Read Ebook: Études Littéraires; dix-huitième siècle by Faguet Mile
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Ebook has 532 lines and 153378 words, and 11 pages
EMILE FAGUET
DE L'ACAD?MIE FRAN?AISE
?TUDES LITT?RAIRES
PIERRE BAYLE--FONTENELLE LE SAGE--MARIVAUX--MONTESQUIEU VOLTAIRE--DIDEROT--J.J. ROUSSEAU BUFFON--MIRABEAU--ANDR? CH?NIER.
AVANT-PROPOS
Ni chr?tien, ni fran?ais, il avait un caract?re bien singulier pour un ?ge qui venait apr?s cinq ou six si?cles de civilisation et de culture nationales; il ?tait tout neuf, tout primitif et comme tout brut. La tradition est l'exp?rience d'un peuple; il manquait de tradition, et n'en voulait point. Aussi, et c'est en cela qu'il est d'un si grand int?r?t, c'est un si?cle enfant, ou, si l'on veut, adolescent. Il a de cet ?ge la fougue, l'ardeur indiscr?te, la curiosit?, la malice, l'intemp?rance, le verbiage, la pr?somption, l'?tourderie, le manque de gravit? et de tenue, les polissonneries, et aussi une certaine g?n?rosit?, bont? de coeur, facilit? aux larmes, besoin de s'attendrir, et enfin cet optimisme instinctif qui sent toujours le bonheur tout proche, se croit toujours tout pr?s de le saisir, et en a perp?tuellement le besoin, la certitude et l'impatience.
Il v?cut ainsi, dans une agitation incroyable, dans les recherches, les essais, les th?ories, les visions, et, l'on ne peut pas dire les incertitudes, mais les certitudes contradictoires. Il avait tout coup? et tout br?l? derri?re lui: il avait tout ? retrouver et ? refaire. Il touchait, du moins, ? tous les mat?riaux avec une fi?vre de d?couverte et une na?vet? d'inexp?rience ? la fois touchante et divertissante, reprenant souvent comme choses nouvelles, et croyant inventer, des id?es que l'humanit? avait cent fois tourn?es et retourn?es en tous sens, et ne les renouvelant gu?re, parce qu'avant de les trancher il ne commen?ait pas par les bien conna?tre. Il est peu d'?poque o? l'on ait plus improvis?; il en est peu o? l'on ait invent? plus de vieilleries avec tout le plaisir de l'audace et tout le rago?t du scandale.
Il a fini par avoir la religion de la raison et la religion du sentiment.
Voil? comme le fond commun et l'esprit g?n?ral du si?cle que nous ?tudions. Quelle litt?rature en est sortie, c'est ce qui nous reste ? examiner.
Aussi sont-ils int?ressants et d?cevants, de peu de largeur, de peu d'haleine, de peu de course, et surtout de peu d'essor. Deux si?cles pass?s, ils ne compteront plus pour rien, je crois, dans l'histoire de la philosophie.
Il ?tait difficile, ? moins d'un grand et beau hasard, c'est-?-dire de l'apparition d'un grand g?nie, chose dont on n'a jamais su ce qui la produit, que ce si?cle f?t un grand si?cle po?tique. Il ne fut pour cela ni assez novateur, ni assez traditionnel.
Et il pouvait, d?cid?ment novateur, avec du g?nie, cr?er, ? ses risques et p?rils, ce qui est toujours le mieux, une litt?rature toute nationale et toute autonome.
