Read Ebook: Études Littéraires; dix-huitième siècle by Faguet Mile
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Ebook has 532 lines and 153378 words, and 11 pages
SES ID?ES ET SES OUVRAGES PHILOSOPHIQUES
Sauf ces r?serves, qui sont l?g?res, ce livre est de grand m?rite. Pour la premi?re fois Fontenelle y montre un certain sens du grand. Il l'a comme malgr? lui, il est vrai; car ? chaque moment il fait effort pour abaisser le sujet ou en faire oublier la majest? par les finesses et les petites gr?ces dont il l'accompagne. Mais le sujet prend sa revanche et quelquefois l'entra?ne. La description de la Lune, de V?nus, surtout de Saturne, ne sont pas sans une certaine po?sie contenue, et que l'auteur s'obstine ? contenir, mais qui ?clate. C'est un passage presque ?loquent que celui o? la rotation de la terre inspire ? l'auteur ce tableau mouvant, glissant devant nos yeux, des diff?rents peuples humains. En ce m?me point de l'espace o? Fontenelle cause avec une grande dame, au milieu d'un parc, la Normandie va passer, puis une grande nappe d'eau, puis des Anglais qui causent politique, puis une mer immense, puis des Iroquois, puis la Terre de Jesso; et voil? cent aspects divers: ici ce sont des chapeaux, l? des turbans, et puis des t?tes chevelues, et puis des t?tes rases; et tant?t des villes ? clocher, tant?t des villes ? longues aiguilles qui ont des croissants, et des villes ? tours de porcelaine, et de grands pays qui ne montrent que des cabanes... Elle est charmante cette page. Elle le serait plus encore, si l'on ne sentait que l'auteur se contient, s'observe, se pr?munit contre l'?loquence par le soin de badiner. Mon Dieu! qu'il a peur d'?tre pittoresque! Et il l'a ?t?, malgr? lui: c'est sa punition.
Et prenez garde. Elle va tr?s loin, sans affectation, ou avec l'affectation d'un enjouement inoffensif, cette petite le?on de cosmographie. Il est bon ap?tre encore avec sa pr?caution de dire qu'il met dans les mondes qui ne sont pas la terre des habitants qui ne sont pas des hommes. C'est pr?cis?ment cela qui forme une difficult? nouvelle dont la philosophie libre penseuse va s'emparer. Des habitants dans toutes les plan?tes?--Tr?s probablement.--Semblables ? nous?--Assur?ment non! qui ont une autre nature, une autre complexion, d'autres sens.--Plus que nous?--Il est possible.--Et alors le monde est pour eux tout diff?rent, et l'?me tout autre?--Sans doute.--Et notre v?rit? ? nous, v?rit? philosophique, v?rit? scientifique, v?rit? morale, qu'est-elle donc?--Une v?rit? relative, une v?rit? de ver de terre, qui ne vaut pas qu'on en soit fier...--Ni qu'on y tienne?--Que voulez-vous?
LE SAGE
Et s'il n'en ?tait que cela, Le Sage ne serait pas une transition entre les deux ?ges, mais appartiendrait tout simplement au pr?c?dent. Il est vrai; mais ? c?t? de ces inclinations d'esprit qui en font un contemporain de La Bruy?re, et comme derri?re elles et plus au fond, Le Sage en a d'autres, par o? il tend vers une toute autre date, un peu trop m?me peut-?tre, et c'est ce qu'on verra par la suite.
