Read Ebook: André Cornélis by Bourget Paul
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Ebook has 321 lines and 70956 words, and 7 pages
--Est-ce que c'est une mani?re d'entrer dans un salon? reprit, de son c?t?, M. Termonde.
Sa voix s'?tait faite brutale comme son geste. En me prenant le bras, il m'avait serr? assez fort pour que, le soir, j'eusse trouv? une marque noire ? la place o? ses doigts m'avaient ?treint. Ce ne fut ni cette phrase insolente ni la souffrance de cette ?treinte qui me firent demeurer comme stupide et le coeur oppress?. Non, mais d'entendre ma m?re qui r?pondait:
--Ne le grondez pas trop, il est si jeune... Il se corrigera...
Elle bouclait mes cheveux de ses doigts, et, dans ses paroles, dans leur accent, dans son regard, dans son demi-sourire, je surprenais une timidit? singuli?re, presque une supplication adress?e ? cet homme qui fron?ait le sourcil en tirant sa moustache de ses doigts nerveux, comme impatient de ma pr?sence. De quel droit m'avait-il parl? en ma?tre et chez nous, lui, un ?tranger? Pourquoi avait-il port? la main sur moi, si l?g?rement que ce f?t? Oui, de quel droit? Est-ce que j'?tais son fils ou son ?l?ve? Pourquoi ma m?re ne me d?fendait-elle pas contre lui? M?me si j'?tais fautif, je ne l'?tais qu'envers elle. Un acc?s de col?re s'empara de moi, qui me donna une envie furieuse de sauter sur M. Termonde, comme une b?te, de le griffer au visage et de le mordre. Je le regardai avec rage, et aussi ma m?re, et je m'en allai de la chambre, sans rien r?pondre. J'?tais boudeur, d?faut douloureux qui tenait ? mon excessive et presque morbide sensibilit?. Toutes mes ?motions s'exag?raient, en sorte que je me f?chais pour des riens, et que de revenir m'?tait un supplice. L'impression de la honte ? dompter ?tait trop forte. M?me mon p?re avait eu beaucoup de peine ? triompher autrefois de ces acc?s de susceptibilit? bless?e, durant lesquelles je luttais contre mes propres attendrissements avec une col?re froide et contenue, qui me soulageait tout ensemble et me torturait. Je me connaissais cette infirmit? morale, et, avec la bonne foi d'un enfant tr?s honn?te, j'en rougissais. Ce me fut donc un comble d'humiliation que M. Termonde, au moment o? je sortais de la chambre, d?t ? ma m?re:
--En voil? pour huit jours de bouderie maintenant. C'est un caract?re vraiment insupportable...
Ce dernier mot eut cet avantage que je mis un point d'honneur ? le d?mentir et que je ne boudai pas. Mais cette simple sc?ne m'avait trop profond?ment ulc?r? pour que je l'eusse oubli?e, et voici que tout mon ressentiment se r?veillait ? mesure que je faisais ce r?cit ? ma tante. H?las! ma double vue presque inconsciente d'enfant trop sensible ne s'y trompait pas. C'?tait toute l'histoire de ma jeunesse que cette sc?ne pu?rile et douloureuse symbolisait ainsi: mon invincible antipathie envers l'homme qui allait occuper la place de mon p?re, et la partialit? aveugle, en sa faveur, de celle qui aurait d? me d?fendre d'abord et toujours.
--Il me d?teste, disais-je en pleurant ? ma tante Louise, que lui ai-je fait?...
--Calme-toi, r?pondait l'excellente fille; tu es l?, comme ton pauvre p?re, ? outrer toujours tes moindres chagrins... Et puis, t?che d'?tre gentil pour lui, ? cause de ta m?re, de ne pas t'abandonner ? ces violences qui me font peur... Ne t'en fais pas un ennemi, ajouta-t-elle.
C'?tait si simple qu'elle me parl?t de la sorte, et cependant son insistance me parut un peu ?trange, d?s ce moment-l?. Je ne sais pourquoi aussi elle me sembla comme surprise de ma r?ponse ? sa question: <
--Il faut que tu leur ?crives d?s ce soir, dit-elle enfin.
Leur ?crire! Cette simple formule me fit mal. Ils ?taient unis. Jamais, jamais je ne pourrais plus penser ? l'un sans penser ? l'autre.
--Et vous? demandai-je ? ma tante.
--J'ai d?j? ?crit, r?pondit-elle.
--Et quand se fait le mariage?
--Il est fait d'hier, fit-elle d'une voix si basse que je l'entendis ? peine.
--Et o?? demandai-je de nouveau apr?s un silence.
--? la campagne, chez des amis communs, dit-elle; et, tout de suite:--Ils ont pr?f?r? que tu n'y fusses pas, pour ne pas d?ranger tes vacances. Ils sont partis pour trois semaines, puis ils viendront te voir ? Paris avant d'aller en Italie... Moi, tu sais que je ne suis pas assez bien pour voyager. Je te garderai jusque-l?... Sois doux, ajouta-t-elle, et va ?crire.