Deux choses, non pas toujours, mais trop souvent, manquent ? ces romanciers, le go?t du r?el et l'?motion. Ces romanciers r?alistes sont des romanciers qui ne sont pas touchants et des r?alistes qui ne sont pas r?alistes. Ils n'ont pas le don d'attendrir et de s'attendrir. Une certaine s?cheresse, ou, plus d?sobligeante encore, une sensibilit? fausse, et d'effort et de commande, est r?pandue dans toutes leurs oeuvres, jusqu'? ce que Rousseau retrouve, mais seulement pour lui, les sources de la vraie et profonde sensibilit?.--Et ils ne sont pas assez r?alistes, j'entends, non point qu'ils ne peignent pas d'assez basses moeurs, ce n'est point un reproche ? leur faire, mais qu'ils observent vraiment trop peu, et trop superficiellement, le monde qui les entoure. Ils ne sont pas assez de leur pays pour cela. Cette litt?rature, celle-l? m?me, et non plus la haute et pr?tentieuse, n'est pas nationale. Ni chr?tien ni fran?ais, c'est le caract?re g?n?ral; ceux-ci ne sont pas plus fran?ais que les autres, et, pr?cis?ment, si l'?cole de 1715, dont ils d?rivent, si cette ?cole novatrice n'a pas ?t? plus f?conde, c'est que si l'on repoussait la tradition classique comme insuffisamment autochtone, c'?tait une litt?rature nationale, curieuse de nos moeurs vraies, de nos sentiments particuliers, de notre tour d'esprit sp?cial, de notre fa?on d'?tre nous, qu'au moins il fallait essayer de cr?er; et c'est ? quoi l'on n'a pas song?.
Une philosophie peu profonde, et, aussi, insuffisamment sinc?re; un <
Vers la fin un souffle passa, qui jeta les semences d'une nouvelle vie.
Un homme dou? d'imagination et de sensibilit? se rencontra, c'est-?-dire un po?te. Rousseau ?mut son si?cle. Par del? la R?volution la secousse qu'il avait donn?e aux ?mes devait se prolonger.--Un autre, de sensibilit? beaucoup moindre, et peut-?tre peu ?loign?e d'?tre nulle, mais de grandes vues, de haut regard, et d'imagination magnifique, d?roula le grand spectacle des beaut?s naturelles, et ?crivit l'histoire du monde. Non seulement dans la science, mais dans l'art, sa trace est rest?e profonde.
Forc? de l'?tudier surtout au point de vue litt?raire, j'?tais en mauvaise situation pour bien servir ses int?r?ts. Je l'ai consid?r? avec application, et retrac? avec sinc?rit?, sans plus de rigueur, je crois, que de complaisance.
Janvier 1890.
E. F.
PIERRE BAYLE
BAYLE NOVATEUR
La d?fense de Bayle sur ce point est significative; c'est une accusation tr?s grave, dans le plus grand air de bonhomie et d'innocence, ? l'adresse des contemporains. Bayle fait remarquer, avec le plus grand sang-froid, qu'un livre, pour ?tre utile, doit ?tre achet?, et pour ?tre achet? doit contenir de ces choses qui plaisent ? tout le monde, int?ressent tout le monde, ?veillent, entretiennent et satisfont toutes les curiosit?s. Autrement dit, ce n'est point Bayle qui est cynique, mais ses contemporains qui le sont trop pour ne pas l'obliger ? l'?tre un peu, et m?me ?norm?ment, dans le seul but de ne point leur rester ?tranger. Un savant m?me est bien forc? d'?tre ? peu pr?s ? la mode.
Ce go?t de critique n?gative, ce go?t de faire douter, cette impertinence savante et froide ? l'adresse de toutes les croyances communes de l'humanit?, cet art de ne pas ?tre convaincu, et de ne pas laisser quelque conviction que ce soit s'?tablir dans l'esprit des autres; cet art, d?licat, nonchalant et charmant dans Montaigne; rude, pressant, imp?rieux et haletant, en tant que visant ? un but plus ?lev? que lui-m?me, dans Pascal; cauteleux, insidieux, tranquille et lentement tournoyant et enveloppant dans Pierre Bayle; conduit ? une sorte de d?sorganisation des forces humaines et ? une mani?re de lassitude sociale. Bayle le sait, et le dit fort agr?ablement: <
Ajoutez, et voil? que les diff?rences se multiplient, qu'il n'a pour ainsi dire pas de passions. Son trait tout ? fait distinctif est m?me celui-l?. Il n'est pas seulement un honn?te homme et un sage--on l'est avec des passions, quand on les dompte--il est un homme qui ne peut pas comprendre ou qui comprend avec une peine extr?me et un ?tonnement profond qu'on ne soit pas un sage. Le pouvoir des passions sur les hommes le confond. <
--Bayle n'en sort jamais. Il est homme de lettres sans r?serve, sans lassitude, sans d?go?t, sans arri?re-pens?e, et sans autre ambition que de continuer de l'?tre. Rien au monde ne vaut pour lui la vie de labeurs, de recherches d?sint?ress?es et de tranquille m?pris du monde qu'il a choisie. Il a ce signe, cette marque du v?ritable homme de lettres qu'il songe ? la post?rit?, c'est-?-dire aux deux ou trois douzaines de curieux qui ouvriront son livre un si?cle apr?s sa mort.