LE <
Le r?alisme est d'abord curiosit? et bonne vue. Personne n'a ?t? plus curieux que Le Sage, et n'a vu plus juste dans le monde o? il lui ?tait permis de regarder.--Mais ce monde n'?tait pas le tr?s grand monde, et ce n'?tait pas un gentilhomme de lettres que Le Sage. Tr?s honn?te homme, et m?me presque h?ro?que dans sa probit?, encore est-il qu'il n'a gu?re fr?quent? que dans les th??tres, dans les caf?s et chez les petits bourgeois.--Pr?cis?ment! Je ne dirai pas tout ? fait: <
Pour ?tre un bon r?aliste, il ne faut pas seulement l'habitude et le go?t des moeurs moyennes, il faut presque une moralit? moyenne aussi, dans le sens exact de ce mot, et sans qu'on entende par l? un commencement d'immoralit?. Il faut n'avoir ni ce l?ger go?t du vice, vrai ou affect?, dont nous avions l'occasion de parler plus haut, ni un trop grand m?pris, ou du moins trop ardent, des bassesses et des vulgarit?s humaines. Philinte e?t ?t? bon r?aliste, lui qui voit ces d?fauts, dont d'autres murmurent, comme vices unis ? l'humaine nature, et qui estime les honn?tes gens sans surprise, et d?sapprouve les autres sans ?tonnement.--Il faut remarquer qu'une certaine ?l?vation morale donne de l'imagination, ?tant probablement elle-m?me une forme de l'imagination. Un Alceste qui ?crit fait les hommes plus mauvais qu'ils ne sont, par horreur de les voir mauvais. Tels La Rochefoucauld, ou m?me La Bruy?re, et encore Honor? de Balzac. Ils prennent un plaisir amer ? montrer les sc?l?ratesses des hommes pour se prouver ? eux-m?mes, avec insistance et obstination chagrine, ? quel point ils ont raison de les m?priser. Et nous voil? dans un genre d'ouvrage qui s'?loigne de la r?alit?, qui donne dans les conceptions imaginaires.--L'inverse peut se produire, et tel esprit d?licat, par go?t d'?l?vation morale, fermera les yeux aux petitesses humaines, s'habituera ? ne les point voir, et peindra les hommes plus beaux qu'ils ne sont. Une partie de l'imagination de Corneille est dans sa haute moralit?, ou sa moralit? tient ? son tour d'imagination; car que la morale rentre dans l'esth?tique ou que l'esth?tique tienne ? la morale, je ne sais, et ici il n'importe.
L'ART LITT?RAIRE DE LE SAGE
Tout cela est tout n?gatif. C'est de quoi ?viter les ?cueils de l'art r?aliste: ce n'est pas de quoi y bien faire. Le Sage avait mieux pour lui qu'une absence de d?fauts. Il avait d'abord, ce qui me para?t le m?rite fondamental en ce genre d'ouvrages, un tr?s grand bon sens.
Quand les hommes--car d?s qu'il s'agit d'art r?aliste il ne faut gu?re songer ? avoir des lectrices--quand les hommes s'?prennent d'art r?aliste, c'est par un d?sir assez rare, mais qui leur vient quelquefois, par r?action, d?go?t d'autre chose, ou seulement caprice, de trouver le vrai dans un ouvrage d'imagination. Le cas se pr?sente. Nous aimons successivement toutes choses, en art, et m?me la v?rit?. Mais voyez comme pour l'auteur il est malais? de contenter ce go?t particulier. Les termes de son programme sont apparemment, et m?me plus qu'en apparence, contradictoires. Il doit imaginer des choses r?elles. Et ceci n'est pas jeu d'antith?se de ma part. Il est bien exact que nous demandons au romancier r?aliste des inventions et non absolument des choses vues, des cr?ations de son esprit, et non des faits divers; mais inventions et cr?ations qui donnent, plus que choses vues et faits divers, la sensation du r?el. Et je crois que pour aboutir, ce qu'il faut ? notre artiste, c'est un peu d'imagination dans beaucoup de bon sens; un peu d'imagination, une sorte d'imagination l?g?re et facile, qui est surtout une facult? d'arrangement,--et beaucoup de bon sens, c'est-?-dire de cette facult? qui voit comme instinctivement les limites du possible, du vraisemblable, et celles de l'extraordinaire et du chim?rique,
Nous appelons homme de bon sens dans la vie celui qui sait pr?voir et qui se trompe rarement dans ses pr?visions, et nous disons que cet homme a <
Le Sage avait cette qualit? pleinement. Balzac est comme effray? devant ses personnages; <
--Et par cons?quent cela ne vaut gu?re la peine d'?tre rapport?.--Pardon, mais fermez les yeux, et, un instant, regardant dans le pass?, retracez-vous ? vous-m?me votre propre vie. C'est pr?cis?ment cette impression de m?diocrit? tr?s vari?e que vous allez avoir. Cent personnages tr?s ordinaires, dont aucun n'est un h?ros, ni aucun un gredin, tous avec de petits vices, de petites qualit?s et beaucoup de ridicules; cent aventures peu extraordinaires o? vous avez ?t? un peu tromp?, un peu froiss?, un peu ennuy?, o? parfois vous avez fait assez bonne figure, dont quelques-unes ne sont pas tout ? fait ? votre honneur, et sans la bourreler, inqui?tent un peu votre conscience: voil? ce que vous apercevez.--Rendre cela, en tout naturel, sans rien forcer, vous donner dans un livre cette m?me sensation, avec le plaisir de la trouver dans un livre et non dans vos souvenirs personnels, que vous aimez assez ? laisser tranquilles, voil? le talent de Le Sage. Son h?ros c'est vous-m?me; mettons que c'est moi, pour ne blesser personne, ou plut?t pour ne pas me d?sobliger moi non plus, c'est tout ce que je sens bien que j'aurais pu devenir, lanc? ? dix-sept ans ? travers le monde, sur la mule de mon oncle.