J'avais bien d'autres questions ? lui poser, bien d'autres larmes ? r?pandre. Je me contins pourtant, et, un quart d'heure plus tard, j'?tais assis dans le salon de la bonne et ch?re tante, et ? son bureau. Que j'aimais cette pi?ce du rez-de-chauss?e qu'une porte-fen?tre s?parait du jardin! C'?tait une chambre tapiss?e de souvenirs. ? c?t? du secr?taire ancien, je pouvais voir, appendus au mur dans leurs cadres de toutes formes, les portraits de ceux que la sainte fille avait aim?s et qui ?taient morts. Que ce petit coin fun?bre remuait doucement ma r?verie! Il y avait l? une miniature colori?e, repr?sentant mon arri?re-grand'm?re, la m?re de mon a?eule, en costume du Directoire, avec une taille courte et des cheveux ? la Prudhon. Il y avait encore mon grand-oncle, son fils, une miniature aussi. Quel aimable et important visage ? toupet d'admirateur de Louis-Philippe et de M. Thiers! Il y avait mon grand-p?re paternel avec sa rude physionomie de parvenu,--et mon p?re ? tous les ?ges. Plusieurs de ces portraits, d?j? tr?s anciens, avaient ?t? faits au daguerr?otype; la lumi?re qui jouait sur les plaques ? demi effac?es rendait difficile de bien distinguer tous les traits. Une biblioth?que basse r?gnait un peu plus loin, o? je retrouvais tous les livres de prix de mon p?re, gard?s pieusement. Mon Dieu! comme je me sentais prot?g? par les porti?res en velours vert travers?es de longues bandes de tapisseries,--chef-d'oeuvre de ma tante,--qui tombaient ? gros plis sur les portes! Comme je regardais avec complaisance le tapis aux nuances pass?es, dont j'avais, tout petit, voulu cueillir les fleurs! C'?tait une des l?gendes de ma premi?re enfance, de ces anecdotes qui se redisent sur un fils qu'on ch?rit et qui lui font sentir combien les moindres d?tails de son existence ont ?t? regard?s, compris, aim?s. J'ai touch? plus tard la glace de l'indiff?rence... Ma tante surtout, parmi ces meubles aux formes d?mod?es, comme je l'aimais, avec son visage o? je ne lisais que tendresse absolue pour moi, avec ses yeux dont le regard me faisait du bien ? une place myst?rieuse de mon ?me! Je la sentais si voisine de moi par la seule ressemblance avec mon p?re,--et ce jour-l? davantage encore,--si bien que je me levai quatre ou cinq fois de table pour l'embrasser dans l'intervalle du temps que je mis ? ?crire ma lettre de f?licitations adress?e au pire ennemi que je me connusse au monde.--Et ce fut la seconde date ineffa?able de ma vie.
Ineffa?ables? Oui, ces deux dates le sont demeur?es, et elles seules... Lorsque je reviens en arri?re, toujours et toujours je me heurte ? elles. Mon p?re assassin?, ma m?re remari?e, ces deux id?es ont si longtemps pes? sur mon coeur. Les autres enfants ont des ?mes mobiles, souples et qui se pr?tent ? toutes les sensations. Ils se donnent en entier ? la minute pr?sente. Ils vont, ils viennent d'une gaiet? ? une peine, oubliant, chaque soir, ce qu'ils ont ?prouv? le matin, nouveaux ? tous les aspects du sentier tournant de leur vie... Et moi, non!... Mes deux souvenirs r?apparaissaient sans cesse devant ma pens?e. Une hallucination continue me montrait le profil du mort sur l'oreiller du lit au pied duquel pleurait ma m?re,--ou bien j'entendais la voix de ma tante, m'annon?ant l'autre nouvelle. Je revoyais son visage triste, ses yeux bruns, les rubans noirs de son bonnet qui tremblaient au vent de l'apr?s-midi de septembre. Puis j'?prouvais, comme alors, l'impression de d?chirure intime que j'avais ressentie par deux fois, combien cruelle, combien ingu?rissable! Aujourd'hui encore que je m'essaye ? retrouver l'histoire de mon ?me, de l'Andr? Corn?lis v?ritable et solitaire, je ne rencontre pas un souvenir qui ne disparaisse devant ces deux-l?, pas une phase de ma jeunesse que ces deux faits premiers ne dominent, qu'ils n'expliquent, qu'ils ne contiennent en eux, comme le nuage contient la foudre, et l'incendie, et la ruine des maisons frapp?es de cette foudre. Par del? toutes les images qui assi?gent ma m?moire me repr?sentant celui que je fus, durant mes longues ann?es d'enfance et de jeunesse, ce sont toujours ces deux journ?es de malheur que j'aper?ois en arri?re. Fond sinistre du tableau de ma vie, morne horizon d'un plus morne pays...