<
Voil? Bayle au naturel. Consid?r? ? ces moments-l?, il appara?t aussi peu moderne que possible, et tel que ces artistes anonymes de nos cath?drales qui passaient leur vie, inconnus et ravis, dans le lent accomplissement de la t?che qu'ils avaient choisie, au recoin le plus obscur du grand ?difice. Aussi bien, il ne voulait pas signer son monument. Des exigences de publication l'y oblig?rent. <> Et, en v?rit?, il semble bien qu'il a cru n'avoir fait qu'un dictionnaire.
Remarquez, du reste, que l'homme, s'il a une horreur naturelle et int?ress?e de la v?rit?, n'en a pas une moindre de la clart?. Il peut approuver ce qui est clair, il n'aime passionn?ment que ce qui est obscur, il ne s'enflamme que pour ce qu'il ne comprend pas. Certains r?formateurs fondent leur espoir sur ce qu'ils ont d?truit ou effac? de myst?res. C'est une sottise. C'est ce qu'ils en ont laiss? qui leur assure des disciples, joint aux nouveaux sentiments de haine et de m?pris dont, en cr?ant une secte, ils ont enrichi l'humanit?. <
Certes Bayle ne songe point ? un tel dessein, et personne n'a cru plus fort et n'a dit plus souvent que l'humanit? vit de pr?jug?s, qui, seulement, se succ?dent les uns aux autres et se transforment, comme de sa substance intellectuelle.
Aussi toutes ses conclusions, ou plut?t tous les points de repos de son esprit, sont-ils toujours dans des sentiments et opinions infiniment mod?r?s. En g?n?ral sa m?thode, ou sa tendance, consiste ? montrer aux hommes que sans le savoir, ni le vouloir, ils sont extr?mement sceptiques, et beaucoup moins attach?s qu'ils ne l'estiment aux croyances qu'ils aiment le plus. Il excelle ? extraire, avec une lente dext?rit?, de la pens?e de chacun le principe d'incroyance qu'elle renferme et cache, et non point ? arracher, comme Pascal, mais ? d?rober doucement ? chacun une confession d'infirmit? dont il fait un aveu de scepticisme. Il tire subtilement, pour ainsi dire, et mollement, le catholicisme au jans?nisme, le jans?nisme au protestantisme, le protestantisme au socinianisme et le socinianisme ? la libre pens?e. Il aimera, par exemple, ? nous montrer combien la pens?e de saint Augustin est voisine de celle de Luther, combien il ?tait n?cessaire que le calvinisme fin?t par se dissoudre dans le socinianisme, et comment, apr?s le socinianisme, il n'y a plus de myst?res, c'est-?-dire plus de religion.--Il n'y a pas jusqu'? Nicole qu'il n'engage nonchalamment, qu'il ne montre, sans en avoir l'air, comme s'engageant dans le chemin de pyrrhonisme.
