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Read Ebook: André Cornélis by Bourget Paul

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Ebook has 321 lines and 70956 words, and 7 pages

--Est-ce que c'est une mani?re d'entrer dans un salon? reprit, de son c?t?, M. Termonde.

Sa voix s'?tait faite brutale comme son geste. En me prenant le bras, il m'avait serr? assez fort pour que, le soir, j'eusse trouv? une marque noire ? la place o? ses doigts m'avaient ?treint. Ce ne fut ni cette phrase insolente ni la souffrance de cette ?treinte qui me firent demeurer comme stupide et le coeur oppress?. Non, mais d'entendre ma m?re qui r?pondait:

--Ne le grondez pas trop, il est si jeune... Il se corrigera...

Elle bouclait mes cheveux de ses doigts, et, dans ses paroles, dans leur accent, dans son regard, dans son demi-sourire, je surprenais une timidit? singuli?re, presque une supplication adress?e ? cet homme qui fron?ait le sourcil en tirant sa moustache de ses doigts nerveux, comme impatient de ma pr?sence. De quel droit m'avait-il parl? en ma?tre et chez nous, lui, un ?tranger? Pourquoi avait-il port? la main sur moi, si l?g?rement que ce f?t? Oui, de quel droit? Est-ce que j'?tais son fils ou son ?l?ve? Pourquoi ma m?re ne me d?fendait-elle pas contre lui? M?me si j'?tais fautif, je ne l'?tais qu'envers elle. Un acc?s de col?re s'empara de moi, qui me donna une envie furieuse de sauter sur M. Termonde, comme une b?te, de le griffer au visage et de le mordre. Je le regardai avec rage, et aussi ma m?re, et je m'en allai de la chambre, sans rien r?pondre. J'?tais boudeur, d?faut douloureux qui tenait ? mon excessive et presque morbide sensibilit?. Toutes mes ?motions s'exag?raient, en sorte que je me f?chais pour des riens, et que de revenir m'?tait un supplice. L'impression de la honte ? dompter ?tait trop forte. M?me mon p?re avait eu beaucoup de peine ? triompher autrefois de ces acc?s de susceptibilit? bless?e, durant lesquelles je luttais contre mes propres attendrissements avec une col?re froide et contenue, qui me soulageait tout ensemble et me torturait. Je me connaissais cette infirmit? morale, et, avec la bonne foi d'un enfant tr?s honn?te, j'en rougissais. Ce me fut donc un comble d'humiliation que M. Termonde, au moment o? je sortais de la chambre, d?t ? ma m?re:

--En voil? pour huit jours de bouderie maintenant. C'est un caract?re vraiment insupportable...

Ce dernier mot eut cet avantage que je mis un point d'honneur ? le d?mentir et que je ne boudai pas. Mais cette simple sc?ne m'avait trop profond?ment ulc?r? pour que je l'eusse oubli?e, et voici que tout mon ressentiment se r?veillait ? mesure que je faisais ce r?cit ? ma tante. H?las! ma double vue presque inconsciente d'enfant trop sensible ne s'y trompait pas. C'?tait toute l'histoire de ma jeunesse que cette sc?ne pu?rile et douloureuse symbolisait ainsi: mon invincible antipathie envers l'homme qui allait occuper la place de mon p?re, et la partialit? aveugle, en sa faveur, de celle qui aurait d? me d?fendre d'abord et toujours.

--Il me d?teste, disais-je en pleurant ? ma tante Louise, que lui ai-je fait?...

--Calme-toi, r?pondait l'excellente fille; tu es l?, comme ton pauvre p?re, ? outrer toujours tes moindres chagrins... Et puis, t?che d'?tre gentil pour lui, ? cause de ta m?re, de ne pas t'abandonner ? ces violences qui me font peur... Ne t'en fais pas un ennemi, ajouta-t-elle.

C'?tait si simple qu'elle me parl?t de la sorte, et cependant son insistance me parut un peu ?trange, d?s ce moment-l?. Je ne sais pourquoi aussi elle me sembla comme surprise de ma r?ponse ? sa question: <> Elle voulait m'apaiser, et elle augmenta encore l'appr?hension o? j'?tais de l'usurpateur,--ainsi je l'appelai depuis,--par le l?ger tremblement qu'elle avait dans la voix lorsqu'elle en parlait.

--Il faut que tu leur ?crives d?s ce soir, dit-elle enfin.

Leur ?crire! Cette simple formule me fit mal. Ils ?taient unis. Jamais, jamais je ne pourrais plus penser ? l'un sans penser ? l'autre.

--Et vous? demandai-je ? ma tante.

--J'ai d?j? ?crit, r?pondit-elle.

--Et quand se fait le mariage?

--Il est fait d'hier, fit-elle d'une voix si basse que je l'entendis ? peine.

--Et o?? demandai-je de nouveau apr?s un silence.

--? la campagne, chez des amis communs, dit-elle; et, tout de suite:--Ils ont pr?f?r? que tu n'y fusses pas, pour ne pas d?ranger tes vacances. Ils sont partis pour trois semaines, puis ils viendront te voir ? Paris avant d'aller en Italie... Moi, tu sais que je ne suis pas assez bien pour voyager. Je te garderai jusque-l?... Sois doux, ajouta-t-elle, et va ?crire.

J'avais bien d'autres questions ? lui poser, bien d'autres larmes ? r?pandre. Je me contins pourtant, et, un quart d'heure plus tard, j'?tais assis dans le salon de la bonne et ch?re tante, et ? son bureau. Que j'aimais cette pi?ce du rez-de-chauss?e qu'une porte-fen?tre s?parait du jardin! C'?tait une chambre tapiss?e de souvenirs. ? c?t? du secr?taire ancien, je pouvais voir, appendus au mur dans leurs cadres de toutes formes, les portraits de ceux que la sainte fille avait aim?s et qui ?taient morts. Que ce petit coin fun?bre remuait doucement ma r?verie! Il y avait l? une miniature colori?e, repr?sentant mon arri?re-grand'm?re, la m?re de mon a?eule, en costume du Directoire, avec une taille courte et des cheveux ? la Prudhon. Il y avait encore mon grand-oncle, son fils, une miniature aussi. Quel aimable et important visage ? toupet d'admirateur de Louis-Philippe et de M. Thiers! Il y avait mon grand-p?re paternel avec sa rude physionomie de parvenu,--et mon p?re ? tous les ?ges. Plusieurs de ces portraits, d?j? tr?s anciens, avaient ?t? faits au daguerr?otype; la lumi?re qui jouait sur les plaques ? demi effac?es rendait difficile de bien distinguer tous les traits. Une biblioth?que basse r?gnait un peu plus loin, o? je retrouvais tous les livres de prix de mon p?re, gard?s pieusement. Mon Dieu! comme je me sentais prot?g? par les porti?res en velours vert travers?es de longues bandes de tapisseries,--chef-d'oeuvre de ma tante,--qui tombaient ? gros plis sur les portes! Comme je regardais avec complaisance le tapis aux nuances pass?es, dont j'avais, tout petit, voulu cueillir les fleurs! C'?tait une des l?gendes de ma premi?re enfance, de ces anecdotes qui se redisent sur un fils qu'on ch?rit et qui lui font sentir combien les moindres d?tails de son existence ont ?t? regard?s, compris, aim?s. J'ai touch? plus tard la glace de l'indiff?rence... Ma tante surtout, parmi ces meubles aux formes d?mod?es, comme je l'aimais, avec son visage o? je ne lisais que tendresse absolue pour moi, avec ses yeux dont le regard me faisait du bien ? une place myst?rieuse de mon ?me! Je la sentais si voisine de moi par la seule ressemblance avec mon p?re,--et ce jour-l? davantage encore,--si bien que je me levai quatre ou cinq fois de table pour l'embrasser dans l'intervalle du temps que je mis ? ?crire ma lettre de f?licitations adress?e au pire ennemi que je me connusse au monde.--Et ce fut la seconde date ineffa?able de ma vie.

Ineffa?ables? Oui, ces deux dates le sont demeur?es, et elles seules... Lorsque je reviens en arri?re, toujours et toujours je me heurte ? elles. Mon p?re assassin?, ma m?re remari?e, ces deux id?es ont si longtemps pes? sur mon coeur. Les autres enfants ont des ?mes mobiles, souples et qui se pr?tent ? toutes les sensations. Ils se donnent en entier ? la minute pr?sente. Ils vont, ils viennent d'une gaiet? ? une peine, oubliant, chaque soir, ce qu'ils ont ?prouv? le matin, nouveaux ? tous les aspects du sentier tournant de leur vie... Et moi, non!... Mes deux souvenirs r?apparaissaient sans cesse devant ma pens?e. Une hallucination continue me montrait le profil du mort sur l'oreiller du lit au pied duquel pleurait ma m?re,--ou bien j'entendais la voix de ma tante, m'annon?ant l'autre nouvelle. Je revoyais son visage triste, ses yeux bruns, les rubans noirs de son bonnet qui tremblaient au vent de l'apr?s-midi de septembre. Puis j'?prouvais, comme alors, l'impression de d?chirure intime que j'avais ressentie par deux fois, combien cruelle, combien ingu?rissable! Aujourd'hui encore que je m'essaye ? retrouver l'histoire de mon ?me, de l'Andr? Corn?lis v?ritable et solitaire, je ne rencontre pas un souvenir qui ne disparaisse devant ces deux-l?, pas une phase de ma jeunesse que ces deux faits premiers ne dominent, qu'ils n'expliquent, qu'ils ne contiennent en eux, comme le nuage contient la foudre, et l'incendie, et la ruine des maisons frapp?es de cette foudre. Par del? toutes les images qui assi?gent ma m?moire me repr?sentant celui que je fus, durant mes longues ann?es d'enfance et de jeunesse, ce sont toujours ces deux journ?es de malheur que j'aper?ois en arri?re. Fond sinistre du tableau de ma vie, morne horizon d'un plus morne pays...

Quelles images?... Une grande cour plant?e d'arbres anciens, des enfants qui jouent, par une fin de jour en automne, et d'autres enfants qui ne jouent pas, mais qui regardent, s'appuient au tronc des arbres jaunis, ou se prom?nent avec des airs de petites cr?atures abandonn?es... C'est le pr?au du lyc?e de Versailles. Les ?coliers joueurs sont les anciens; les autres, les timides, les exil?s, sont les nouveaux, et je suis l'un d'eux. Voici quatre petites semaines que ma tante me disait le mariage de ma m?re, et d?j? ma vie est toute chang?e. ? mon retour des vacances, il a ?t? d?cid? que j'entrerais comme interne au coll?ge. Ma m?re et mon beau-p?re entreprennent un voyage en Italie qui durera jusqu'? l'?t?. M'emmener? Il n'en a pas ?t? question une seconde. Me laisser externe ? Bonaparte sous la surveillance de ma tante qui viendrait s'?tablir ? Paris? Ma m?re a propos? ce moyen, que mon beau-p?re a repouss? tout de suite avec des arguments trop raisonnables. Pourquoi imposer un tel sacrifice d'habitudes ? une vieille fille? Pourquoi redouter cette rudesse de l'internat qui fa?onne les caract?res?