Quelles images?... Une grande cour plant?e d'arbres anciens, des enfants qui jouent, par une fin de jour en automne, et d'autres enfants qui ne jouent pas, mais qui regardent, s'appuient au tronc des arbres jaunis, ou se prom?nent avec des airs de petites cr?atures abandonn?es... C'est le pr?au du lyc?e de Versailles. Les ?coliers joueurs sont les anciens; les autres, les timides, les exil?s, sont les nouveaux, et je suis l'un d'eux. Voici quatre petites semaines que ma tante me disait le mariage de ma m?re, et d?j? ma vie est toute chang?e. ? mon retour des vacances, il a ?t? d?cid? que j'entrerais comme interne au coll?ge. Ma m?re et mon beau-p?re entreprennent un voyage en Italie qui durera jusqu'? l'?t?. M'emmener? Il n'en a pas ?t? question une seconde. Me laisser externe ? Bonaparte sous la surveillance de ma tante qui viendrait s'?tablir ? Paris? Ma m?re a propos? ce moyen, que mon beau-p?re a repouss? tout de suite avec des arguments trop raisonnables. Pourquoi imposer un tel sacrifice d'habitudes ? une vieille fille? Pourquoi redouter cette rudesse de l'internat qui fa?onne les caract?res?
--Et il a besoin de cette ?cole, a-t-il ajout? en me regardant avec des yeux froids, comme au moment o? il m'a serr? le bras si fort. Bref, on a r?solu que je serais pensionnaire, mais pas dans un coll?ge de Paris.
--L'air y est trop mauvais..., a dit mon beau-p?re.
Pourquoi ne lui sais-je aucun gr? du souci qu'il semble prendre de ma sant?? Je ne pr?vois pourtant gu?re ce qu'il pr?voit d?j?, lui, l'homme qui veut m'?carter ? jamais de ma m?re, qu'il sera plus ais? de me laisser interne dans un coll?ge situ? hors de la ville, quand ils reviendront. Quel besoin a-t-il de ces calculs? Est-ce qu'il ne lui suffit pas d'?noncer une volont? pour que Mme Termonde lui ob?isse? Comme je souffre lorsque j'entends sa voix, ? elle, lui dire <
--Ah! il vient de Bonaparte... le coll?ge des muscadins...
Elle est venue,--et avec lui. Dans ce parloir, d?cor? de mauvais portraits des ?l?ves qui ont obtenu le prix d'honneur au concours g?n?ral, elle s'est assise. Mes camarades causaient aussi avec leurs m?res, mais laquelle ?tait digne d'?tre aim?e comme la mienne? Avec la sveltesse de sa taille, la gr?ce de son cou un peu long, ses yeux profonds, son fin sourire, encore une fois elle m'est apparue si belle! Et je n'ai rien pu lui dire parce que mon beau-p?re, <
D'autres images surgissent qui me montrent notre salle d'?tude pendant les soirs de ce premier hiver de mon emprisonnement. Le po?le de fonte rougeoie au milieu de cette salle ?clair?e au gaz. Un bol rempli d'eau est pos? sur le couvercle de peur que la chaleur ne nous ent?te. Tout le long des murs court la ligne de nos pupitres, et derri?re chacun de nous se trouve un petit placard o? nous rangeons nos livres et nos papiers. Un grand silence p?se sur la vaste pi?ce, rendu comme plus perceptible par le bruissement des feuillets tourn?s, le grincement des plumes, et une toux ?touff?e de moment ? autre. Le ma?tre se tient l?-bas, sur une estrade haute de deux marches. Il s'appelle Rodolphe Sorbelle, et il est po?te. L'autre jour, il a laiss? tomber de sa poche un papier charg? de ratures sur lequel nous avons d?chiffr? les vers suivants:
Autres images.--Trois ann?es se sont ?coul?es depuis le soir d'automne o? une voiture de place nous a d?pos?s, mon beau-p?re et moi, dans ce coin d'une des avenues du vieux Versailles qu'attriste la muraille du coll?ge. Je devais passer dans ce coll?ge dix mois seulement, ceux que ma m?re passerait, elle, en Italie. Oui, c'?tait un soir de l'automne de 1866,--nous voici dans l'hiver de 1870, et je suis demeur? interne dans ce lyc?e <
Et encore, appliquant ces vers ? notre lyc?e dont les moeurs sont celles de tous les internats:
Nous sommes devenus sceptiques et misanthropes. Nous jouons ? l'ath?isme d?sesp?r?, comme Parizelle et Rocquain jouent ? la d?bauche, Gervais au sport et au chic, d'autres ? la politique et d'autres ? l'amour. Le p?re Sorbelle, renvoy? du lyc?e, vient de publier un pamphlet o? il se peint lui-m?me sous le pseudonyme de Lebros, et le proviseur sous le nom de M. Bifteck. Ce petit livre nous occupe tout cet hiver et nous d?cide ? une conspiration qui n'aboutit pas. Nous voil? jouant aux r?volutionnaires. L'?trange discipline que celle de ces inf?mes coll?ges, o? les adolescents g?tent leurs ann?es d'innocence heureuse par la copie pu?rile et anticip?e des passions dont ils souffriront r?ellement un jour;--tels les enfants qui doivent mourir ? la guerre, et font les soldats avec leurs boucles blondes et leurs rires gais! H?las! le jeu, pour moi, a fini trop vite.