Non point <
Ainsi Bayle circule entre les doctrines, les comprenant admirablement, et merveilleusement apte, merveilleusement dispos? aussi, et ? les distinguer nettement pour les bien faire entendre, et ? les concilier, ou plut?t ? les diluer les unes dans les autres, pour montrer ? quel point c'est vanit? de croire qu'on appartient exclusivement ? l'une d'elles. On l'a appel? <
Au fond il ne croit ? rien, je ne songe pas ? en disconvenir, mais il n'y a jamais eu de n?gation plus douce, moins insolente et moins agressive. Son ath?isme, qui est incontestable, est en quelque mani?re respectueux. Il consiste ? affirmer qu'il ne faut pas s'adresser ? la raison pour croire en Dieu, et que c'est lui demander ce qui n'est pas son affaire; que pour lui, Bayle, qui ne sait que raisonner, il ne peut, en conscience, nous promettre de nous conduire ? la croyance, niais que d'autres chemins y conduisent, que, pour ne point les conna?tre, il ne se permet pas de m?priser.--Il se tient l? tr?s ferme, dans cette position s?re, et dans cette attitude, qui, tout compte fait, ne laisse pas d'?tre modeste. Ce genre d'ath?isme n'est point pour plaire ? un croyant; mais il ne le r?volte pas. Bien plus choquant est l'ath?isme dogmatique, imp?rieux, insolent et scandaleux de Diderot; bien plus aussi le d?isme administratif et policier de Voltaire, qui tient ? Dieu sans y croire, ou y croit sans le respecter, comme ? un directeur de la s?ret? g?n?rale.
Quand Bayle laisse ?chapper une pr?f?rence entre les syst?mes, et semble incliner, c'est du c?t? du manich?isme. Il n'y croit non plus qu'? rien, mais il y trouve, manifestement, beaucoup de bon sens. C'est qu'avec sa s?ret? ordinaire de critique, s?ret? qu'il tient de sa rectitude d'esprit, mais aussi qui est facile ? un homme qui n'a ni pr?jug?, ni parti pris, ni parti, il a bien vu que tout le fond de la question du d?isme, du spiritualisme, c'?tait la question de l'origine du mal dans le monde, que l? ?tait le noeud de tout d?bat, et le point o? toute discussion philosophique ram?ne. C'est parce qu'il y a du mal sur la terre qu'on croit en Dieu, et c'est parce qu'il y a du mal sur la terre qu'on en doute; c'est pour nous d?livrer du mal qu'on l'invoque, et c'est comme bien cr?ateur du mal qu'on se prend ? ne le point comprendre. Et il en est qui ont suppos? qu'il y avait deux Dieux, dont l'un voulait le mal et l'autre le bien, et qu'ils ?taient en lutte ?ternellement, et qu'il fallait aider celui qui livre le bon combat.-- C'est une consid?ration raisonnable, remarque Bayle. Elle rend compte, ? peu pr?s, de l'?nigme de l'univers. Elle nous explique pourquoi la nature est immorale, et l'homme capable de moralit?; pourquoi l'homme lui-m?me, engag? dans la nature et essayant de s'en d?gager, secoue le mal derri?re lui, s'en d?tache, y retombe, se d?bat encore, et appelle ? l'aide; elle justifie Dieu, qui, ainsi compris, n'est point responsable du mal, et en souffre, loin qu'il le veuille; elle rend compte des faits, et de la nature de l'homme et de ses d?sirs, et de ses espoirs, et, pr?cis?ment, m?me de ses incertitudes et de son impuissance ? se rendre compte.
--Je le crois bien, puisque cette doctrine n'est pas autre chose que les faits eux-m?mes d?cor?s d'appellations th?ologiques. Ce n'est pas une explication, c'est une constatation qui se donne l'air d'une th?orie. Il existe une immense contrari?t? qu'il s'agit de r?soudre, disent les philosophes ou les th?ologiens. Le manich?en r?pond: <
Si Bayle penche un peu vers cette doctrine, c'est justement parce qu'elle n'est qu'une constatation, un peu r?sum?e. Ce qu'il aime, ce sont des faits, clairs, v?rifi?s et bien class?s. Le dualisme manich?en lui pla?t, comme une bonne table des mati?res, sur deux colonnes. Du reste, sa d?marche habituelle est de faire le tour des id?es, de les bien faire conna?tre, d'en faire un relev? exact, et d'insinuer qu'elles ne r?solvent pas grand'chose.
