc?rement se faire un alli?, et si Venise l'e?t ?cout?, si elle se f?t rattach?e ? lui, et qu'elle e?t modifi? sa constitution, elle aurait sauv? son territoire et ses antiques lois. Pezaro ne r?pondit que d'une mani?re ?vasive. Bonaparte voyant qu'il n'y avait rien ? esp?rer, songea ? prendre ses pr?cautions, et ? pourvoir ? tout ce qui lui manquait, par son moyen ordinaire, la rapidit? et la vivacit? des coups.
Il avait soixante et quelques mille hommes de troupes, telles que l'Europe n'en avait jamais vu. Il voulait en laisser dix mille en Italie, qui, r?unis aux bataillons lombards et cispadans, formeraient une masse de quinze ou dix-huit mille hommes, capables d'imposer aux V?nitiens. Il lui restait cinquante et quelques mille combattans, dont il allait disposer de la mani?re suivante. Trois routes conduisaient ? travers les Alpes Rh?tiennes, Noriques et Juliennes ? Vienne: la premi?re ? gauche, traversant le Tyrol au col du Brenner; la seconde au centre, traversant la Carinthie au col de Tarwis; la troisi?me ? droite, passant le Tagliamento et l'Izonzo, et conduisant en Carniole. L'archiduc Charles avait le gros de ses forces sur l'Izonzo, gardant la Carniole et couvrant Trieste. Deux corps, l'un ? Feltre et Bellune, l'autre dans le Tyrol, occupaient les deux autres chauss?es. Par la faute qu'avait commise l'Autriche de ne porter que fort tard ses forces en Italie, six belles divisions d?tach?es du Rhin n'?taient point encore arriv?es. Cette faute aurait pu ?tre r?par?e en partie, si l'archiduc Charles, pla?ant son quartier-g?n?ral dans le Tyrol, avait voulu op?rer sur notre gauche. Il aurait re?u quinze jours plus t?t les six divisions du Rhin; et certainement alors, Bonaparte, loin de filer sur la droite par la Carinthie ou la Carniole, aurait ?t? oblig? de le combattre, et d'en finir avec lui avant de se hasarder au-del? des Alpes. Il l'aurait trouv? alors avec ses plus belles troupes, et n'en aurait pas eu aussi bon march?. Mais l'archiduc avait ordre de couvrir Trieste, seul port maritime de la monarchie. Il s'?tablit donc au d?bouch? de la Carniole, et ne pla?a que des corps accessoires sur les chauss?es de la Carinthie et du Tyrol. Deux des divisions, parties du Rhin, devaient venir renforcer le g?n?ral Kerpen dans le Tyrol; les quatre autres devaient filer par derri?re les Alpes, ? travers la Carinthie et la Carniole, et rejoindre le quartier-g?n?ral dans le Frioul. On ?tait en vent?se . Les Alpes ?taient couvertes de neiges et de glace: comment imaginer que Bonaparte songe?t ? gravir dans ce moment la cr?te des Alpes?
Bonaparte pensa qu'en se jetant sur l'archiduc, avant l'arriv?e des principales forces du Rhin, il enl?verait plus facilement les d?bouch?s des Alpes, les franchirait ? sa suite, battrait successivement, comme il avait toujours fait, les Autrichiens isol?s, et, s'il ?tait appuy? par un mouvement des arm?es du Rhin, s'avancerait jusqu'? Vienne.
En cons?quence, il renfor?a Joubert, qui depuis Rivoli avait m?rit? toute sa confiance, des divisions Baraquai d'Hilliers et Delmas, et lui composa un corps de dix-huit mille hommes. Il le chargea de monter dans le Tyrol, de battre ? outrance les g?n?raux Laudon et Kerpen, de les rejeter au-del? du Brenner, de l'autre c?t? des Alpes, et ensuite de filer par la droite ? travers le Putersthal, pour venir joindre la grande arm?e dans la Carinthie. Laudon et Kerpen pouvaient sans doute revenir dans le Tyrol, apr?s que Joubert aurait rejoint l'arm?e principale; mais il leur fallait du temps pour se remettre d'une d?faite, pour se renforcer et regagner le Tyrol, et pendant ce temps Bonaparte serait aux portes de Vienne. Pour calmer les Tyroliens, il recommanda ? Joubert de caresser les pr?tres, de dire du bien de l'empereur et du mal de ses ministres, de ne toucher qu'aux caisses imp?riales, et de ne rien changer ? l'administration du pays. Il chargea l'intr?pide Mass?na, avec sa belle division forte de dix mille hommes, de marcher sur le corps qui ?tait au centre vers Feltre et Bellune, de courir aux gorges de la Ponteba qui pr?c?dent le grand col de Tarwis, de s'emparer des gorges et du col, et de s'assurer ainsi du d?bouch? de la Carinthie. Il voulait de sa personne marcher avec trois divisions, fortes de vingt-cinq mille hommes, sur la Piave et le Tagliamento, pousser devant lui l'archiduc dans la Carniole, se rabattre ensuite vers la chauss?e de la Carinthie, joindre Mass?na au col de Tarwis, franchir les Alpes ? ce col, descendre dans la vall?e de la Drave et de la Muer, recueillir Joubert, et marcher sur Vienne. Il comptait sur l'imp?tuosit? et l'audace de ses attaques, et sur l'impression que laissaient ordinairement ses coups prompts et terribles.