C'?tait pourtant mon home, l'endroit o? je me sentais vraiment chez moi,--ce maussade coll?ge avec ses cours st?riles, ses ?tudes renferm?es, son r?fectoire empoisonn? d'odeur de vaisselle, ses classes dont les pupitres ?taient tatou?s d'inscriptions au canif, ses dortoirs aux lavabos douteux. J'aimais ce bagne qui tenait de la caserne et de l'h?pital, parce que l? du moins je ne retrouvais pas la preuve incessante de mon double malheur. Je m'y d?tendais, apr?s tout, dans la na?vet? de mon ?ge, et je cessais de m'hypnotiser dans l'id?e fixe du meurtrier de mon p?re ? d?couvrir et de mon beau-p?re ? d?tester. Mes jours de sortie ?taient pour moi des jours de supplice qui m'auraient fait appr?hender avec terreur la fin de mes ann?es de lyc?e, si je n'avais su qu'au lendemain de mon baccalaur?at j'aurais ma fortune et que je pourrais m'adonner tout entier ? la recherche qui devait ?tre le but supr?me de ma vie. Je m'?tais jur? d'atteindre, moi, ce myst?rieux assassin que la justice n'avait pas d?couvert, et je trouvais dans cette r?solution, que je gardais au fond de moi sans jamais en parler, une extraordinaire force morale. Cela ne m'emp?chait pas de souffrir pour des v?tilles, aussit?t que ces v?tilles me devenaient des signes que j'?tais deux fois orphelin... Qu'ils me sont de nouveau pr?sents les supplices de ces jours de sortie! Quand le domestique qui doit me conduire chez ma m?re vient me chercher, ces dimanches-l?, vers les huit heures, je reconnais ? son sans-g?ne que je ne suis plus le fils de la maison, l'enfant-roi auquel la servilit? des gens tient ? plaire. Celui-ci, cet inf?me Fran?ois Niquet, avec son menton ras?, son oeil insolent, ne l?ve pas son chapeau quand j'arrive au parloir o? il m'attend. Quelquefois, et lorsque le temps est mauvais, il se permet de bougonner. Il allume sa pipe dans le compartiment du vagon, sans me demander la permission, et la fum?e du tabac m'?coeure. Je mourrais plut?t que de lui faire une observation; car il m'est arriv? une fois de me plaindre du valet de chambre de mon beau-p?re, un m?chant dr?le ? qui l'on a donn? raison, et depuis lors j'ai d?cid? que jamais plus je ne m'exposerais ? cet affront. D'ailleurs, j'ai d?j? trop souffert, et souffrir, ainsi apprend ? m?priser... Le train marche sans que j'?change cinquante mots avec ce manant. Je sais que je passe pour tr?s fier et tr?s difficile; mais par la m?me disposition d'esprit qui, tout enfant, me rendait boudeur, j'aime ? d?plaire ? qui me d?pla?t... ? travers ce silence et la fumerie du rustre, nous arrivons ? la gare Montparnasse. Jamais une voiture qui m'attende, quelque temps qu'il fasse. Nous allons ? pied jusqu'au boulevard de Latour-Maubourg, le long des avenues bord?es de masures, d'hospices et de boutiques de bric-?-brac. Nous contournons l'?glise Saint-Fran?ois-Xavier avec ses deux gr?les tours, puis nous traversons la place des Invalides et nous voici devant notre h?tel. Je hais la figure de la maison. Je hais le concierge, une autre cr?ature de M. Termonde, et sa large face, o? je lis une hostilit? qui n'est sans doute qu'une enti?re indiff?rence. Mais tout se transforme pour moi en signe de haine, depuis ces visages des domestiques jusqu'au visage de ma chambre. M. Termonde m'a pris ma chambre d'autrefois, une belle et claire pi?ce inond?e de soleil avec une fen?tre ouverte sur le jardin et une porte sur la chambre de ma m?re. J'occupe maintenant une esp?ce de grand cabinet, au Nord, d'o? j'ai pour unique vue un chantier de bois. Quand j'arrive ? la maison par ces matins de dimanche, c'est l? que je dois monter, en attendant que ma m?re soit lev?e et puisse me recevoir. On ne s'est pas donn? la peine d'allumer du feu; j'en demande, et tandis que le domestique accroupi souffle sur les fagots, je m'assieds sur une chaise, je regarde le portrait de mon p?re, exil? aujourd'hui chez moi, apr?s avoir si longtemps figur? sur un chevalet, drap? d'une ?toffe noire, dans le petit salon de maman. L'odeur du bois humide qui s'enflamme, ?cre et forte, se m?le ? la fade senteur de cette pi?ce que l'on n'a pas a?r?e de toute la semaine. J'ai l? quelques minutes am?res ? passer. Ces mesquines douleurs me font sentir l'abandon moral o? je suis plong?, plus cruellement. Et ma m?re vit, elle respire ? quelques pas de moi,--et elle m'aime!