LE <
A le lire maintenant pour notre plaisir, et sans chercher autrement ? marquer sa place et ? d?terminer son influence, il est agr?able et profitable. Il est tr?s savant, d'une science s?re, et qui va scrupuleusement aux sources, et d'une science qui n'est ni hautaine, ni h?riss?e, ni outrageante. Figurez-vous qu'il n'injurie pas ceux qu'il corrige. Tr?s modeste en son dessein, il n'avait, en commen?ant, que l'intention de faire un dictionnaire rectificatif, un dictionnaire des fautes des autres dictionnaires, et il a toujours poursuivi ce projet, tout en l'agrandissant. Et, nonobstant ce r?le, il es tr?s indulgent et aimable. Il manque rarement de commencer ainsi son chapitre rectificatif: <<'ai peu de fautes ? relever dans Mor?ri...>> sur quoi il en rel?ve une vingtaine; mais voil? au moins qui est poli.
Son livre est mal compos?; il est ?minemment disproportionn?. La longueur des chapitres ne d?pend pas de l'importance de l'homme ou de la question qui en fait le sujet; elle d?pend de la quantit? de notes qu'avait sur ce sujet M. Bayle. Des inconnus, dont tout ce que Bayle ?crit sur eux ne sert qu'? d?montrer qu'ils ?taient dignes de l'?tre et de rester tels, s'?talent comme insolemment sur de nombreuses pages ?normes. Des gloires sont ?touff?es dans un paragraphe insignifiant. D'Assouci tient dix fois plus de place que Dante. C'est que Bayle est sceptique si ? fond qu'il l'est jusque dans ses habitudes de travail. Il est si indiff?rent qu'il s'int?resse ?galement ? toutes choses; et Aristote ou Perkins, c'est tout un pour lui. L'un n'est autre chose qu'une curiosit? ? satisfaire et une rechercher ? poursuivre--et l'autre aussi. Personne n'a ?t? comme Bayle amoureux de la v?rit? pour la v?rit?, sans songer ? voir ou ? mettre entre les v?rit?s des degr?s d'importance. Il en r?sulte, sauf une petite r?serve que nous ferons plus tard, que son livre va un peu au hasard, comme il croyait qu'allait le monde. Il ne semble pas qu'il y ait beaucoup de providence ni beaucoup de finalit? dans cet ouvrage.
Le tr?sor est donc beau, si les lacunes sont consid?rables. Quelque chose est plus d?sobligeant que les lacunes: ce sont les comm?rages et les obsc?nit?s. Le m?pris bienveillant de Bayle pour les hommes et la conviction o? il est qu'ils ne liraient point un livre o? il n'y aurait ni polissonneries ni propos de concierge, ne suffit vraiment pas ? excuser l'auteur. Nous savons lire, et nous ne prenons pas le change sur ces choses. Il est parfaitement clair que Bayle se pla?t personnellement et bien pour son compte ? ces r?cits ridicules, ou scabreux. Il go?te ces plaisirs secrets de petite curiosit? malsaine qui sont le p?ch? ordinaire, sauf exceptions, Dieu merci, des vieux savants solitaires et confin?s. Il lui manque d'?tre homme du monde. Il ne l'est ni par le bon go?t, ni par la discr?tion ou bri?vet? d?daigneuse sur certains sujets, ni par l'indiff?rence a l'?gard des choses qui sont la pr?occupation des coll?giens et des marchandes de fruits. Il devait bavarder avec sa gouvernante en prenant son repas du soir. Son livre, comme souvent ceux de Sainte-Beuve, sent quelquefois l'antichambre et un peu l'office. Et voyez le trait de ressemblance, et voyez aussi qu'il faut s'attendre ? la pareille: la principale question qui a inqui?t? Sainte-Beuve en son article sur Bayle a ?t? de savoir si M. Bayle a ?t? l'amant de Madame Jurieu.