Gil Blas a un bon fond; il est confiant et obligeant. Il s'aime fort et il aime les hommes. Il compte faire son chemin par ses talents, sans l?ser personne. Nous avons tous pass? par l?. Et le monde qu'il traverse se charge de son ?ducation pratique, tr?s n?glig?e. C'est l'?ducation d'un coquin qui commence. On va lui apprendre ? se d?lier, et ? se battre, par la force s'il peut, par la ruse plut?t. Une dizaine de m?saventures l'avertiront suffisamment de ces n?cessit?s sociales. Mais remarquez que ces le?ons, Le Sage ne leur donne nullement un caract?re amer et d?solant. Le pessimisme, la misanthropie, ou simplement l'humeur chagrine consisteraient ? montrer Gil Blas tombant dans le malheur du fait de ses bonnes qualit?s Il y tombe du fait de ses petits d?fauts. Il est vol?, dup? et mystifi? parce qu'il est vaniteux, imprudent, ?tourdi; parce qu'il parle trop, ce qui est ?tourderie et vanit? encore; et ainsi de suite, jusqu'au jour o? il est gu?ri de ces sottises, et un peu trop gu?ri, je le sais bien, mais non pas jusqu'? ?tre jamais profond?ment d?prav?.--Car ici encore la mesure que le bon sens impose serait d?pass?e. Il faut que l'?ducation du coquin soit compl?te, mais ne donne pas tous ses fruits, parce que c'est ainsi que vont les choses ? l'ordinaire. Ce serait ou d?clamation ou conception lugubre de la vie que de faire commettre ? Gil Blas, d?sormais instruit, de v?ritables forfaits. Ce serait dire d'un air tragique: <
Ses personnages vivent. Ils se meuvent devant ses yeux; il les voit circuler et se promener par le monde. Voit-il bien le fond de leur ?me? Il faut reconna?tre, et on l'a dit avec raison, que sa psychologie n'est point bien profonde. Mais, sans vouloir pr?tendre que c'est un m?rite, je crois pouvoir dire que dans le genre qu'il a adopt? c'est un air de v?rit? de plus. Il ne voit pas le fond de ces ?mes, parce que les ?mes de ces h?ros n'ont aucune profondeur. Il n'y a pas ? <
--Autant dire que l'art qui veut donner la sensation du r?el ne donne que la sensation de la m?diocrit?.--Sans aucun doute; seulement la m?diocrit? vraie, bien vivante, parlante, et o? chacun de nous reconna?t son voisin est infiniment difficile ? attraper, et Le Sage, autant, si l'on veut, par ce qui lui manquait, que par ses qualit?s, ?tait merveilleusement habile ? la saisir: et je ne dis pas qu'il n'y ait un art sup?rieur au sien, je dis seulement que ce qu'il a entrepris de faire, il l'a fait ? merveille. En quelque affaire que ce soit, ce n'est pas peu.