--Et il a besoin de cette ?cole, a-t-il ajout? en me regardant avec des yeux froids, comme au moment o? il m'a serr? le bras si fort. Bref, on a r?solu que je serais pensionnaire, mais pas dans un coll?ge de Paris.

--L'air y est trop mauvais..., a dit mon beau-p?re.

Pourquoi ne lui sais-je aucun gr? du souci qu'il semble prendre de ma sant?? Je ne pr?vois pourtant gu?re ce qu'il pr?voit d?j?, lui, l'homme qui veut m'?carter ? jamais de ma m?re, qu'il sera plus ais? de me laisser interne dans un coll?ge situ? hors de la ville, quand ils reviendront. Quel besoin a-t-il de ces calculs? Est-ce qu'il ne lui suffit pas d'?noncer une volont? pour que Mme Termonde lui ob?isse? Comme je souffre lorsque j'entends sa voix, ? elle, lui dire <>, de m?me qu'? mon p?re! Et je pense ? mes rentr?es d'autrefois lorsque je commen?ais mes classes ? Bonaparte, et que ce pauvre p?re m'aidait ? mes devoirs. C'est mon beau-p?re qui m'a conduit au lyc?e, hier dans l'apr?s-midi. C'est lui qui m'a pr?sent? au proviseur, un maigre et long bonhomme ? t?te chauve qui m'a tap? sur la joue en me disant:

--Ah! il vient de Bonaparte... le coll?ge des muscadins...

Elle est venue,--et avec lui. Dans ce parloir, d?cor? de mauvais portraits des ?l?ves qui ont obtenu le prix d'honneur au concours g?n?ral, elle s'est assise. Mes camarades causaient aussi avec leurs m?res, mais laquelle ?tait digne d'?tre aim?e comme la mienne? Avec la sveltesse de sa taille, la gr?ce de son cou un peu long, ses yeux profonds, son fin sourire, encore une fois elle m'est apparue si belle! Et je n'ai rien pu lui dire parce que mon beau-p?re, <>, comme elle l'appelle avec la mutinerie d'une prononciation anglaise, ?tait l? aussi, entre nous. Ah! cette antipathie qui paralyse toutes les puissances affectueuses du coeur, l'ai-je assez connue alors, et depuis? J'ai cru voir que ma m?re ?tait ?tonn?e, presque attrist?e de ma froideur ? cette minute de nos adieux. Mais n'aurait-elle pas d? comprendre que je ne lui montrerais jamais ma tendresse, ? elle, devant lui? Et elle est partie, elle voyage, et moi je suis rest?...

D'autres images surgissent qui me montrent notre salle d'?tude pendant les soirs de ce premier hiver de mon emprisonnement. Le po?le de fonte rougeoie au milieu de cette salle ?clair?e au gaz. Un bol rempli d'eau est pos? sur le couvercle de peur que la chaleur ne nous ent?te. Tout le long des murs court la ligne de nos pupitres, et derri?re chacun de nous se trouve un petit placard o? nous rangeons nos livres et nos papiers. Un grand silence p?se sur la vaste pi?ce, rendu comme plus perceptible par le bruissement des feuillets tourn?s, le grincement des plumes, et une toux ?touff?e de moment ? autre. Le ma?tre se tient l?-bas, sur une estrade haute de deux marches. Il s'appelle Rodolphe Sorbelle, et il est po?te. L'autre jour, il a laiss? tomber de sa poche un papier charg? de ratures sur lequel nous avons d?chiffr? les vers suivants:

Autres images.--Trois ann?es se sont ?coul?es depuis le soir d'automne o? une voiture de place nous a d?pos?s, mon beau-p?re et moi, dans ce coin d'une des avenues du vieux Versailles qu'attriste la muraille du coll?ge. Je devais passer dans ce coll?ge dix mois seulement, ceux que ma m?re passerait, elle, en Italie. Oui, c'?tait un soir de l'automne de 1866,--nous voici dans l'hiver de 1870, et je suis demeur? interne dans ce lyc?e <>,--ce sont les raisons que ma m?re a donn?es pour ne pas me reprendre chez elle; et la na?ve femme est de bonne foi en r?p?tant les phrases de M. Termonde. D'ailleurs ne m'a-t-elle pas consult?? N'ai-je pas r?pondu, moi aussi, que je pr?f?rais l'internat? Une exp?rience de quelques semaines de vacances, au retour de leur voyage, m'a d?montr? que mon coeur saignerait trop, ? la voir aimer son mari comme elle l'aime. Mes yeux aigus d'enfant jaloux, et qui se souvient, surprennent trop de signes de ce sentiment. Elle passe, comme autrefois, ses blanches mains sur ma t?te, pour me caresser, mais cette flatterie ne m'est plus douce depuis qu'une seconde alliance brille sur une de ces mains, et un jour arriva o? cette seconde alliance y demeura seule! Du vivant de mon p?re, et lorsqu'il s'approchait d'elle pour l'embrasser, toujours elle avait un premier geste de d?fense, l'?cartant de son bras, ou d?tournant la t?te. Comme elle est soumise aujourd'hui et docile ? poser cette m?me t?te sur l'?paule de M. Termonde! Il la prend, sans qu'elle se d?fende, par cette taille qu'elle a gard?e si souple. Il pos? un baiser sur ce front qui ne se retire pas et que des boucles encadrent, au lieu des bandeaux qui plaisaient ? mon p?re. Chacune de ces familiarit?s m'est une torture. Comment le devinerait-elle? Durant ces premi?res vacances, une apr?s-midi que nous devions sortir et que la femme de chambre n'?tait pas l?, M. Termonde lui a boutonn? ses bottines de promenade. Je l'ai vu qui lui prenait le pied, apr?s lui avoir ?t? un petit soulier d?couvert, et qui mettait enfantinement un baiser sur ce pied chauss? d'un bas couleur pens?e. J'ai subi un trop fort acc?s de rage lors de cette petite sc?ne pour ne pas pr?f?rer le coll?ge, qui ne me rappelle, du moins, ni le second mariage que je d?teste, ni mon p?re si profond?ment oubli? l? o? je voudrais tant que sa m?moire surv?c?t. Et j'ai dit: Oui, au d?sir de mon beau-p?re; et j'ai gard? la tunique.

Et encore, appliquant ces vers ? notre lyc?e dont les moeurs sont celles de tous les internats:

Nous sommes devenus sceptiques et misanthropes. Nous jouons ? l'ath?isme d?sesp?r?, comme Parizelle et Rocquain jouent ? la d?bauche, Gervais au sport et au chic, d'autres ? la politique et d'autres ? l'amour. Le p?re Sorbelle, renvoy? du lyc?e, vient de publier un pamphlet o? il se peint lui-m?me sous le pseudonyme de Lebros, et le proviseur sous le nom de M. Bifteck. Ce petit livre nous occupe tout cet hiver et nous d?cide ? une conspiration qui n'aboutit pas. Nous voil? jouant aux r?volutionnaires. L'?trange discipline que celle de ces inf?mes coll?ges, o? les adolescents g?tent leurs ann?es d'innocence heureuse par la copie pu?rile et anticip?e des passions dont ils souffriront r?ellement un jour;--tels les enfants qui doivent mourir ? la guerre, et font les soldats avec leurs boucles blondes et leurs rires gais! H?las! le jeu, pour moi, a fini trop vite.

C'?tait pourtant mon home, l'endroit o? je me sentais vraiment chez moi,--ce maussade coll?ge avec ses cours st?riles, ses ?tudes renferm?es, son r?fectoire empoisonn? d'odeur de vaisselle, ses classes dont les pupitres ?taient tatou?s d'inscriptions au canif, ses dortoirs aux lavabos douteux. J'aimais ce bagne qui tenait de la caserne et de l'h?pital, parce que l? du moins je ne retrouvais pas la preuve incessante de mon double malheur. Je m'y d?tendais, apr?s tout, dans la na?vet? de mon ?ge, et je cessais de m'hypnotiser dans l'id?e fixe du meurtrier de mon p?re ? d?couvrir et de mon beau-p?re ? d?tester. Mes jours de sortie ?taient pour moi des jours de supplice qui m'auraient fait appr?hender avec terreur la fin de mes ann?es de lyc?e, si je n'avais su qu'au lendemain de mon baccalaur?at j'aurais ma fortune et que je pourrais m'adonner tout entier ? la recherche qui devait ?tre le but supr?me de ma vie. Je m'?tais jur? d'atteindre, moi, ce myst?rieux assassin que la justice n'avait pas d?couvert, et je trouvais dans cette r?solution, que je gardais au fond de moi sans jamais en parler, une extraordinaire force morale. Cela ne m'emp?chait pas de souffrir pour des v?tilles, aussit?t que ces v?tilles me devenaient des signes que j'?tais deux fois orphelin... Qu'ils me sont de nouveau pr?sents les supplices de ces jours de sortie! Quand le domestique qui doit me conduire chez ma m?re vient me chercher, ces dimanches-l?, vers les huit heures, je reconnais ? son sans-g?ne que je ne suis plus le fils de la maison, l'enfant-roi auquel la servilit? des gens tient ? plaire. Celui-ci, cet inf?me Fran?ois Niquet, avec son menton ras?, son oeil insolent, ne l?ve pas son chapeau quand j'arrive au parloir o? il m'attend. Quelquefois, et lorsque le temps est mauvais, il se permet de bougonner. Il allume sa pipe dans le compartiment du vagon, sans me demander la permission, et la fum?e du tabac m'?coeure. Je mourrais plut?t que de lui faire une observation; car il m'est arriv? une fois de me plaindre du valet de chambre de mon beau-p?re, un m?chant dr?le ? qui l'on a donn? raison, et depuis lors j'ai d?cid? que jamais plus je ne m'exposerais ? cet affront. D'ailleurs, j'ai d?j? trop souffert, et souffrir, ainsi apprend ? m?priser... Le train marche sans que j'?change cinquante mots avec ce manant. Je sais que je passe pour tr?s fier et tr?s difficile; mais par la m?me disposition d'esprit qui, tout enfant, me rendait boudeur, j'aime ? d?plaire ? qui me d?pla?t... ? travers ce silence et la fumerie du rustre, nous arrivons ? la gare Montparnasse. Jamais une voiture qui m'attende, quelque temps qu'il fasse. Nous allons ? pied jusqu'au boulevard de Latour-Maubourg, le long des avenues bord?es de masures, d'hospices et de boutiques de bric-?-brac. Nous contournons l'?glise Saint-Fran?ois-Xavier avec ses deux gr?les tours, puis nous traversons la place des Invalides et nous voici devant notre h?tel. Je hais la figure de la maison. Je hais le concierge, une autre cr?ature de M. Termonde, et sa large face, o? je lis une hostilit? qui n'est sans doute qu'une enti?re indiff?rence. Mais tout se transforme pour moi en signe de haine, depuis ces visages des domestiques jusqu'au visage de ma chambre. M. Termonde m'a pris ma chambre d'autrefois, une belle et claire pi?ce inond?e de soleil avec une fen?tre ouverte sur le jardin et une porte sur la chambre de ma m?re. J'occupe maintenant une esp?ce de grand cabinet, au Nord, d'o? j'ai pour unique vue un chantier de bois. Quand j'arrive ? la maison par ces matins de dimanche, c'est l? que je dois monter, en attendant que ma m?re soit lev?e et puisse me recevoir. On ne s'est pas donn? la peine d'allumer du feu; j'en demande, et tandis que le domestique accroupi souffle sur les fagots, je m'assieds sur une chaise, je regarde le portrait de mon p?re, exil? aujourd'hui chez moi, apr?s avoir si longtemps figur? sur un chevalet, drap? d'une ?toffe noire, dans le petit salon de maman. L'odeur du bois humide qui s'enflamme, ?cre et forte, se m?le ? la fade senteur de cette pi?ce que l'on n'a pas a?r?e de toute la semaine. J'ai l? quelques minutes am?res ? passer. Ces mesquines douleurs me font sentir l'abandon moral o? je suis plong?, plus cruellement. Et ma m?re vit, elle respire ? quelques pas de moi,--et elle m'aime!