Le 23 , les trois divisions pass?rent la Piave sans accident, et faillirent seulement perdre un homme, qui allait se noyer, lorsqu'une cantini?re le sauva en se jetant ? la nage. Bonaparte donna ? cette femme un collier d'or. Les avant-gardes ennemies se repli?rent, et vinrent chercher un refuge derri?re le Tagliamento. Toutes les troupes du prince Charles r?pandues dans le Frioul y ?taient r?unies pour en disputer le passage. Les deux jeunes adversaires allaient se trouver en pr?sence. L'un, en sauvant l'Allemagne par une pens?e heureuse, s'?tait acquis l'ann?e pr?c?dente une grande r?putation. Il ?tait brave, point engag? dans les routines allemandes, mais fort incertain du succ?s, et tr?s alarm? pour sa gloire. L'autre avait ?tonn? l'Europe par la f?condit? et l'audace de ses combinaisons, il ne craignait rien au monde. Modeste jusqu'? Lodi, il ne croyait maintenant aucun g?nie ?gal au sien, et aucun soldat ?gal au soldat fran?ais. Le 26 vent?se au matin, Bonaparte dirigea ses trois divisions par Valvasone, sur les bords du Tagliamento. Ce fleuve, dont le lit est mal trac?, roule des Alpes sur des graviers, et se divise en une multitude de bras, tous gu?ables. L'arm?e autrichienne ?tait d?ploy?e sur l'autre rive, couvrant les gr?ves du fleuve de ses boulets, et tenant sa belle cavalerie d?ploy?e sur ses ailes, pour en profiter sur ces plaines si favorables aux ?volutions.
Bonaparte laissa la division Serrurier en r?serve ? Valvasone, et porta les deux divisions Guyeux et Bernadotte, la premi?re ? gauche, faisant face au village de Gradisca o? ?tait log? l'ennemi; la seconde ? droite, en face de Godro?po. La canonnade commen?a, et il y eut quelques escarmouches de cavalerie sur les graviers. Bonaparte, trouvant l'ennemi trop pr?par?, feignit de donner du repos ? ses troupes, fit cesser le feu, et ordonna de commencer la soupe. L'ennemi tromp? crut que les divisions ayant march? toute la nuit allaient faire une halte et prendre du repos. Mais ? midi, Bonaparte fait tout ? coup reprendre les armes. La division Guyeux se d?ploie ? gauche, la division Bernadotte ? droite. On forme les bataillons de grenadiers. En t?te de chaque division, se place l'infanterie l?g?re, pr?te ? se disperser en tirailleurs, puis les grenadiers qui doivent charger, et les dragons qui doivent les appuyer. Les deux divisions sont d?ploy?es en arri?re de ces deux avant-gardes. Chaque demi-brigade a son premier bataillon d?ploy? en ligne, et les deux autres ploy?s en colonne serr?e sur les ailes du premier. La cavalerie est destin?e ? voltiger sur les ailes. L'arm?e s'avance ainsi vers les bords du fleuve, et marche au combat avec le m?me ordre et la m?me tranquillit? que dans une parade.
Le g?n?ral Dammartin ? gauche, le g?n?ral Lespinasse ? droite, font approcher leur artillerie. L'infanterie l?g?re se disperse, et couvre les bords du Tagliamento d'une nu?e de tirailleurs. Alors Bonaparte donne le signal. Les grenadiers des deux divisions entrent dans l'eau, appuy?s par des escadrons de cavalerie, et s'avancent sur l'autre rive. <
Telle fut la journ?e du 29 vent?se , dite bataille du Tagliamento. Pendant qu'elle avait lieu, Mass?na, sur la chauss?e du centre, attaquait Osopo, s'emparait des gorges de la Ponteba, et poussait sur Tarwis les d?bris des divisions Lusignan et Orkscay.
L'archiduc Charles sentait que, pour garder la chauss?e de la Carniole et couvrir Trieste, il allait perdre la chauss?e de la Carinthie, qui ?tait la plus directe et la plus courte, et celle que Bonaparte voulait suivre pour marcher sur Vienne. La chauss?e de la Carniole communique avec celle de la Carinthie et le col de Tarwis par une route transversale qui suit la vall?e de l'Izonzo. L'archiduc Charles dirige la division Bayalitsch par cette communication sur le col de Tarwis, pour pr?venir Mass?na, s'il est possible. Il se retire ensuite avec le reste de ses forces sur le Frioul, afin de disputer le passage du Bas-Izonzo.
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