Je dis encore qu'il avait l'art, non seulement de vivifier les observations, mais de lier entre elles les observations. C'est d'abord la m?me chose, et ensuite quelque chose de plus. C'est d'abord avoir ce don de la vie qui, de mille observations de d?tail, cr?e un personnage vivant, c'est ensuite inventer des circonstances, des incidents, vrais eux-m?mes, et qui, de plus, servent ? montrer le personnage dans la suite et la succession des diff?rents aspects de sa nature vraie. On peut dire que c'est ici que Le Sage est inimitable. Les aventures de Gil Blas sont innombrables; toutes nous le montrent, et semblable ? lui-m?me, et sous un aspect nouveau. Il y a l? et un don de renouvellement et une s?ret? dans l'art de maintenir l'unit? du type qui sont merveilleux. De ces histoires si nombreuses, si diverses, aucune ne d?passe le personnage, ne l'absorbe, ne le noie dans son ombre. Il en est le lien naturel, et aussi il est comme port? par elles, comme pr?sent? par elles ? nos yeux tant?t dans une attitude, tant?t dans une autre; elles le font comme tourner sous nos regards, sans que jamais l'attention se d?tache de lui, et de telle sorte, au contraire, qu'elle y soit sans cesse ramen?e d'un int?r?t nouveau.--Et avec quel sentiment juste de la r?alit?, encore, pour ce qui est du train naturel des choses! Elles ne se succ?dent, ces aventures, ni trop lentement, ni trop vite. Par un art qui tient ? l'arrangement du d?tail et qui est r?pandu partout sans ?tre particuli?rement saisissable nulle part, elles semblent aller du mouvement dont va le monde lui-m?me. On ne trouve l? ni la pr?cipitation amusante, mais comme essouffl?e, et qu'on sent factice, du roman de P?trone, ni cette lenteur, amusante aussi, et ce divertissement perp?tuel des digressions, qui est un charme dans Sterne, mais qui nous fait perdre pied, pour ainsi dire, nous ?loigne d?cid?ment du r?el, et nous donne bien un peu cette id?e, qui ne va pas sans inqui?tude, que l'auteur se moque de nous. Le Sage a tellement le sens du r?el que jusqu'? la succession des faits et le mouvement dont ils vont a l'air, chez lui, de la d?marche m?me de la vie.
Et notez que Le Sage, avec un go?t tr?s s?r, et pour bien marquer l'intention, ne met ces histoires-l? que dans les ?pisodes. Ce sont choses qui se disent dans les conversations, que ses personnages se racontent pour s'?merveiller et se d?tendre. L'auteur n'en est pas responsable. Lui se r?serve la r?alit?.--Notez encore qu'? mesure que le roman avance, ces ?pisodes sont moins nombreux. L'action, sans se pr?cipiter, domine, prend le roman tout entier. Cela veut dire qu'? mesure qu'il arrive aux grandes affaires, et aussi ? la maturit?, Gil Blas r?ve moins, ou rencontre moins de r?veurs sur sa route; et c'est la m?me chose; et sa pens?e est moins souvent travers?e de Dons Alphonse et d'Isabelle. Adieu les belles ?quip?es d'amour, m?me en conversation ou en songes; et c'est encore le train v?ritable de la vie: car il faut toujours en revenir ? cette remarque; et le roman se termine par la plus bourgeoise et la plus tranquille des conclusions.
LE SAGE PLUS VULGAIRE
MARIVAUX
MARIVAUX PHILOSOPHE
La chose est peut-?tre plus sensible, quand on s'enquiert des id?es litt?raires de Marivaux. On sait que Marivaux est un <
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<<... Et certainement c'est ce qu'on peut regarder comme le trait du plus grand ma?tre: on aurait beau chercher l'art d'en faire autant, il n'y a point d'autre secret pour cela que d'avoir une ?me capable de se p?n?trer jusqu'? un certain point des sujets qu'elle envisage. C'est cette profonde capacit? de sentiment qui met un homme sur la voie de ces id?es si convenables, si significatives; c'est elle qui lui indique ces tours si familiers, si relatifs ? nos coeurs; qui lui enseigne ces mouvements faits pour aller les uns avec les autres, pour entra?ner avec eux l'image de tout ce qui s'est d?j? pass?, et pour pr?ter aux situations qu'on traite ce caract?re s?duisant qui sauve tout, qui justifie tout, et qui m?me, exposant les choses qu'on ne croirait pas r?guli?res, les met dans un biais qui nous assujettit toujours ? bon compte; parce qu'en effet le biais est dans la nature, quoiqu'il cess?t d'y ?tre si on ne savait pas le tourner: car en fait de mouvement la nature a le pour et le contre; et il ne s'agit que de bien ajuster.>>
Je reviendrai plus tard sur ces choses; pour le moment, je ne montre que l'ensemble et le contraste entre ces deux oeuvres d'imagination, et je crois voir que ce sont bien des oeuvres, en effet, o? l'imagination domine. La r?alit? n'est point si tranch?e que cela, ni dans le bien ni dans le mal. Ces romans renferment, nous le verrons, des parties d'observation tr?s distingu?s, qu'il faut conna?tre; mais, en leur fond, ils ne proc?dent pas de l'observation; ils n'ont point ?t? con?us dans le r?el; un peu de r?el s'y est seulement ajout?. Ils proc?dent chacun d'une id?e, et un peu d'une id?e en l'air, d'une fantaisie s?duisante, qui a amus? l'esprit de l'auteur. Ce n'est point un vrai moraliste qui a ?crit cela.