Maintenant que je jette un regard lucide sur cette jeunesse malheureuse, je reconnais que mon caract?re entra pour beaucoup dans le malentendu qui n'a pas cess? entre cette pauvre m?re et moi. Oui, elle m'aimait et elle aimait en m?me temps son mari. C'?tait ? moi de lui expliquer la sorte de peine qu'elle me causait, en unissant dans son coeur et en m?langeant ces deux tendresses. Elle m'aurait compris, elle m'aurait ?pargn? cette suite de petits chagrins muets qui ont fini par nous rendre impossible toute explication intime. Ces matins de mes jours de sortie, quand je la retrouvais vers les onze heures, avant le d?jeuner, elle attendait de moi un ?lan, une effusion, comment e?t-elle su que la pr?sence de son mari me paralysait, de m?me que jadis au moment de nos adieux, lors de son d?part pour l'Italie? C'?tait un myst?re inintelligible pour elle que cette incapacit? absolue de montrer mon ?me, cette atonie qui m'accablait aussit?t que nous n'?tions plus seuls, elle et moi, moi et elle,--et nous ne l'?tions jamais. Il n'est presque pas de visite ? Versailles,--elle venait une fois la semaine, le mercredi,--durant laquelle mon beau-p?re ne l'ait accompagn?e. Je ne lui ai pas ?crit une lettre qu'elle ne l'ait montr?e ? son mari, comme elle faisait de toutes ses autres lettres. Je savais si bien son habitude, et qu'elle devait dire: <>, puis tendre ? cet homme la feuille de papier o? je ne pouvais pas tracer une ligne sinc?re, ?mue, confiante,--? cause de cette id?e que ses yeux, ? lui, s'y poseraient. En ai-je d?chir? de ces billets o? j'essayais de lui raconter le d?tail des troubles parmi lesquels je vivais! Oui, j'aurais d? lui parler tout de m?me, m'expliquer un peu, confesser ma peine, ma folle jalousie, mon ombrageuse tristesse, le besoin d'avoir dans sa pens?e un coin ? moi seul, ne f?t-ce qu'une piti?... et je n'osais pas. Une fatalit? de ma nature voulait que je sentisse trop fortement la peine que je lui causerais en parlant, et je me trouvais incapable de la supporter. Les agitations diverses de mon coeur aboutissaient donc ? un silence timide, ? une g?ne devant elle, qui la gagnait. Elle ?tait, comme beaucoup de femmes, impuissante ? comprendre un caract?re diff?rent du sien, une fa?on de sentir oppos?e ? la sienne. Elle ?tait heureuse dans son second mariage, elle aimait, elle ?tait aim?e. Elle avait rencontr? dans M. Termonde un homme ? qui elle avait tout donn? de sa vie, et elle m'avait donn? aussi, na?vement, g?n?reusement. J'?tais son fils, il lui semblait si naturel que celui qu'elle aimait aim?t aussi son enfant. Et, de fait, M. Termonde n'avait-il pas ?t? pour moi un protecteur vigilant, irr?prochable? N'avait-il pas pris garde aux moindres d?tails de mon ?ducation? Sans doute il avait insist? pour que je fusse interne; mais j'avais ?t?, moi aussi, de cet avis. Il m'avait choisi des ma?tres de toutes choses: j'apprenais l'escrime, l'?quitation, la danse, la musique, les langues ?trang?res. Il s'?tait occup? et il continuait ? s'occuper des plus menus d?tails, depuis le cadeau du jour de l'an, qu'il me donnait magnifique, jusqu'au chiffre de ma pension de chaque jeudi, de <>, comme nous disions, qui atteignait le maximum permis par le r?glement. Jamais cet homme, si naturellement imp?rieux, n'?levait la voix en me parlant. Il ne s'?tait plus une fois, depuis son mariage, d?parti avec moi d'une politesse parfaite o? une femme amoureuse devait trouver la preuve du tact le plus exquis et de l'affection la plus d?vou?e... Formuler mes griefs contre mon beau-p?re? Eh bien! non, je ne le pouvais pas. Ils r?sidaient tous dans des nuances dont je n'aurais pas su articuler avec des mots l'expression juste, et je me taisais. Ce mutisme, mon absence de d?monstrations ? l'?gard de mon beau-p?re, ma r?serve avec elle, comment ma m?re se serait-elle expliqu? toutes ces singularit?s d'humeur, sinon par mon ?go?sme et ma s?cheresse? Elle me croyait, en effet, un enfant ?go?ste et sec; et moi, par une maladive disposition d'?me, je me sentais, en sa pr?sence, devenir malgr? moi celui qu'elle croyait. Je me contractais et me repliais comme un animal effarouch?. Mais pourquoi ne m'?pargnait-elle pas ces ?preuves qui achevaient de nous ali?ner l'un ? l'autre? Dans ce revoir de chaque dimanche, pourquoi ne me m?nageait-elle pas les cinq minutes de t?te ? t?te qui m'eussent permis, non pas de lui parler, je n'en demandais pas tant, mais de l'embrasser, comme je l'aimais, avec tout mon coeur. J'arrivais dans cette esp?ce de petit atelier qu'elle avait transform? en un salon intime. J'en connaissais si bien les moindres recoins pour y avoir jou?, ? mon gr?, quand j'?tais le ma?tre, le fils g?t? dont chaque d?sir ?tait un ordre. M. Termonde ?tait l? dans son costume de matin, qui fumait des cigarettes en lisant les journaux. Rien que le bruit du papier qu'il froissait, rien que le son de sa voix quand il me disait bonjour, rien que le contact de sa main dont il ne me donnait que le bout des doigts;--et je me ramassais sur moi-m?me. Mon antipathie ?tait si forte que je ne me rappelle pas avoir jamais mang? de bon app?tit, assis ? une table o? il se trouvait. Aussi les d?jeuners et les d?ners de ces dimanches portaient-ils mon malaise ? son extr?me. Ah! je ha?ssais tout de lui, et ses yeux bleus presque trop ?cart?s qu'il fixait parfois, et qui d'autres fois roulaient un peu dans leurs orbites, et son front haut, avanc?, pr?cocement encadr? de cheveux gris, et la finesse de son profil et la distinction de ses mani?res qui contrastaient avec la lourdeur de ma nature,--jusqu'? la cambrure de son pied dans sa bottine. Il me semble que, m?me ? l'heure pr?sente, je reconna?trais entre mille un v?tement port? par lui, tant je l'ai senti vivant, sous l'influence de cette aversion! Avec mon instinct d'enfant je comprenais si bien que cet homme mince, aux gestes f?lins, ? la voix flatteuse, avec son aristocratie native et acquise, ?tait le vrai mari de la cr?ature gracieuse, par?e et presque id?ale ? qui je ressemblais aussi peu, moi son fils, que lui avait ressembl? mon pauvre p?re.--Dieu! la sensation am?re!

De ces ab?mes de silence o? je roulais par ces jours tristes de mes sorties, avec quel int?r?t passionn? je suivais les conversations qui se tenaient devant moi, surtout durant les d?jeuners et les d?ners que nous prenions ? d'autres heures que du vivant de mon p?re, dans la salle ? manger meubl?e ? nouveau comme tout l'h?tel! Et cette nouveaut? d'ameublement ?tait bien le symbole de la nouveaut? de la vie de ma m?re. M. Termonde, fils d'un agent de change et qui avait travers? la diplomatie, se trouvait avoir conserv? des relations toutes diff?rentes de celles qui ?taient les n?tres autrefois. Ma m?re et lui ?taient lanc?s dans cette soci?t? cosmopolite et m?l?e que d?s lors on appelait la soci?t? ?l?gante. Qu'?taient devenus les habitu?s des rares soir?es que mon p?re donnait rue Tronchet? Il y avait bien trois ou quatre personnes ? d?ner, pas plus, qui venaient, les dames en robe montante et les hommes en redingote. On causait politique et affaires. Un ancien ministre du roi Louis-Philippe, rentr? au barreau, ?tait l'oracle de ce cercle. On mangeait ? six heures et demie ces jours-l? au lieu de sept heures, parce que le vieil homme d'?tat se retirait ? dix heures. Dans ce coin de bourgeoisie riche et simple, aller au th??tre ?tait un ?v?nement et un bal faisait ?poque. Du moins les choses se repr?sentaient ainsi ? mon imagination d'enfant. Maintenant le vieil homme d'?tat ne venait plus, ni Mme Largeyx, la veuve de l'ing?nieur que mon p?re citait toujours comme mod?le ? maman, et celle-ci appelait plaisamment la vieille dame <>. Maintenant, mon beau-p?re et ma m?re sortaient presque chaque soir. Ils avaient des chevaux et plusieurs voitures, au lieu du coup? lou? au mois dont se contentait la femme de l'avocat en renom. Les hommes que je voyais venir apr?s le repas, les femmes que je rencontrais ? six heures chez ma m?re avaient comme un air si jeune, si fringant. Il n'?tait question que de divertissements, de com?dies nouvelles et de bals costum?s, de courses et de toilettes. Mon p?re, impr?gn? des id?es de la monarchie de Juillet, comme l'ancien ministre son ma?tre, parlait jadis avec s?v?rit? du r?gime imp?rial. Maintenant ma m?re ?tait invit?e aux grandes r?ceptions des Tuileries. Comment aurais-je os? l'entretenir des pauvret?s de ma vie de coll?ge qui me paraissaient si mesquines en regard de sa brillante et opulente existence? Jadis, quand je suivais les cours de Bonaparte, je lui racontais par le menu les moindres faits et gestes de mes camarades. J'aurais presque eu honte aujourd'hui de l'ennuyer avec Rocquain, Gervais, Leyreloup et les autres. Il me semblait qu'elle ne pourrait jamais s'int?resser ? l'histoire, pour moi tragique, de Joseph Dediot, lequel venait d'?tre trahi par sa cousine C?cile. Malgr? des boucles de cheveux donn?es, un bouquet de roses accept?, un baiser surpris et rendu, cette infid?le avait ?pous? un pharmacien d'Avranches. Dediot ?crivit m?me sur son infortune deux po?mes, dont l'un, ? moi d?di?, commen?ait par ce vers:

Comment aurais-je parl? de ce petit monde, avec ses petits int?r?ts, ses petites passions, ? une femme qui d?nait chez la duchesse d'Arcole, qui avait pour amies intimes une mar?chale, deux marquises, et dont les f?tes ?taient racont?es dans les journaux? Ma m?re ?tait ? pr?sent la belle Madame Termonde, et son nouveau nom avait si bien remplac? son nom d'autrefois, que je me trouvais presque le seul ? me souvenir qu'elle ?tait aussi la veuve de M. Corn?lis,--celui dont les m?mes journaux avaient d?taill? autrefois la fin sinistre.--Elle-m?me l'avait-elle oubli?? Se le rappelait-elle?...

<> me demandais-je avec la r?volte d'un coeur tout jeune et qui n'admet pas les compromis in?vitables du sentiment.--Et je me r?pondais que non. Il y avait une personne qui se souvenait, autant que moi,--une personne pour laquelle la mort tragique de mon p?re continuait d'?tre un cauchemar,--une personne ? qui je pouvais dire toute ma pens?e et toute ma douleur,--c'?tait ma bonne et douce tante. Chez elle du moins, rien n'avait boug? des tendresses d'autrefois. Quand je me rendais ? Compi?gne, chaque mois d'ao?t, pour y passer une partie de mes vacances, je retrouvais toute chose ? sa place, et dans la maison de la vieille fille et dans son coeur. Elle avait consenti ? rester en relations suivies avec maman,--parce que cela valait mieux pour moi, je le sentais bien,--et elle d?nait boulevard de Latour-Maubourg trois ou quatre fois par an. Ch?re tante Louise! Qu'elle avait de complaisance ? m'?couter me plaindre enfantinement, et toujours elle me renvoyait adouci, presque calm?, plus indulgent pour ma m?re et convaincu que j'avais tort de juger M. Termonde comme je le faisais. Pourtant je ne lui disais pas mes repr?sailles contre l'homme que j'accusais de m'avoir vol? le coeur de maman. Il m'?tait arriv?, de tr?s bonne heure, de surprendre, chez mon beau-p?re, des signes d'antipathie pareils ? ceux que je constatais en moi. Lorsque j'entrais au salon un peu brusquement et qu'il soutenait une conversation soit avec ma m?re, soit avec un de ses amis, ma pr?sence suffisait pour faire subir ? sa voix une l?g?re alt?ration, imperceptible peut-?tre ? un autre; mais elle ne m'?chappait gu?re ? moi qui, de mon c?t?, sentais ma gorge se serrer, mes l?vres trembler, ma poitrine se contracter. Je n'aurais pas ?t? l'adolescent r?fl?chi et rancunier d'alors, si je n'avais pas song? ? utiliser au profit de ma haine cet ?trange pouvoir de troubler cet homme ex?cr?. Mon proc?d? consistait ? lui infliger cette sensation aigu? de ma pr?sence en me taisant et en le poursuivant de mes regards. Si ma?tre de lui f?t-il, jamais je n'ai fix? ainsi mes yeux sur lui du fond d'une chambre, sans qu'? un moment il ne tourn?t, lui aussi, les yeux vers moi. Ses prunelles alors fuyaient les miennes; il continuait ? causer, puis, comme malgr? lui, me regardait encore; nos yeux se croisaient et les siens se d?robaient de nouveau. ? un pli qui se formait sur son front, je comprenais qu'il ?tait sur le point de me d?fendre de le regarder de la sorte. Puis il se domptait, et quelquefois quittait la pi?ce. Cette sorte de renonciation ? toute lutte avec moi ?tait un parti pris chez lui, je le devinais, car je le savais de nature tr?s ?nergique et surtout incapable de supporter qu'on le brav?t. Il aimait ? raconter ce trait de sa jeunesse qu'il avait, attach? d'ambassade ? Madrid, et sur le d?fi d'un jeune Espagnol, tu? un taureau dans une course d'amateurs. Il devait terriblement en co?ter ? son orgueil de me permettre la silencieuse insolence de mes yeux, mais il me la permettait, et moi je n'avouais pas ce pu?ril triomphe ? ma tante Louise. Il faut tout dire, j'?tais un enfant malheureux; je me savais tel, et j'aimais ? ne rien diminuer de mon malheur en le lui racontant, ? l'exag?rer plut?t, pour avoir cette tendre sympathie qui ?manait d'elle et me caressait le coeur. Parfois aussi je lui parlais de mon serment intime, de cette promesse solennelle que je m'?tais faite de d?couvrir l'assassin de mon p?re et de m'en venger, et elle me mettait la main sur la bouche. Elle ?tait pieuse et me r?p?tait les mots de l'?vangile: <> Elle reprenait: <> Et elle avait dans les yeux des larmes!

Pauvre tante! Elle me croyait l'?me plus forte que je ne l'avais. Il n'?tait pas besoin de ses conseils pour emp?cher que je ne me consumasse tout entier ? suivre ce d?sir de vengeance qui avait ?t? l'?toile fixe de ma premi?re jeunesse, le phare couleur de sang allum? dans ma nuit! Ah! les r?solutions de l'adolescence, les serments d'Annibal faits avec nous-m?mes, le r?ve de consacrer notre ?nergie ? un unique but et qui ne change pas,--la vie se charge de balayer tout cela, p?le-m?le avec les g?n?reuses illusions, les enthousiasmes na?fs, les nobles espoirs. Entre le gar?on de quinze ans, malheureux mais si fier, que j'?tais en 1870, et le jeune homme que je me trouvais ?tre en 1878, huit ann?es seulement plus tard, quelle diff?rence, quelle diminution d?j?!... Et dire que sans des hasards, si impossibles ? pr?voir, je le serais encore, ce jeune homme, dont j'ai l?, tandis que j'?cris, le portrait accroch? au-dessus de ma table de travail. Certes, les visiteurs qui regard?rent ce portrait au Salon de cette ann?e-l?, parmi tant d'autres, n'ont pas soup?onn? qu'il repr?sentait le fils d'un p?re assassin? si tragiquement. Je la regarde, ? mon tour, cette image banale d'un Parisien banal, avec son teint p?li par les veilles imb?ciles, avec ses yeux o? aucune forte volont? n'allume son ?clair, avec ses cheveux coup?s ? la mode, la correction de toute sa tenue, et je demeure ?tonn? moi-m?me de songer que j'aie pu vivre comme je vivais ? cette ?poque-l?. Mais quoi? Entre les malheurs qui ont frapp? mon enfance et les tout derniers qui viennent de me bouleverser pour toujours, mon existence ne s'?tait-elle pas ?coul?e, si vulgaire, si terne, si pareille ? celle du premier venu? Notons-en les simples ?tapes.--Dans la seconde moiti? de 1870, c'est la guerre. L'invasion me surprend ? Compi?gne, o? je suis en vacances aupr?s de ma tante. Mon beau-p?re et ma m?re passent le si?ge ? Paris, moi je travaille chez un vieux pr?tre de la petite ville, celui qui a fait faire ? mon p?re sa premi?re communion. Dans l'automne de 1871, je rentre ? Versailles en rh?torique. En 1873, au mois d'ao?t, je suis bachelier, je fais tout de suite mon volontariat d'un an ? Angers et dans des conditions parfaitement douces. Le colonel ?tait le p?re de mon vieux camarade Rocquain. En 1874, et sur le conseil de mon beau-p?re, on m'?mancipe. C'?tait le moment o? je devais commencer mon oeuvre de justicier; et, quatre ans plus tard, en 1878, je n'avais pas accompli cette vengeance qui avait ?t? le tragique roman et comme la religion de mon ?me d'enfant; je ne l'avais pas accomplie,--et je m'en occupais plus.