Il a d'autres stratag?mes, j'ai presque envie de dire d'autres terriers. C'est l? o? l'on cherche sa pens?e sur les questions graves et p?rilleuses qu'on ne la trouve pas, le plus souvent. C'est dans un article portant au titre le nom d'un inconnu, que Bayle, comme ? couvert, et prot?g? par l'obscurit? du sujet et l'inattention probable du lecteur, ose davantage, et traite ? fond un probl?me capital, au coin d'une note qui s'enfle et sournoisement devient une brochure. Aussi faut-il le lire tout entier, comme un livre mal fait; car son livre est mal fait, moiti? incurie , moiti? dessein, et prudence, et malice. Sainte-Beuve dit que c'est un livre ? consulter plut?t qu'? lire. C'est le contraire. A le consulter on croit qu'il n'y a presque rien; ? le lire on fait ? chaque pas des d?couvertes l? pr?cis?ment o? l'on se pr?parait ? tourner deux feuillets ? la fois. C'est le livre qu'il faut le moins lire quatre ? quatre.
Et ? lire jusqu'au bout on d?couvre une chose qui est bien ? l'honneur de Bayle: c'est que tous ces d?fauts que je viens d'indiquer diminuent et s'effacent presque ? mesure que Bayle avance. Les histoires grasses ou saugrenues deviennent plus rares, les questions philosophiques et morales attirent de plus en plus l'attention de l'auteur, la comm?re c?de toute la place au philosophe, l'ouvrage devient proprement un dictionnaire des probl?mes philosophiques. On le voit finir avec regret.
Tout compte fait, c'est une substantielle et agr?able lecture. C'est le livre d'un honn?te homme tr?s intelligent avec un peu de vulgarit?. Son impartialit?, relative, comme toute impartialit?, mais r?elle, sa modestie, sa loyaut? de savant, nonobstant ses petites ruses et malignit?s de bon ap?tre, surtout son solide, profond et plein esprit de tol?rance, le font aimer quoi qu'on en puisse avoir. La tol?rance ?tait son fond m?me, et l'?toffe de son ?me. Quand il s'anime, quand il s'?l?ve, quand il oublie sa nonchalance, quand il montre soudain de l'ardeur, de la conviction, une mani?re d'onction m?me, c'est qu'il s'agit de tol?rance, c'est qu'il a ? exprimer son horreur des pers?cutions, des guerres civiles, des guerres religieuses, du fanatisme, de la stupidit? de la foule tuant pour le service d'une id?e qu'elle ne comprend pas, et en l'honneur d'un contresens. Il n'a pas dit: <
Malgr? sa prolixit?, il est extr?mement agr?able ? lire; car si ses articles sont longs, son style est vif, ais?, franc, et va quelquefois jusqu'? ?tre court. Il a deux mani?res, celle du haut des pages et celle des notes. En grosses lettres il est sec, compact, tass? et lourd; en petit texte il s'abandonne, il cause, il laisse abonder le flot press? de ses souvenirs, il plaisante, avec sa bonhomie narquoise, malicieuse et prudente, et tr?s souvent, presque toujours, il est charmant. On dirait un de ces professeurs qui en chaire sont un peu gourm?s, contraints et retenus, mais qui vous accompagnent apr?s le cours tout le long des quais, et alors sont extr?mement instructifs, amusants, profonds et puissants, ? la rencontre, et se sentent tellement int?ressants qu'ils ne peuvent plus vous quitter. C'est au sortir du cours qu'il faut prendre Bayle; tout le suc de sa pens?e et toute la fleur de son esprit sont dans ses notes, dont certaines sont des chefs-d'oeuvre. Ici encore on retrouve la timidit? un peu cauteleuse de Bayle, qui ne se d?cide ? se livrer que dans un semblant de huis-clos, dans un enseignement au moins apparemment confidentiel.
Il suffit pour montrer combien la lecture de Bayle est non seulement instructive et suggestive, mais combien agr?able, attachante, enveloppante et amicale. C'est un d?licieux causeur, savant, intelligent, spirituel, un peu cancanier et un peu bavard. Il dit souvent qu'il ?crit pour ceux qui n'ont pas de biblioth?que et pour leur en tenir lieu. Je le crois bien, et il a fort bien atteint son but. Il ?tait lui-m?me une biblioth?que, une grande et savante biblioth?que, incompl?te ? la v?rit?, et un peu en d?sordre, avec de mauvais livres dans les petits coins.
FONTENELLE
SES ID?ES LITT?RAIRES ET SES OEUVRES LITT?RAIRES
Et son carquois oisif ? son c?t? pendait.
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