MARIVAUX ROMANCIER
Faible penseur et m?diocre moraliste, qu'?tait-il donc?--Il avait de tr?s grands dons de romancier et de psychologue. Car il ne faut pas confondre le psychologue et le moraliste. Ils sont tr?s diff?rents. Pascal dirait que le moraliste a l'esprit de finesse et le psychologue l'esprit de g?om?trie. Le moraliste a la passion de regarder et le don de voir juste. Il se p?n?tre de r?alit? de toutes parts. Il voit une multitude de d?tails, du menus faits, <
Le moraliste se prolongeant en un psychologue sera un romancier admirable. Le moraliste qui n'est que moraliste, le psychologue qui n'est que psychologue, pourra ?tre un romancier de grand m?rite, mais incomplet.--Tout romancier est l'un et l'autre, mais il tient plus de l'un que de l'autre, selon sa complexion naturelle. Marivaux est surtout psychologue, et il l'est presque exclusivement. Voil? pourquoi ses romans semblent faux dans leur ensemble: il n'a pas assez vu;--et ont des parties ?clatantes de v?rit?: certaines choses qu'il a vues, il les a tr?s profond?ment p?n?tr?es.
Le psychologue, lui, va droit au roman, de son mouvement naturel, et sans se douter qu'il n'a pas tout ce qu'il faut pour l'achever; d'o?, peut-?tre, vient que Marivaux a toujours commenc? les siens et ne les a jamais finis. Il va droit au roman, parce que sa mani?re d'?tudier est d?j? une fa?on de se raconter quelque chose. Il n'est pas l'homme qui jette de tous c?t?s avec promptitude des regards exerc?s et puissants; il est l'homme qui, frapp? d'un certain fait, le creuse et le scrute avec patience pour remonter ? ses origines, quitte ? redescendre ensuite ? ses cons?quences. Il suit l'?volution d'un sentiment, d'une passion, soutenant tel point de la cha?ne d'une observation ou d'un souvenir, et comblant discr?tement les lacunes avec quelques hypoth?ses. Il va, vient, induit, d?duit, raccorde, et tout compte fait, c'est un petit r?cit de la naissance, du d?veloppement, de la grandeur et de la d?cadence d'un fait moral, qu'il s'expose ? lui-m?me.--Que le roman sorte naturellement de l?, c'est tout simple; qu'il en sorte complet, avec tous ses organes, et dou? d'une vie, c'est une autre affaire. Quant ? la tentation de l'?crire, elle est s?re.
Ainsi partout. Quoi qu'?crive Marivaux, il ne va pas loin sans qu'on voie poindre le roman, et sans qu'on voie aussi, peut-?tre, que c'est roman tr?s mince d'?toffe et qui ne comportera gu?re que l'histoire d'un seul sentiment traversant deux ou trois situations l?g?rement diff?rentes, et entour?, pour qu'il y ait cadre, ? peu pr?s de n'importe quoi.
Marivaux a ?t? frapp? d'un trait du caract?re f?minin, l'amour-propre dans le d?sir de plaire. Il a vu une jeune fille fran?aise, assez froide de coeur et de sens, intelligente, avis?e et fine, sans aucune passion, et m?me sans aucun sentiment fort, ni pour le bien ni pour le mal, incapable d'exaltation, ? peu pr?s ferm?e aux ardeurs religieuses et parfaitement ? l'abri des emportements de l'amour, ne d?sirant que plaire et inspirer aux autres le culte tr?s d?licat qu'elle a d'elle-m?me, et puisant dans cette complaisance qu'elle a pour soi une foule de vertus moyennes qui la rendent tr?s aimable et tr?s recherch?e. Elle est n?e avec des instincts de d?licatesse, de pr?caution ? ne point se salir, de propret? morale, et la coquetterie est chez elle comme une forme de son amour-propre: quel que soit le miroir o? elle se regarde, que ce soit sa petite glace d'ouvri?re, sa conscience ou le coeur des autres, elle veut s'y voir ? son avantage.