Cette indiff?rence me faisait honte, quand j'y songeais,--cruellement. Mais je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne r?sultait pas tant de la faiblesse de ma nature, que de causes ?trang?res ? moi qui eussent agi de m?me sur tout jeune homme plac? dans ma situation. D?s l'abord et quand je m'attaquai ? ma besogne de fils vengeur, un obstacle se dressa devant moi, infranchissable. Il est aussi ais? que sublime de s'exalter, de se prendre la main, de se dire: je jure de ne pas m'arr?ter avant d'avoir puni le coupable. Dans la r?alit?, on n'agit jamais que par d?tails, et que pouvais-je? Il me fallait proc?der comme la justice, recommencer l'enqu?te qu'elle avait pouss?e jusqu'? son extr?mit? sans rien d?couvrir. Je m'abouchai avec le juge d'instruction, maintenant conseiller ? la Cour, qui avait conduit l'affaire. C'?tait un homme de cinquante ans, aux moeurs tr?s simples, qui habitait, dans l'?le Saint-Louis, le premier ?tage d'une antique maison d'o? la vue s'?tendait sur Notre-Dame, le Paris primitif et la Seine, mince ? cet endroit comme un canal. M. Massol, c'?tait son nom, voulut bien se pr?ter ? reprendre avec moi l'analyse des donn?es fournies par l'instruction...--Sur la personnalit? de l'assassin, aucun doute, non plus que sur l'heure du crime. Mon p?re avait ?t? tu? entre midi et demi et deux heures, sans lutte, par ce personnage ? haute taille, ? larges ?paules, dont les extraordinaires d?guisements annon?aient, d'apr?s le magistrat, un <>. L'exc?s de complication est toujours une imprudence, car elle multiplie les chances d'insucc?s. L'assassin s'?tait-il grim? parce que mon p?re le connaissait? <> M. Massol expliquait, lui, ce d?guisement par le simple d?sir de gagner du temps pour sortir de France, au cas o? le cadavre e?t ?t? d?couvert le jour m?me. En admettant qu'on e?t t?l?graphi? de tous c?t?s le signalement d'un homme tr?s brun, ? barbe tr?s noire, l'assassin, d?barbouill? de son maquillage, d?barrass? de sa perruque et de cette barbe, habill? d'autres v?tements, passait la fronti?re sans ?tre m?me soup?onn?. D'apr?s cette induction et une autre encore, le faux Rochdale habitait l'?tranger. Il avait parl? anglais ? l'h?tel, et les gens l'avaient pris r?ellement pour un Am?ricain. Cela supposait ou qu'il appartenait ? ce pays, ou qu'il y s?journait d'habitude. En outre, les quelques notes donn?es par lui ? mon p?re t?moignaient d'une connaissance tr?s pr?cise des proc?d?s d'affaires pratiqu?s aux ?tats-Unis. Donc un ?tranger, Am?ricain ou Anglais, peut-?tre un Fran?ais ?tabli en Am?rique, voil? pour le criminel. Quant au mobile d'un crime aussi compliqu?, il ?tait difficile d'admettre que ce f?t le vol. <> Et l'ancien juge d'instruction me citait quelques exemples singuliers des ressentiments qui poursuivent soit des m?decins l?gistes, soit des procureurs de la r?publique, soit des pr?sidents d'assises. Il concluait que dans sa vie d'avocat, au palais, mon p?re pouvait avoir excit? une de ces persistantes et f?roces rancunes. Il avait gagn? force proc?s importants; il devait avoir eu pour ennemis ceux contre lesquels s'?tait exerc? son talent. Qu'un de ceux-l?, ruin? par la suite, lui e?t attribu? sa ruine, et c'?tait de quoi expliquer tout l'appareil de cette vengeance. M. Massol me faisait observer que l'assassin, ?tranger ou non, ?tait connu ? Paris. Comment rendre compte sans cela du soin que cet homme avait pris de ne pas se montrer dans la rue? On avait retrouv? la trace de son premier s?jour, fait ? Paris ? l'?poque de la livraison de la perruque et de la barbe. Cette fois-l?, il ?tait descendu rue d'Aboukir, dans un petit h?tel o? il s'?tait inscrit sous le nom de Rochester, et il ne sortait jamais qu'en fiacre. <> Et c'?tait tout. Trois adresses d'h?tel, de quoi suivre une piste psychologique, si l'on peut dire, voil? quels pauvres d?tails fournissait la sagacit? du magistrat, que j'?coutais avec passion. Puis il s'arr?tait. Avec ses yeux fut?s qui luisaient, tout clairs, dans son visage presque poupin, il avait une expression de finesse extr?me. Toujours bien ras?, de langage mesur?, tout ensemble froid, complaisant et doux, on devinait, ? le voir, un de ces esprits ?quilibr?s et m?thodiques dont la force professionnelle doit ?tre tr?s grande. Il avouait n'avoir rien pu d?couvrir dans une analyse tr?s minutieuse de toute la situation pr?sente de mon p?re, non plus que dans son pass?. <> disait-il, et il ajoutait qu'avant de quitter son cabinet de juge d'instruction en 1872 il avait repris le dossier rest? entre ses mains. Il avait interrog? de nouveau le concierge de l'h?tel imp?rial et quelques autres personnes. Depuis qu'il ?tait conseiller ? la cour, il avait cru pouvoir indiquer une piste ? son successeur, un vol commis par un Anglais soigneusement grim? lui avait fait croire ? une identit? entre ce voleur et le pr?tendu Rochdale. Puis rien. <> Je le consultais alors sur la dur?e du temps qui me restait pour chercher de mon c?t?. Le dernier acte d'instruction ?tait de 1873. J'avais donc jusqu'en 1883 pour d?couvrir le coupable et le livrer ? la vindicte publique... Quelle folie! dix ann?es avaient d?j? pass? depuis le crime, et tout seul, moi, ch?tif, sans les ressources ?normes dont dispose la police, j'avais la pr?tention de triompher, l? o? un fureteur de cette habilet? avait ?chou?! J'essayai n?anmoins. C'est ? cette date que je me crus tr?s perspicace en nouant des relations avec l'ancienne ma?tresse de mon p?re, cette femme mari?e dans les yeux de laquelle je lus tant de piti? pour moi et un tel reflet d'anciennes tendresses. ? cette date aussi, je me plongeai dans la lecture de tous les papiers du mort. Ma m?re en avait confi? la garde ? mon beau-p?re, avec cette tendresse absolue pour lui qui me faisait tant souffrir. H?las! pourquoi aurait-elle compris sur ce point, plus que sur les autres, les susceptibilit?s de mon coeur qui r?pugnait si profond?ment ? ces confusions de sa vie pass?e avec sa vie pr?sente? M. Termonde avait du moins respect? scrupuleusement ces paquets de feuilles jaunies, o? je trouvai de tout, depuis des projets de Soci?t? jusqu'? des lettres intimes, et, parmi ces lettres, un certain nombre ?taient de M. Termonde lui-m?me et me prouvaient quelle amiti? avait uni autrefois le second mari de ma m?re au premier. Est-ce que je ne le savais pas et pourquoi en souffrir? Et rien toujours, aucun indice qui me m?t sur la voie m?me d'un soup?on... J'?voquais l'image de mon p?re vivant, telle qu'elle m'?tait apparue pour la derni?re fois; je l'entendais r?pondant ? la question de M. Termonde, dans la salle ? manger de la rue Tronchet, et parlant de celui qui l'attendait pour le tuer: <>... Et il ?tait sorti, et il avait march? vers la mort, tandis que je jouais dans le petit salon, que ma m?re travaillait en causant avec l'ami qui devait ?tre un jour son ma?tre et le mien. Quel spectacle d'intimit?,--tandis que l?-bas!... Ne saurais-je donc jamais le mot de cette ?nigme sanglante? Mais o? aller? Que faire? ? quelle porte frapper?

En m?me temps que ce sentiment de l'impossible d?courageait mon effort, les facilit?s soudaines de ma nouvelle existence contribuaient ? d?tendre en moi le ressort de la volont?. Durant mes ann?es de coll?ge, les souffrances de la jalousie con?ue ? l'?gard de mon beau-p?re, les d?ceptions de mes tendresses comprim?es, la m?diocrit?, la pauvret? des choses autour de moi, dix influences de chagrin avaient entretenu l'ardeur inqui?te de mon coeur. Cela aussi avait chang?. Certes, je continuais ? aimer profond?ment, douloureusement ma m?re, mais sans plus lui demander ce que je savais qu'elle ne me donnerait pas, ma place unique, mon asile ? part dans sa tendresse. J'acceptais son caract?re au lieu de me r?volter l? contre. Je n'avais pas cess? non plus de tenir mon beau-p?re en une sombre antipathie, mais je ne le ha?ssais plus avec la m?me violence. Ses proc?d?s avec moi depuis ma sortie du coll?ge avaient ?t? irr?prochables. De m?me qu'il s'?tait fait, durant mon enfance, un point d'honneur de ne jamais ?lever la voix en me parlant, il semblait qu'il se piqu?t de n'intervenir en rien dans la direction de ma vie d'homme fait. Lorsque, mon baccalaur?at pass?, je d?clarai que je ne voulais suivre aucune carri?re, sans en donner de raison,--en r?alit? pour me d?vouer tout entier ? l'id?e fixe de mon oeuvre de justice,--il ne trouva pas un mot de critique pour cette ?trange r?solution. Ce fut lui qui la fit admettre par ma m?re, lui encore qui voulut qu'on m'?mancip?t. Quand on me remit en mains ma fortune, il se trouva que ma m?re, qui m'avait servi de tutrice, et mon beau-p?re, son co-tuteur, s'?taient entendus pour ne pas toucher ? mes revenus durant toute mon ?ducation; ces revenus s'?taient capitalis?s et j'h?ritai, non pas de sept cent cinquante mille francs, mais de plus d'un million. Si p?nible que me f?t l'obligation de la reconnaissance envers celui que je consid?rais depuis des ann?es comme mon ennemi, je dus m'avouer qu'il agissait envers moi en tr?s galant homme. Il n'existait aucune contradiction, je le sentais trop, entre cette d?licatesse de proc?d?s et la duret? avec laquelle il m'avait intern? au coll?ge et comme rel?gu? en exil. Pourvu que je renon?asse ? me mettre en tiers entre lui et sa femme, il n'aurait avec moi que des rapports de parfaite courtoisie. Mais il fallait que je fusse hors de la maison maternelle. Il voulait r?gner tout entier sur le coeur et sur la vie de celle qui portait son nom. Comment aurais-je lutt? contre lui? Comment aussi l'aurais-je bl?m?, puisque je comprenais si bien qu'? sa place et jaloux comme j'?tais, ma conduite e?t ?t? pareille?... Je c?dai donc par impuissance ? combattre une tendresse qui rendait ma m?re heureuse, par d?go?t de soutenir la froideur quotidienne de mes relations avec elle et lui, par espoir, d'ailleurs, de me trouver plus apte ? ma t?che de justicier, une fois libre. Moi-m?me je demandai qu'on me laiss?t quitter la maison, de sorte qu'? dix-neuf ans j'avais mon ind?pendance absolue, un appartement ? moi, que je choisis avenue Montaigne, tout pr?s du rond-point des Champs-?lys?es, plus de cinquante mille francs de rente, une porte ouverte dans chacun des salons que fr?quentait ma m?re, et une porte ouverte aussi dans tous les endroits o? l'on s'amuse. Comment aurais-je r?sist? aux entra?nements qu'une pareille situation comporte?