Maintenant que je jette un regard lucide sur cette jeunesse malheureuse, je reconnais que mon caract?re entra pour beaucoup dans le malentendu qui n'a pas cess? entre cette pauvre m?re et moi. Oui, elle m'aimait et elle aimait en m?me temps son mari. C'?tait ? moi de lui expliquer la sorte de peine qu'elle me causait, en unissant dans son coeur et en m?langeant ces deux tendresses. Elle m'aurait compris, elle m'aurait ?pargn? cette suite de petits chagrins muets qui ont fini par nous rendre impossible toute explication intime. Ces matins de mes jours de sortie, quand je la retrouvais vers les onze heures, avant le d?jeuner, elle attendait de moi un ?lan, une effusion, comment e?t-elle su que la pr?sence de son mari me paralysait, de m?me que jadis au moment de nos adieux, lors de son d?part pour l'Italie? C'?tait un myst?re inintelligible pour elle que cette incapacit? absolue de montrer mon ?me, cette atonie qui m'accablait aussit?t que nous n'?tions plus seuls, elle et moi, moi et elle,--et nous ne l'?tions jamais. Il n'est presque pas de visite ? Versailles,--elle venait une fois la semaine, le mercredi,--durant laquelle mon beau-p?re ne l'ait accompagn?e. Je ne lui ai pas ?crit une lettre qu'elle ne l'ait montr?e ? son mari, comme elle faisait de toutes ses autres lettres. Je savais si bien son habitude, et qu'elle devait dire: <
De ces ab?mes de silence o? je roulais par ces jours tristes de mes sorties, avec quel int?r?t passionn? je suivais les conversations qui se tenaient devant moi, surtout durant les d?jeuners et les d?ners que nous prenions ? d'autres heures que du vivant de mon p?re, dans la salle ? manger meubl?e ? nouveau comme tout l'h?tel! Et cette nouveaut? d'ameublement ?tait bien le symbole de la nouveaut? de la vie de ma m?re. M. Termonde, fils d'un agent de change et qui avait travers? la diplomatie, se trouvait avoir conserv? des relations toutes diff?rentes de celles qui ?taient les n?tres autrefois. Ma m?re et lui ?taient lanc?s dans cette soci?t? cosmopolite et m?l?e que d?s lors on appelait la soci?t? ?l?gante. Qu'?taient devenus les habitu?s des rares soir?es que mon p?re donnait rue Tronchet? Il y avait bien trois ou quatre personnes ? d?ner, pas plus, qui venaient, les dames en robe montante et les hommes en redingote. On causait politique et affaires. Un ancien ministre du roi Louis-Philippe, rentr? au barreau, ?tait l'oracle de ce cercle. On mangeait ? six heures et demie ces jours-l? au lieu de sept heures, parce que le vieil homme d'?tat se retirait ? dix heures. Dans ce coin de bourgeoisie riche et simple, aller au th??tre ?tait un ?v?nement et un bal faisait ?poque. Du moins les choses se repr?sentaient ainsi ? mon imagination d'enfant. Maintenant le vieil homme d'?tat ne venait plus, ni Mme Largeyx, la veuve de l'ing?nieur que mon p?re citait toujours comme mod?le ? maman, et celle-ci appelait plaisamment la vieille dame <
Comment aurais-je parl? de ce petit monde, avec ses petits int?r?ts, ses petites passions, ? une femme qui d?nait chez la duchesse d'Arcole, qui avait pour amies intimes une mar?chale, deux marquises, et dont les f?tes ?taient racont?es dans les journaux? Ma m?re ?tait ? pr?sent la belle Madame Termonde, et son nouveau nom avait si bien remplac? son nom d'autrefois, que je me trouvais presque le seul ? me souvenir qu'elle ?tait aussi la veuve de M. Corn?lis,--celui dont les m?mes journaux avaient d?taill? autrefois la fin sinistre.--Elle-m?me l'avait-elle oubli?? Se le rappelait-elle?...