En butte ? la poursuite d'un vieux libertin, elle n'aura point le mouvement de d?go?t violent d'un coeur orgueilleux, la naus?e d'une patricienne. Elle feindra de ne pas comprendre le d?sir qui la poursuit, elle se persuadera ? elle-m?me qu'elle ne s'en aper?oit pas. Tant qu'elle peut dire, ou se dire, qu'elle ne sait pas ce qu'on lui veut, l'amour-propre est sauf. Cet argent qu'on lui donne, ce trousseau qu'on lui ach?te, tant qu'on n'a rien demand? en ?change, cela peut passer pour charit?s paternelles; qui sait si ce n'est pas cela? L'orgueil refuserait, l'amour-propre accepte, parce que l'amour-propre est un sophiste. Ce baiser sur l'oreille en descendant de voiture m?ritait un soufflet. Mais s'il peut passer pour un heurt involontaire? Il faut qu'il passe pour cela, qu'il soit cela: <
Mais quand M. de Climal en est venu aux d?clarations franches, et aux propositions sans p?riphrases?--Cette fois, il n'est sophisme qui tienne. Il faut renvoyer l'argent. On le renvoie. Il faut renvoyer la robe. Ah! la robe, c'est plus difficile, et c'est ici que le coeur se gonfle. Marianne se sent si bien n?e pour porter cette robe-l?, offerte autrement! Est-ce qu'elle ne devrait pas venir d'elle-m?me sur ses ?paules? Enfin on la renvoie aussi; le sacrifice est fait, et l'on peut se regarder dans son miroir.
Voil? la conscience de Marianne. Elle est r?elle, puisqu'elle ne capitule point; mais elle n?gocie. Elle ne fait point de sortie; elle s'assure, au plus juste, et sans sacrifices inutiles, les honneurs de la guerre. Elle est faite d'un fond de dignit? o? s'ajoute beaucoup d'adresse et de prudence: il n'est pas d?fendu d'?tre habile. Marianne la d?finit elle-m?me bien finement: <
Ses coquetteries auront le m?me caract?re que ses d?fenses; et comme ses r?sistances ?taient mesur?es juste ? ce que l'amour-propre exige, ses demi-provocations se tiendront dans les limites d'une dignit? qui est ferme, sans se croire oblig?e d'?tre barbare. On est ? l'?glise. On se place parmi le beau monde. Et pourquoi non? On s'y place, on ne s'y ?tale point. La modestie, c'est la dignit?, et l'on est modeste; mais l'humilit? ce n'est plus de la conscience; cela d?passe les bornes; c'est du christianisme.--On regarde les vitraux, non point parce que ce mouvement fait valoir les yeux et l'attache du cou, mais parce que ces vitraux sont de belles choses; et si les yeux et le cou en profitent, ce n'est pas de notre faute.--Il n'est pas bien de montrer la naissance de son bras; mais il n'est pas d?fendu de redresser sa cornette, et si, dans ce geste, le bras attire quelque regard approbateur, ce n'est point qu'il se montre, ce n'est point qu'il se laisse voir; c'est la faute de la cornette. Ce sont coquetteries innocentes, parce qu'elles sont involontaires, ou du moins qu'elles pourraient l'?tre.
Et en pr?sence d'un amour s?rieux qu'elle a fait na?tre, comment se comportera notre Marianne? Remarquez d'abord que les amours qu'elle inspire sont vifs mais non point ardents ni profonds. Les grandes passions ne vont point ? des femmes comme Marianne; elles vont plus haut, ou plus bas. Trois hommes aiment Marianne: un libertin qui n'a vu que ses quinze ans; un Dorante qui a vu sa gr?ce; un homme m?r et s?rieux qui a vu l'?quilibre, l'assiette ferme de son esprit. Le libertin est repouss?; l'homme s?rieux a le sort ordinaire des hommes s?rieux: il a un grand succ?s d'estime; le Dorante, M. de Valville, est accueilli, s?v?rement puni d'un instant d'infid?lit?, et, en d?finitive, serait ?pous?, si Marianne avait termin? son oeuvre.