Oui, j'avais r?v? d'?tre le Vengeur, le Justicier, et je me laissai rouler presque aussit?t par le tourbillon de cette vie de plaisir dont ceux qui la voient du dehors ne peuvent mesurer le pouvoir destructeur. C'est une existence futile et d?vorante qui vous d?chiquette vos heures comme elle vous d?chiquette l'?me, qui met en charpie fil par fil l'?toffe irr?parable du temps et l'?toffe plus pr?cieuse encore de notre ?nergie. Je me trouvais, par rapport ? ma besogne de vengeur, incapable d'agir imm?diatement--? quoi et ? qui m'attaquer?--Je m'abandonnai donc ? toutes les occasions qui s'offraient de tromper mon inaction par du mouvement, et bient?t les journ?es se pr?cipit?rent, les unes apr?s les autres, parmi ces mille distractions qui deviennent, pour les ?l?gants de m?tier, comme un code de devoirs ? remplir. Avec la promenade au Bois le matin, les visites dans l'apr?s-midi, les d?ners en ville, les parties de th??tre, et, apr?s minuit, les s?ances de jeu au cercle ou de d?bauche, ailleurs,--comment trouver le loisir de suivre un projet? J'eus des chevaux, quelques intrigues, un duel ridicule o? du moins le fond d'id?es tragiques sur lequel je vivais, malgr? tout, me servit ? bien me tenir. Une femme de quarante ans me persuada que je l'avais s?duite, je fus son amant; puis je me persuadai, moi, que j'?tais amoureux d'une autre femme, une grande dame russe, ?tablie ? Paris. Celle-l? ?tait, elle est encore une de ces illustres com?diennes du monde, qui emploient ? s'entourer d'une cour d'adorateurs, plus ou moins r?compens?s, toutes les s?ductions du luxe, de l'esprit et de la beaut?, sans une r?verie dans la t?te, sans une ?motion dans le coeur, avec les plus adorables dehors des plus d?licates r?veries et des plus fines ?motions. Je menai cette existence d'esclave attach? aux caprices d'une coquette sans ?me pendant six mois environ. Je me consolai des fausset?s de cette cabotine exotique en m'acoquinant avec une fille entretenue. Cette nouvelle aventure me prouva que la galanterie demi-mondaine ne vaut pas beaucoup mieux que l'autre. Les femmes du monde sont intol?rables de mensonge, de pr?tention et de vanit?; les autres de vulgarit?, de sottise, et de sordide amour du lucre. J'oubliai ces liaisons absurdes aux tables de jeu, tout en me rendant bien compte de la mis?re de ce divertissement, qui ne cesse de devenir insipide que pour devenir hideux, comme un bon calcul d'argent ? gagner sans travail. Il y avait en moi quelque chose d'effr?n? ? la fois et de d?go?t? qui me poussait ? outrer tout ensemble et ? fl?trir mes sensations. Il est vrai de dire que je ne pouvais me donner enti?rement ? aucune. Je retrouvais toujours, dans les plus intimes replis de mon ?tre, le souvenir de mon p?re, qui m'empoisonnait toutes mes pens?es, comme ? leur source. Lorsque, vers les trois heures du matin, je traversais la ville en voiture pour regagner mon appartement d'o? j'?tais sorti ? sept heures, habill? comme ? Londres, en cravate blanche, en petits souliers, un bouquet ? la boutonni?re de mon frac, mon portefeuille bourr? de billets de banque, je regardais le ciel de la nuit, les nuages qui couraient sur les ?toiles, la froide et p?le lune, les vastes rues noires avec la guirlande de leurs becs de gaz, et une ?motion inexprimable s'?veillait en moi qui me faisait sentir que toute existence est un r?ve. Une impression d'obscur fatalisme envahissait mon esprit malade. C'?tait si ?trange que je v?cusse, moi, comme je vivais, et je vivais ainsi pourtant, et le moi visible ressemblait si peu au moi intime! Une destin?e pesait-elle donc sur moi, pauvre ?tre, comme sur l'univers entier? <> me disais-je, et je me livrais ? elle. Je me couchais sur des id?es de philosophie noire, et je me r?veillais pour continuer une existence sans dignit?, dans laquelle je perdais, avec ma force d'ex?cuter mon programme de r?paration envers le fant?me qui hantait mes songes, toute estime propre et toute conscience. Qui m'aurait aid? ? remonter le courant?... Ma m?re? Elle ne voyait de cette vie que son d?cor mondain, et elle se f?licitait que je me fusse, comme elle disait, d?sauvag?.... Mon beau-p?re? Mais il avait, volontairement ou non, favoris? tout ce d?sordre. Ne m'avait-il pas rendu ma?tre de ma fortune ? l'?ge le plus dangereux? N'avait-il pas aid?, aussit?t l'?ge venu, ? mon admission dans les cercles dont il ?tait membre? N'avait-il pas facilit? de toutes mani?res mon entr?e dans le monde?... Ma tante? Oui, ma tante souffrait de mon genre de vie. Et cependant n'aimait-elle pas mieux que j'oubliasse du moins les sinistres r?solutions de haine qui l'avaient toujours ?pouvant?e? Et puis je ne la voyais gu?re. Mes voyages ? Compi?gne se faisaient rares. J'?tais ? l'?ge o? l'on trouve toujours du temps pour ses plaisirs, o? l'on n'en trouve pas pour les devoirs qui vous tiennent le plus au coeur... S'il y avait quelqu'un dont la voix s'?lev?t sans cesse contre la dissipation de mon ?nergie dans de vulgaires plaisirs, c'?tait celle du mort qui gisait sous terre, sans vengeance; cette voix montait, montait sans cesse des profondeurs de toutes mes r?veries, mais je m'habituais ? ne plus lui r?pondre. ?tait-ce ma faute si tout conspirait ? paralyser ma volont?, depuis les plus importantes des circonstances jusqu'aux plus petites?--Et je m'alanguissais dans une torpeur douloureuse que ne distrayait m?me pas le remue-m?nage de mes fausses passions et de mes faux-plaisirs.

Un coup de foudre me r?veilla de ce l?che sommeil de ma volont?. Ma tante Louise fut frapp?e d'une attaque de paralysie. C'?tait vers la fin de cette morne ann?e de 1878, au mois de d?cembre. J'?tais rentr? le soir, ou plut?t le matin, apr?s avoir gagn? au jeu quelques milliers de francs. Des lettres m'attendaient et une d?p?che. Je d?chirai l'enveloppe bleue en chantonnant un air ? la mode, une cigarette aux l?vres, et sans me douter que j'allais apprendre un ?v?nement qui deviendrait, apr?s la mort de mon p?re et le second mariage de ma m?re, la troisi?me grande date de ma vie. Le t?l?gramme, sign? du nom de Julie, mon ancienne bonne, m'annon?ait la maladie soudaine de ma tante et me demandait de venir aussit?t, bien qu'on esp?r?t la sauver. Un d?tail me rendit cette subite nouvelle plus affreuse encore. J'avais re?u de ma tante une lettre, il y avait juste huit jours, dans laquelle la pauvre se plaignait, ? son ordinaire, de ne pas me voir, et ma lettre de r?ponse, ? moi, ?tait l?, sur ma table de travail, ? demi-?crite. Je ne l'avais pas achev?e. Dieu sait pour quelle futile raison? Il ne faut rien moins que l'arriv?e de la sinistre visiteuse, la mort, pour nous faire comprendre que nous devons nous h?ter de bien aimer ceux que nous aimons, si nous ne voulons pas qu'ils s'en aillent ? jamais, avant que nous ne les ayons assez aim?s. ? l'anxi?t? que me causa le danger o? se trouvait la ch?re vieille fille se m?langea le remords de ne pas lui avoir t?moign? assez combien elle m'?tait ch?re. Il ?tait deux heures du matin, le premier train pour Compi?gne partait ? six heures, elle pouvait mourir dans l'intervalle... Qu'elles furent longues ces minutes d'attente que je tuai en repassant dans mon esprit, avec une amertume extr?me, tous mes torts envers cette soeur unique de mon p?re, ma seule vraie parente! La possibilit? d'une irr?parable s?paration me faisait me juger si ingrat! Mon malaise moral augmenta encore dans le vagon, tandis que je traversais, ? la triste clart? d'une aube d'hiver, le paysage parcouru si souvent jadis. Je redevenais, en reconnaissant chaque d?tail, le coll?gien qui allait l?-bas, le coeur d?bordant de tendresses in?panch?es, le cerveau charg? du poids d'une redoutable mission. Je devan?ais en pens?e le train si lent ? mon gr?. J'?voquais ce visage aim?, si simple et si loyal, cette bouche aux l?vres un peu fortes, ces yeux doubl?s de tant de bont?, que cernaient des paupi?res pliss?es, machur?es, comme rong?es par les larmes, ces bandeaux grisonnants. Dans quel ?tat la reverrais-je? Peut-?tre si cette nuit de repentir, cette angoisse, tout ce trouble int?rieur n'avaient pas tendu mes nerfs comme des cordes trop sensibles, oui, peut-?tre n'aurais-je pas subi devant ce lit d'agonie les folles intuitions qui m'assaillirent, qui me rendirent capable de d?sob?ir ? la mourante... Mais comment regretter cette d?sob?issance, qui seule m'a mis sur la voie de la v?rit??--Non, je ne regrette rien, j'aime mieux avoir fait ce que j'ai fait.

La vieille Julie m'attendait ? la gare; elle n'y voyait presque plus clair ? pr?sent, elle ?tait bien cass?e, bien us?e, avec sa face plus plate et plus rid?e encore, ses l?vres plus rentr?es; mais elle ?tait toujours la bonne, la fid?le Julie, qui continuait ? me dire: tu, comme au temps o? elle venait border la couverture de mon petit lit, chaque soir, dans ma chambre de la rue Tronchet. Malgr? ses mauvais yeux de soixante-dix ans, elle me reconnut aussit?t que je descendis de vagon, et elle commen?a de me parler, comme elle faisait d'habitude, interminablement, aussit?t que nous f?mes mont?s dans le coup? de louage que ma tante envoyait au devant de moi depuis ma plus lointaine enfance. Je connaissais si bien la caisse antique de la lourde voiture, les coussins de cuir jaun?tre et le cocher que j'avais toujours vu au service du loueur, un petit homme ? figure guillerette avec des yeux clignotants de malice, mais dont le bonjour essaya de se faire triste ce matin-l?.