<
Pauvre tante! Elle me croyait l'?me plus forte que je ne l'avais. Il n'?tait pas besoin de ses conseils pour emp?cher que je ne me consumasse tout entier ? suivre ce d?sir de vengeance qui avait ?t? l'?toile fixe de ma premi?re jeunesse, le phare couleur de sang allum? dans ma nuit! Ah! les r?solutions de l'adolescence, les serments d'Annibal faits avec nous-m?mes, le r?ve de consacrer notre ?nergie ? un unique but et qui ne change pas,--la vie se charge de balayer tout cela, p?le-m?le avec les g?n?reuses illusions, les enthousiasmes na?fs, les nobles espoirs. Entre le gar?on de quinze ans, malheureux mais si fier, que j'?tais en 1870, et le jeune homme que je me trouvais ?tre en 1878, huit ann?es seulement plus tard, quelle diff?rence, quelle diminution d?j?!... Et dire que sans des hasards, si impossibles ? pr?voir, je le serais encore, ce jeune homme, dont j'ai l?, tandis que j'?cris, le portrait accroch? au-dessus de ma table de travail. Certes, les visiteurs qui regard?rent ce portrait au Salon de cette ann?e-l?, parmi tant d'autres, n'ont pas soup?onn? qu'il repr?sentait le fils d'un p?re assassin? si tragiquement. Je la regarde, ? mon tour, cette image banale d'un Parisien banal, avec son teint p?li par les veilles imb?ciles, avec ses yeux o? aucune forte volont? n'allume son ?clair, avec ses cheveux coup?s ? la mode, la correction de toute sa tenue, et je demeure ?tonn? moi-m?me de songer que j'aie pu vivre comme je vivais ? cette ?poque-l?. Mais quoi? Entre les malheurs qui ont frapp? mon enfance et les tout derniers qui viennent de me bouleverser pour toujours, mon existence ne s'?tait-elle pas ?coul?e, si vulgaire, si terne, si pareille ? celle du premier venu? Notons-en les simples ?tapes.--Dans la seconde moiti? de 1870, c'est la guerre. L'invasion me surprend ? Compi?gne, o? je suis en vacances aupr?s de ma tante. Mon beau-p?re et ma m?re passent le si?ge ? Paris, moi je travaille chez un vieux pr?tre de la petite ville, celui qui a fait faire ? mon p?re sa premi?re communion. Dans l'automne de 1871, je rentre ? Versailles en rh?torique. En 1873, au mois d'ao?t, je suis bachelier, je fais tout de suite mon volontariat d'un an ? Angers et dans des conditions parfaitement douces. Le colonel ?tait le p?re de mon vieux camarade Rocquain. En 1874, et sur le conseil de mon beau-p?re, on m'?mancipe. C'?tait le moment o? je devais commencer mon oeuvre de justicier; et, quatre ans plus tard, en 1878, je n'avais pas accompli cette vengeance qui avait ?t? le tragique roman et comme la religion de mon ?me d'enfant; je ne l'avais pas accomplie,--et je m'en occupais plus.
Cette indiff?rence me faisait honte, quand j'y songeais,--cruellement. Mais je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne r?sultait pas tant de la faiblesse de ma nature, que de causes ?trang?res ? moi qui eussent agi de m?me sur tout jeune homme plac? dans ma situation. D?s l'abord et quand je m'attaquai ? ma besogne de fils vengeur, un obstacle se dressa devant moi, infranchissable. Il est aussi ais? que sublime de s'exalter, de se prendre la main, de se dire: je jure de ne pas m'arr?ter avant d'avoir puni le coupable. Dans la r?alit?, on n'agit jamais que par d?tails, et que pouvais-je? Il me fallait proc?der comme la justice, recommencer l'enqu?te qu'elle avait pouss?e jusqu'? son extr?mit? sans rien d?couvrir. Je m'abouchai avec le juge d'instruction, maintenant conseiller ? la Cour, qui avait conduit l'affaire. C'?tait un homme de cinquante ans, aux moeurs tr?s simples, qui habitait, dans l'?le Saint-Louis, le premier ?tage d'une antique maison d'o? la vue s'?tendait sur Notre-Dame, le Paris primitif et la Seine, mince ? cet endroit comme un canal. M. Massol, c'?tait son nom, voulut bien se pr?ter ? reprendre avec moi l'analyse des donn?es fournies par l'instruction...--Sur la personnalit? de l'assassin, aucun doute, non plus que sur l'heure du crime. Mon p?re avait ?t? tu? entre midi et demi et deux heures, sans lutte, par ce personnage ? haute taille, ? larges ?paules, dont les extraordinaires d?guisements annon?aient, d'apr?s le magistrat, un <