Marianne aime donc, mais comme elle fait toute chose: elle aime sur la d?fensive. Elle ne s'abandonne ni ? l'amour, ni m?me au plaisir d'?tre aim?e, parce qu'elle ne s'oublie jamais. L'amour-propre d?fend d'?tre dupe. Tant que Valville se montre empress?, elle se montre attentive, et rien de plus. Et comme elle a bien raison! Car voil? que Valville est infid?le, et o? en serions-nous maintenant, si nous avions laiss? voir que nous aimions? Mais nous n'avons point fait cette faute, et nous confondons le perfide par une petite sc?ne de g?n?rosit? d?daigneuse tr?s bien conduite: <
<
Fort bien, Marianne, vous n'aimez point, voil? qui est clair; mais, d'abord, vous prenez le vrai chemin pour ?tre aim?e, et du reste, vous ?tes une petite personne clairvoyante, tr?s ferme, tr?s s?re de soi, tr?s forte, et qui le sait, et qui s'en f?licite tr?s complaisamment, et qui trouve dans ce sentiment tous les r?conforts du monde; et c'est plaisir de voir avec quelle gratitude envers vous-m?me vous vous regardez dans votre miroir.
? cela s'ajoute, chez M. Jacob, un peu de finesse rustique, un patelinage de paysan madr?, qui est un bon d?tail, et met un peu de vari?t? dans la monotonie forc?e, et comme essentielle, d'un tel personnage.
La progression m?me, dans le d?veloppement du caract?re, est bien observ?e. Au commencement quelques scrupules, et aussi quelques timidit?s. Le propre d'une force comme celle qui fait le fond de l'honorable M. Jacob est de s'ignorer d'abord, et, tant qu'elle s'ignore, d'?tre contenue par les pr?jug?s de l'?ducation en usage chez les honn?tes gens. M. Jacob commence par n'accepter que quelques ?cus de la dame et de la femme de chambre; il refuse une forte somme, parce qu'elle est trop forte, et d'origine suspecte. Il refuse d'?pouser la suivante, ? certaines conditions que le ma?tre de la maison veut imposer. On a son honneur, un honneur de valet, point trop d?licat, mais qui ne s'accommode pas encore de tout.
Mais ensuite M. Jacob apprend peu a peu ce qu'il est, et il s'abandonne ? son ?toile; et il est admirable d'assurance sur le domaine qu'il sait qui est ? lui. Distinction tr?s fine: il est ? l'aise, et tr?s vite, beau parleur avec les femmes; mais les hommes l'intimident longtemps. ? l'opera, au milieu des beaux marquis, il se sent g?n?, voudrait se cacher; il rencontre le regard d'une marquise, et le voil? r?tabli dans ses avantages.--Il y a des d?tails excellents. On lui offre une place; il est chez celui qui en dispose; il l'a accept?e. La pauvre femme de celui ? qui on la retire arrive en larmes et supplie. Voyez-vous Gil Blas ? la place de Jacob? Je crois l'entendre: <
Ainsi M. Jacob s'est mari?. Il ?tait dans son caract?re de rendre sa femme horriblement malheureuse, la rencontrant comme un obstacle apr?s l'avoir saisie comme un premier ?chelon. Marivaux est doux; il lui a ?pargn? cette cruaut?, en tuant sa femme ? propos. C'est peut-?tre reculer devant le point d?licat, difficile et int?ressant.--Passons, et apr?s tout, Mme Jacob a pu mourir. Mais M. Jacob ne montre nulle part le plus petit trait de cette duret? si naturelle ? ses semblables, et dont il fallait au moins qu'il e?t comme un germe. Il est b?nin, et tout passif. Il est choy?, dorlot?, engraiss? et doucement papelard. Souvent on le prendrait plut?t pour un <
Jolie esquisse du reste, ?tude psychologique dessin?e d'un trait d?li? et fin, ? laquelle il manque, comme toujours, la vigueur, la pl?nitude, les dons, pour tout dire, du grand moraliste.
Et, enfin, sont-ce l? des romans? Mon Dieu, non, et l'on voit bien que c'est ? cette conclusion que je suis forc? de venir. Marivaux est un psychologue; il fait un bon <
Mlle Habert n'est point complexe; et elle a de la v?rit?; mais elle est p?le, elle est sans relief. Elle ne laisse presque rien dans la m?moire. Une figure pleine et grasse, des yeux qui luisent sous des paupi?res discr?tes, les lignes arrondies d'une chatte gourmande, voil? ce que je me rappelle, et c'est quelque chose, mais c'est tout.
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