--C'est hier que ?a l'a prise, me racontait Julie, tandis que le v?hicule d?valait par les rues, lourdement; mais, vois-tu, ?a devait arriver... La pauvre demoiselle changeait, changeait depuis des semaines.... Elle si confiante, si douce, si juste, elle grondait, elle furetait, elle soup?onnait. Elle avait les id?es tourn?es, quoi?.... Elle ne parlait que de voleurs, que d'assassins... Elle croyait que tous lui voulaient du mal, les fournisseurs, Jean, Mariette, moi-m?me... Oui, moi aussi... Elle descendait ? la cave, tous les jours, compter les bouteilles de vin, elle en inscrivait le nombre sur un papier. Le lendemain, elle retrouvait le m?me compte et elle soutenait que ce n'?tait pas le m?me papier, elle reniait sa propre ?criture... Je voulais te dire cela quand tu es venu la derni?re fois, je n'ai pas os?, j'avais peur de te tourmenter, et puis je croyais que c'?tait des gyries, qu'elle ?tait lun?e, que ?a passerait... Enfin, hier, je descends ? l'heure du d?ner pour lui tenir compagnie, comme elle voulait bien, car, tu sais, elle m'aimait au fond, m?me malade... Je ne la trouve pas. Nous la cherchons partout avec Mariette et Jean, jusqu'? ce que ce dernier a eu l'id?e de l?cher le chien, qui nous a conduits droit au b?cher. Nous la voyons l?, tomb?e de son long ? terre... Elle ?tait all?e sans doute v?rifier le bois. Nous la relevons, la pauvre ch?re demoiselle. Sa bouche ?tait toute tir?e de travers, elle avait un c?t? qui ne pouvait pas bouger... Elle se mit ? parler... Alors nous l'avons crue folle. C'?taient des mots sans suite que nous ne comprenions pas. Mais le docteur pr?tend qu'elle a toute sa t?te, seulement qu'elle dit une parole pour une autre... Et elle s'impatiente qu'on ne lui ob?isse pas... Cette nuit, je la veillais, elle me demande des ?pingles; je lui en apporte, elle se f?che. Croirais-tu que c'?tait l'heure qu'elle voulait savoir? Enfin ? force de la questionner, et par ses oui et par ses non, qu'elle exprime avec sa main rest?e bonne, comme cela, je la devine... Si tu savais comme elle ?tait agit?e cette nuit ? cause de toi? Je l'ai bien vu. Je lui ai prononc? ton nom, ses yeux ont brill?. Elle r?p?te des mots, des mots... Tu penserais qu'elle divague, elle t'appelle... Vois-tu, ce qui l'a rendue malade, c'est les id?es qu'elle se forgeait par rapport ? ton pauvre p?re. Les derni?res semaines, elle ne parlait pas d'autre chose. Elle disait:--Pourvu qu'on ne tue pas aussi Andr?, moi je suis vieille, mais lui, si jeune, si bon, si doux...--et elle pleurait, elle pleurait sans cesse. Moi, je la contrepointais:--Qui voulez-vous qui cherche du mal ? Monsieur Andr?, lui demandais-je?--Alors elle s'?cartait de moi avec une d?fiance qui me faisait gros coeur; pourtant je comprenais qu'elle n'avait pas sa t?te... Le docteur a dit qu'elle se croyait pers?cut?e, que c'?tait une manie; il dit aussi qu'elle ne retrouvera plus la parole, mais qu'elle peut gu?rir...

J'?coutais le bavardage de Julie et je ne r?pondais pas. Que ma tante Louise e?t un commencement de maladie mentale, cela ne me surprenait gu?re, apr?s les chagrins qu'elle avait travers?s, et je m'expliquais ainsi bien des singularit?s que j'avais observ?es dans son attitude envers moi, lors de mes derni?res visites. Elle m'avait stup?fi? en me r?clamant un des livres de mon p?re que je n'avais jamais song? ? emporter. <> m'avait-elle dit, avec une telle insistance que je m'?tais mis ? la recherche du livre. J'avais fini par le d?couvrir sous une pile d'autres, comme cach? ? dessein dans le bas d'une armoire. Les phrases prolixes de Julie ne faisaient que m'?clairer sur la triste cause de ce qui m'avait sembl? une bizarrerie de vieille fille minutieuse et solitaire. En revanche, ce que je ne pouvais prendre avec autant de philosophie que faisait mon ancienne bonne, c'?taient les id?es de ma tante sur la mort de mon p?re. Quelles id?es? Il m'?tait arriv? plusieurs fois, au cours de conversations avec elle, de sentir vaguement qu'elle ne m'ouvrait pas tout son coeur. L'obstination qu'elle avait mise ? combattre mes projets d'enqu?te personnelle pouvait provenir de sa pi?t?, qui r?pugnait ? toute volont? de vengeance. Mais cette pi?t? entrait-elle seule en cause? L'inqui?tude qu'elle m'avait si souvent montr?e ? l'endroit de ma s?curit?, allant jusqu'? me supplier de m'armer le soir, de ne pas monter en chemin de fer dans les compartiments vides, et autres conseils semblables, cette pusillanimit? dans le souci de ma personne avait sans doute pour principe une exaltation morbide; mais aussi ces terreurs pouvaient reposer sur un fondement moins vague que je ne l'imaginais. Aussi remarquai-je avec une certaine appr?hension que ces craintes ?tranges avaient reparu plus fortes encore aussit?t qu'elle avait cess? de dominer enti?rement son esprit.--<> En ?coutant Julie et raisonnant ainsi presque malgr? moi, nous arriv?mes devant la maison de ma tante,--vraie maison de drame et de malheur, par ce matin de d?cembre, avec la ligne sinistre de la for?t d?pouill?e sur l'horizon, avec les nuages qui vo?taient de gris le ciel tout bas, avec la solitude de ce coin de petite ville qu'enveloppait le plus triste des silences, celui de la campagne en hiver. Le chien bondit au devant de moi quand je descendis de voiture, un grand terre-neuve, noir et blanc, que j'avais par plaisanterie, et au scandale de ma tante Louise, surnomm? Don Juan. Je le repoussai presque avec duret?, tant j'avais le coeur serr? ? l'id?e de l'?tat o? j'allais retrouver la malheureuse femme, et je gravis trois par trois les marches de l'escalier qui conduisait ? sa chambre.

Lorsque j'entrai, la domestique, assise au chevet du lit, m'arr?ta d'un geste sur le pas de la porte et me fit signe que ma tante reposait. Je vins donc, en assurant mon pied sur le tapis, m'asseoir dans une berg?re au coin du feu, et je regardai la malade dormir, la face tourn?e du c?t? du mur, au fond du vieux lit ? colonnes droites qui avait ?t? celui de ma grand'm?re, dans la ville de Provence d'o? notre famille est sortie. Les rideaux d'?toffe rouge brod?e de velours noir que ma tante avait fait suspendre aux tringles de ce lit, ? la place des rideaux de mousseline destin?s ? ?carter les moustiques, la d?robaient ? demi ? ma vue. J'?coutais son souffle court, et je regardais cette chambre qui m'?tait aussi famili?re que le salon d'en bas, o? j'avais ?crit ma lettre de compliment ? mon beau-p?re lors de son mariage. Ces rideaux rouges ?taient aujourd'hui d'une nuance pass?e qui s'harmonisait aux formes antiques des meubles, au papier fan? du paravent pli? devant la fen?tre, ? la couleur blanche du tapis, au reps d?color? des fauteuils, ? tout ce qu'il y avait, de ci de l?, de vieilleries, ?paves de notre vie de famille, pieusement ramass?es par la vieille fille; et elle ?tait si m?ticuleuse, ses mains ? mitaines noires savaient si bien poursuivre le grain de poussi?re oubli? par Jean, le jardinier valet de chambre, que ces objets us?s, gr?ce ? la teinte brunie du bois de lit, des chaises et de la commode ? poign?es de bronze, donnaient ? la pi?ce la physionomie intime que les peintres primitifs recherchent dans leurs tableaux de nativit?. Le contraste ?tait saisissant entre mon appartement de jeune homme ? la mode et cette paisible retraite. J'avais trop brusquement pass? de l'un ? l'autre pour ne pas sentir, et ce contraste, et le muet reproche qui se d?gageait pour moi de cette chambre de malade, dont l'atmosph?re ?tait maintenant affadie par l'odeur de la tisane, au lieu d'?tre vivifi?e par le frais ar?me de lavande cher ? ma tante. Durant la demi-heure que je passai ainsi ? ?couter son sommeil et ? songer ? sa vie solitaire, au coin du feu qui br?lait ? petit bruit, de quels reproches ne m'accablai-je pas! Quelles r?solutions je formai de venir ici de longues semaines, aupr?s d'elle, quand elle serait mieux, car je ne pouvais, je ne voulais pas admettre qu'elle f?t en danger de mort, et j'attendais la minute o? elle se r?veillerait pour lui demander pardon, pour lui dire combien je l'aimais. Tout d'un coup, elle poussa un soupir plus fort que les autres, je la vis qui soulevait son bras demeur? libre, et qui le remuait plusieurs fois de bas en haut, par un geste qui avait quelque chose de d?sesp?r?.

--Elle est r?veill?e, me dit Julie, qui avait remplac? au chevet du lit la jeune domestique.

Je m'approchai de ma tante et je l'appelai par son nom; je vis son pauvre visage d?form? par la paralysie. Elle me reconnut, et comme je me penchais sur elle pour l'embrasser, de sa main valide elle toucha ma joue. Elle me fit cette caresse qui lui ?tait accoutum?e, plusieurs fois, lentement. Je la mis sur le dos, aid? de Julie, car elle avait une peine infinie ? se retourner elle-m?me, de mani?re qu'elle p?t bien me voir; elle me regarda longtemps, et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux, dans lesquels je lisais une tendresse folle, une angoisse supr?me et une piti? inexprimable. J'y r?pondis par des larmes, moi aussi, qu'elle essuya du revers de sa main; et elle voulut me parler, mais elle ne put prononcer qu'une phrase incoh?rente qui acheva de me fendre le coeur. Elle vit, ? l'expression de mes traits, que je ne l'avais pas comprise; elle fit un effort pour trouver les mots qui traduiraient une pens?e, qu'elle avait l? pr?cise et lucide. Elle dit encore une phrase inintelligible, et c'est alors qu'elle recommen?a de faire ce geste d'impuissance navr?e qui m'avait tant frapp? ? son r?veil. Cependant elle parut, ? une question que je lui posai: <> reprendre courage. Elle fit signe qu'elle d?sirait que Julie sort?t, et ? peine f?mes-nous seuls que son visage changea. Elle put, aid?e par moi, glisser sa main sous son oreiller, d'o? elle retira le trousseau de ses clefs, et, en isolant une des autres, elle fit le geste d'ouvrir une serrure. Je pensai aussit?t ? ces craintes chim?riques d'?tre vol?e, dont je la savais victime, et je lui demandai si elle voulait la cassette qu'ouvrait cette clef. C'?tait une toute petite clef avec des dentelures au bout, et un cran un peu bas, comme on en fabrique pour les serrures de s?ret?, dites ? pompe. Je vis que je ne m'?tais pas tromp?. Elle put dire: oui, et, en m?me temps, ses yeux s'?clairaient.

--Mais, o? est cette cassette?... lui demandai-je encore.