En m?me temps que ce sentiment de l'impossible d?courageait mon effort, les facilit?s soudaines de ma nouvelle existence contribuaient ? d?tendre en moi le ressort de la volont?. Durant mes ann?es de coll?ge, les souffrances de la jalousie con?ue ? l'?gard de mon beau-p?re, les d?ceptions de mes tendresses comprim?es, la m?diocrit?, la pauvret? des choses autour de moi, dix influences de chagrin avaient entretenu l'ardeur inqui?te de mon coeur. Cela aussi avait chang?. Certes, je continuais ? aimer profond?ment, douloureusement ma m?re, mais sans plus lui demander ce que je savais qu'elle ne me donnerait pas, ma place unique, mon asile ? part dans sa tendresse. J'acceptais son caract?re au lieu de me r?volter l? contre. Je n'avais pas cess? non plus de tenir mon beau-p?re en une sombre antipathie, mais je ne le ha?ssais plus avec la m?me violence. Ses proc?d?s avec moi depuis ma sortie du coll?ge avaient ?t? irr?prochables. De m?me qu'il s'?tait fait, durant mon enfance, un point d'honneur de ne jamais ?lever la voix en me parlant, il semblait qu'il se piqu?t de n'intervenir en rien dans la direction de ma vie d'homme fait. Lorsque, mon baccalaur?at pass?, je d?clarai que je ne voulais suivre aucune carri?re, sans en donner de raison,--en r?alit? pour me d?vouer tout entier ? l'id?e fixe de mon oeuvre de justice,--il ne trouva pas un mot de critique pour cette ?trange r?solution. Ce fut lui qui la fit admettre par ma m?re, lui encore qui voulut qu'on m'?mancip?t. Quand on me remit en mains ma fortune, il se trouva que ma m?re, qui m'avait servi de tutrice, et mon beau-p?re, son co-tuteur, s'?taient entendus pour ne pas toucher ? mes revenus durant toute mon ?ducation; ces revenus s'?taient capitalis?s et j'h?ritai, non pas de sept cent cinquante mille francs, mais de plus d'un million. Si p?nible que me f?t l'obligation de la reconnaissance envers celui que je consid?rais depuis des ann?es comme mon ennemi, je dus m'avouer qu'il agissait envers moi en tr?s galant homme. Il n'existait aucune contradiction, je le sentais trop, entre cette d?licatesse de proc?d?s et la duret? avec laquelle il m'avait intern? au coll?ge et comme rel?gu? en exil. Pourvu que je renon?asse ? me mettre en tiers entre lui et sa femme, il n'aurait avec moi que des rapports de parfaite courtoisie. Mais il fallait que je fusse hors de la maison maternelle. Il voulait r?gner tout entier sur le coeur et sur la vie de celle qui portait son nom. Comment aurais-je lutt? contre lui? Comment aussi l'aurais-je bl?m?, puisque je comprenais si bien qu'? sa place et jaloux comme j'?tais, ma conduite e?t ?t? pareille?... Je c?dai donc par impuissance ? combattre une tendresse qui rendait ma m?re heureuse, par d?go?t de soutenir la froideur quotidienne de mes relations avec elle et lui, par espoir, d'ailleurs, de me trouver plus apte ? ma t?che de justicier, une fois libre. Moi-m?me je demandai qu'on me laiss?t quitter la maison, de sorte qu'? dix-neuf ans j'avais mon ind?pendance absolue, un appartement ? moi, que je choisis avenue Montaigne, tout pr?s du rond-point des Champs-?lys?es, plus de cinquante mille francs de rente, une porte ouverte dans chacun des salons que fr?quentait ma m?re, et une porte ouverte aussi dans tous les endroits o? l'on s'amuse. Comment aurais-je r?sist? aux entra?nements qu'une pareille situation comporte?
Oui, j'avais r?v? d'?tre le Vengeur, le Justicier, et je me laissai rouler presque aussit?t par le tourbillon de cette vie de plaisir dont ceux qui la voient du dehors ne peuvent mesurer le pouvoir destructeur. C'est une existence futile et d?vorante qui vous d?chiquette vos heures comme elle vous d?chiquette l'?me, qui met en charpie fil par fil l'?toffe irr?parable du temps et l'?toffe plus pr?cieuse encore de notre ?nergie. Je me trouvais, par rapport ? ma besogne de vengeur, incapable d'agir imm?diatement--? quoi et ? qui m'attaquer?--Je m'abandonnai donc ? toutes les occasions qui s'offraient de tromper mon inaction par du mouvement, et bient?t les journ?es se pr?cipit?rent, les unes apr?s les autres, parmi ces mille distractions qui deviennent, pour les ?l?gants de m?tier, comme un code de devoirs ? remplir. Avec la promenade au Bois le matin, les visites dans l'apr?s-midi, les d?ners en ville, les parties de th??tre, et, apr?s minuit, les s?ances de jeu au cercle ou de d?bauche, ailleurs,--comment trouver le loisir de suivre un projet? J'eus des chevaux, quelques intrigues, un duel ridicule o? du moins le fond d'id?es tragiques sur lequel je vivais, malgr? tout, me servit ? bien me tenir. Une femme de quarante ans me persuada que je l'avais s?duite, je fus son amant; puis je me persuadai, moi, que j'?tais amoureux d'une autre femme, une grande dame russe, ?tablie ? Paris. Celle-l? ?tait, elle est encore une de ces illustres com?diennes du monde, qui emploient ? s'entourer d'une cour d'adorateurs, plus ou moins r?compens?s, toutes les s?ductions du luxe, de l'esprit et de la beaut?, sans une r?verie dans la t?te, sans une ?motion dans le coeur, avec les plus adorables dehors des plus d?licates r?veries et des plus fines ?motions. Je menai cette existence d'esclave attach? aux caprices d'une coquette sans ?me pendant six mois environ. Je me consolai des fausset?s de cette cabotine exotique en