Elle r?pliqua par une phrase dont il me fut impossible de saisir le sens, et, comme je la voyais retomber dans son agitation douloureuse, je la suppliai de me laisser l'interroger et qu'elle me r?pond?t par des gestes. Apr?s quelques minutes, j'?tais parvenu, de t?tonnements en t?tonnements, ? savoir qu'il s'agissait d'un coffret enferm? dans une des deux grandes armoires d'en bas, laquelle s'ouvrait par une clef attach?e aussi au trousseau. Je descendis, la laissant seule, comme elle me fit signe qu'elle le d?sirait. Je n'eus pas de peine ? trouver le coffret auquel la petite clef s'adaptait, quoiqu'il f?t plac? soigneusement derri?re un carton ? chapeaux et des ?tuis d'argenterie. Il ?tait de bois odorant, avec les initiales J. C. incrust?es en lettres de platine et d'or... J. C.--Justin Corn?lis...--Il avait donc appartenu ? mon p?re. J'ai suppos?, depuis, que ce petit meuble d'un travail d?licat et d'une capacit? moyenne, lui avait ?t? donn? en ?change de quelque coffret semblable avec d'autres initiales, par une amie qui lui avait demand? d'enfermer l? tous les menus objets qui sont les reliques d'une affection cach?e: les billets parfum?s, les voiles port?s pendant une promenade heureuse, les bouquets s?ch?s, les portraits tir?s ? un seul exemplaire. Peut-?tre, cette amie ?tait-elle la femme que j'avais si indignement soup?onn?e de complicit? dans le crime de l'h?tel Imp?rial? Puis, mon p?re s'?tait mari?. Il n'avait voulu ni conserver, ni d?truire ce souvenir d'un pass? avec lequel il rompait pour toujours, et il l'avait confi? en garde ? ma tante... Sur le moment, je ne m'en demandai pas si long, j'essayai la clef ? la serrure pour bien m'assurer que je ne me trompais pas. Je soulevai le couvercle et je regardai presque machinalement, convaincu que j'allais trouver des liasses d'obligations, quelques ?crins ? bijoux, des rouleaux de napol?ons, tout un petit tr?sor, enfin, craintivement enseveli. Au lieu de cela, je vis plusieurs paquets envelopp?s minutieusement de papier. J'en pris un et je pus lire: <> et le chiffre de l'ann?e; m?me inscription sur le deuxi?me, sur le troisi?me, sur le quatri?me. C'?tait toute la correspondance de mon p?re que ma tante conservait ainsi, avec la religion qu'elle mettait ? ne laisser ni se perdre, ni se d?t?riorer un seul des objets ayant appartenu ? celui qui avait ?t? la plus profonde tendresse de sa vie. Mais pourquoi ne m'avait-elle jamais parl? de ce tr?sor-ci, plus pr?cieux pour moi que tous les autres? Je me posai cette question en refermant le coffret. Puis, je me dis qu'elle avait sans doute voulu ne se s?parer de ces lettres qu'? la derni?re minute. Je remontai dans ces pens?es. D?s la porte je rencontrai ses yeux. Ils exprimaient une impatience et une anxi?t? d?vorantes. ? peine eut-elle la petite cassette sur son lit qu'elle l'ouvrit, saisit un paquet de lettres, puis un autre, finit par en garder un seul, remit ceux qu'elle avait retir?s, donna un tour de clef et me fit signe de porter le coffret sur la commode. Tandis que j'ex?cutais cet ordre et que j'?cartais les petits bibelots dont cette commode ?tait encombr?e, je vis la malade, dans la glace pos?e devant moi. Elle s'?tait, par un effort supr?me, retourn?e aux trois quarts, et, de sa main libre, elle essayait de lancer le paquet de lettres, qu'elle avait mis ? part des autres, dans la chemin?e plac?e ? la droite de son lit, du c?t? du chevet, ? un m?tre seulement. Mais elle put ? peine se soulever, son ?lan fut trop faible et le petit paquet de lettres roula par terre. J'accourus vers elle, afin de lui remettre la t?te sur les oreillers et le corps au milieu du lit, et alors, avec son bras impuissant, elle recommen?a de faire son grand geste triste, crispant sur le drap ses doigts amaigris, et de nouvelles larmes coul?rent de ses pauvres yeux.--Ah! comme j'ai honte de ce que je vais ?crire ici!... Je l'?crirai pourtant, car je me suis jur? d'?tre vrai jusqu'? cette faute, jusqu'? une pire encore!--Je n'avais pas eu de peine ? comprendre ce qui s'?tait pass? dans l'esprit de la malade. ?videmment, le petit paquet, tomb? sur le tapis, entre le garde-feu et la table de nuit, contenait des lettres qu'elle d?sirait d?truire pour toujours, afin que je ne les lusse pas. Elle aurait pu br?ler depuis longtemps ces feuilles dont elle redoutait pour moi la fatale influence. Je comprenais qu'elle e?t recul? d'ann?e en ann?e, de jour en jour peut-?tre, moi qui savais de quel culte idol?tre elle entourait les moindres objets ayant appartenu ? mon p?re. Ne l'avais-je pas vu conserver le buvard dont il se servait quand il venait ? Compi?gne, avec les enveloppes et le papier qui s'y trouvaient lors de sa derni?re visite? Oui, elle avait d? attendre, attendre encore, avant de se s?parer ? jamais de ces ch?res et dangereuses lettres. Puis la maladie l'avait surprise et, tout de suite, elle avait ressenti l'angoisse que ce paquet demeur?t en ma possession. Je me rendais compte qu'une d?fiance d?raisonnable, celle de ses derniers moments, l'avait emp?ch?e de demander le coffret ? Jean ou ? Julie. C'?tait l?, je le compris ? cette minute m?me, le secret de l'impatience avec laquelle la pauvre femme avait d?sir? mon arriv?e, le secret aussi du trouble o? je l'avais vue. Et maintenant ses forces l'avaient trahie. Elle avait tent? vainement de jeter les lettres dans le feu, ce feu dont elle entendait le cr?pitement sans pouvoir se soulever ni m?me regarder la flamme tant d?sir?e. Toutes ces inductions qui se pr?sent?rent d'un coup ? ma pens?e ont pris forme plus tard. Sur le moment, elles se fondirent en un immense mouvement de piti? devant l'exc?s de la souffrance de la malheureuse femme.

--Ne vous tourmentez pas, ch?re tante, lui dis-je, en ramenant la couverture jusqu'? ses ?paules; je vais br?ler ces lettres.

Elle leva des yeux remplis d'une supplication anxieuse. Je lui fermai les paupi?res avec mes l?vres, et je me baissai pour prendre le petit paquet. Sur le papier qui lui servait d'enveloppe, je lus distinctement cette date: <<1864.--Lettres de Justin.>> 1864! c'?tait la derni?re ann?e de la vie de mon p?re!--Je le sens, ce que je fis ? ce moment-l? fut inf?me; les supr?mes volont?s des mourants sont chose sacr?e. Je ne devais pas, non, je ne devais pas tromper celle qui ?tait l?, sur le point de me quitter pour toujours, et dont j'entendais le souffle devenir plus rapide ? cette seconde.--Ce fut un passage tourbillonnant d'id?es plus fortes que moi.... Si ma tante Louise tenait passionn?ment, follement, ? ce que ces lettres fussent br?l?es, c'est qu'elles pouvaient me mettre sur la voie de la vengeance... Des lettres de la derni?re ann?e de mon p?re, et dont elle ne m'avait jamais parl?, ? moi!... Je ne raisonnai pas, je n'h?sitai pas, j'aper?us dans un ?clair cette possibilit? d'apprendre... Quoi? Je ne savais pas, mais d'apprendre... Au lieu de jeter le paquet de ces lettres dans le feu, je le lan?ai ? c?t? sous un fauteuil, je revins me pencher sur la malade, et, d'une voix que je tentai de faire assur?e et calme, je lui dis que son d?sir ?tait accompli, et que les lettres br?laient. Elle me prit la main et la baisa. Comme cette caresse me fit mal! Je m'assis ? c?t? de son lit en cachant ma t?te dans les draps pour que ses yeux ne rencontrassent pas les miens. H?las! je n'eus pas longtemps ? craindre son regard. Vers les dix heures, elle s'assoupit. ? midi, son agitation recommen?a. Le pr?tre vint, ? deux heures, lui donner les sacrements. Elle eut une nouvelle attaque vers le soir qui lui enleva toute connaissance et elle mourut dans la nuit...

Ch?re morte, ce mensonge que je t'ai fait ainsi, ? ta derni?re heure, me le pardonneras-tu? En voulant que je ne lusse jamais ces lettres fatales, qui ont commenc? d'?clairer le pass? d'une si terrible lumi?re, tu esp?rais m'?pargner des soup?ons qui t'avaient tortur?e toi-m?me. Sur ton lit de mort, tu ne pensais qu'? mon bonheur. Me pardonneras-tu d'avoir rendu vaine cette pr?voyance de ton agonie? Il faut que je te parle, quoique je ne sache pas si tu peux me voir aujourd'hui, ou m'entendre, ou seulement sentir l'?motion qui va du plus intime de moi vers ta m?moire, douce morte. Vois: j'ai tant de honte de t'avoir menti, quand tu ne songeais, toi, qu'? m'?tre bonne, si bonne, si bonne qu'aucune cr?ature humaine n'a jamais ?t? meilleure pour une autre. Il faut que je te dise cela, tendre femme, qu'ils ont ensevelie parmi des draperies blanches, comme il convenait ? ton ?tre si pur. De toi, du moins, je n'ai jamais dout?. En pensant ? toi, je n'ai pas une amertume, sinon de ne t'avoir pas assez ch?rie quand tu vivais, sinon d'avoir trahi le dernier voeu qu'ait form? ton ?me. Je crois te voir avec tes yeux qui disaient que dans ton coeur il n'y avait pas une tache; mais que de blessures!... Tu viens ? moi, et tu me pardonnes, et de ta main tu caresses ma joue, triste, si triste caresse que tu m'as donn?e, avant de t'en aller dans ces t?n?bres o? les mains ne peuvent plus s'?treindre, ni les larmes se m?ler. Si la mort n'?tait pas venue sur toi trop vite, si j'avais ob?i ? ton supr?me d?sir, tu aurais emport? sous la terre le secret de tes doutes les plus douloureux. Pauvre fant?me, tu ne me bl?mes plus maintenant, n'est-ce pas, d'avoir voulu savoir? Tu ne me bl?mes plus d'avoir souffert? Il existe, pesant sur nous, une destin?e qui veut que la clart? se fasse sur la nuit du crime, que la justice reprenne son droit et que le vengeur arrive. Par quels chemins? Cette puissance le sait, et elle emploie ? son oeuvre de r?paration des armes bien ?tranges. Il ?tait dit, soeur pieuse de mon p?re, que ton culte fid?le de cette ch?re m?moire aboutirait ? r?veiller en moi la volont? qui s'endormait. Ame d?vou?e, ?me inqui?te, ne me reproche pas les tourments que je me suis donn?s, le d?vouement tragique dans lequel j'ai ab?m? ma jeunesse. Et repose, repose; que la paix descende sur le tombeau o? vous dormez votre sommeil ensemble, mon p?re et toi, dans ce cimeti?re de Compi?gne qui me recevra un jour moi aussi. Dire que ce jour pourrait ?tre demain!...

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