m'acoquinant avec une fille entretenue. Cette nouvelle aventure me prouva que la galanterie demi-mondaine ne vaut pas beaucoup mieux que l'autre. Les femmes du monde sont intol?rables de mensonge, de pr?tention et de vanit?; les autres de vulgarit?, de sottise, et de sordide amour du lucre. J'oubliai ces liaisons absurdes aux tables de jeu, tout en me rendant bien compte de la mis?re de ce divertissement, qui ne cesse de devenir insipide que pour devenir hideux, comme un bon calcul d'argent ? gagner sans travail. Il y avait en moi quelque chose d'effr?n? ? la fois et de d?go?t? qui me poussait ? outrer tout ensemble et ? fl?trir mes sensations. Il est vrai de dire que je ne pouvais me donner enti?rement ? aucune. Je retrouvais toujours, dans les plus intimes replis de mon ?tre, le souvenir de mon p?re, qui m'empoisonnait toutes mes pens?es, comme ? leur source. Lorsque, vers les trois heures du matin, je traversais la ville en voiture pour regagner mon appartement d'o? j'?tais sorti ? sept heures, habill? comme ? Londres, en cravate blanche, en petits souliers, un bouquet ? la boutonni?re de mon frac, mon portefeuille bourr? de billets de banque, je regardais le ciel de la nuit, les nuages qui couraient sur les ?toiles, la froide et p?le lune, les vastes rues noires avec la guirlande de leurs becs de gaz, et une ?motion inexprimable s'?veillait en moi qui me faisait sentir que toute existence est un r?ve. Une impression d'obscur fatalisme envahissait mon esprit malade. C'?tait si ?trange que je v?cusse, moi, comme je vivais, et je vivais ainsi pourtant, et le moi visible ressemblait si peu au moi intime! Une destin?e pesait-elle donc sur moi, pauvre ?tre, comme sur l'univers entier? <
Un coup de foudre me r?veilla de ce l?che sommeil de ma volont?. Ma tante Louise fut frapp?e d'une attaque de paralysie. C'?tait vers la fin de cette morne ann?e de 1878, au mois de d?cembre. J'?tais rentr? le soir, ou plut?t le matin, apr?s avoir gagn? au jeu quelques milliers de francs. Des lettres m'attendaient et une d?p?che. Je d?chirai l'enveloppe bleue en chantonnant un air ? la mode, une cigarette aux l?vres, et sans me douter que j'allais apprendre un ?v?nement qui deviendrait, apr?s la mort de mon p?re et le second mariage de ma m?re, la troisi?me grande date de ma vie. Le t?l?gramme, sign? du nom de Julie, mon ancienne bonne, m'annon?ait la maladie soudaine de ma tante et me demandait de venir aussit?t, bien qu'on esp?r?t la sauver. Un d?tail me rendit cette subite nouvelle plus affreuse encore. J'avais re?u de ma tante une lettre, il y avait juste huit jours, dans laquelle la pauvre se plaignait, ? son ordinaire, de ne pas me voir, et ma lettre de r?ponse, ? moi, ?tait l?, sur ma table de travail, ? demi-?crite. Je ne l'avais pas achev?e. Dieu sait pour quelle futile raison? Il ne faut rien moins que l'arriv?e de la sinistre visiteuse, la mort, pour nous faire comprendre que nous devons nous h?ter de bien aimer ceux que nous aimons, si nous ne voulons pas qu'ils s'en aillent ? jamais, avant que nous ne les ayons assez aim?s. ? l'anxi?t? que me causa le danger o? se trouvait la ch?re vieille fille se m?langea le remords de ne pas lui avoir t?moign? assez combien elle m'?tait ch?re. Il ?tait deux heures du matin, le premier train pour Compi?gne partait ? six heures, elle pouvait mourir dans l'intervalle... Qu'elles furent longues ces minutes d'attente que je tuai en repassant dans mon esprit, avec une amertume extr?me, tous mes torts envers cette soeur unique de mon p?re, ma seule vraie parente! La possibilit? d'une irr?parable s?paration me faisait me juger si ingrat! Mon malaise moral augmenta encore dans le vagon, tandis que je traversais, ? la triste clart? d'une aube d'hiver, le paysage parcouru si souvent jadis. Je redevenais, en reconnaissant chaque d?tail, le coll?gien qui allait l?-bas, le coeur d?bordant de tendresses in?panch?es, le cerveau charg? du poids d'une redoutable mission. Je devan?ais en pens?e le train si lent ? mon gr?. J'?voquais ce visage aim?, si simple et si loyal, cette bouche aux l?vres un peu fortes, ces yeux doubl?s de tant de bont?, que cernaient des paupi?res pliss?es, machur?es, comme rong?es par les larmes, ces bandeaux grisonnants. Dans quel ?tat la reverrais-je? Peut-?tre si cette nuit de repentir, cette angoisse, tout ce trouble int?rieur n'avaient pas tendu mes nerfs comme des cordes trop sensibles, oui, peut-?tre n'aurais-je pas subi devant ce lit d'agonie les folles intuitions qui m'assaillirent, qui me rendirent capable de d?sob?ir ? la mourante... Mais comment regretter cette d?sob?issance, qui seule m'a mis sur la voie de la v?rit??--Non, je ne regrette rien, j'aime mieux avoir fait ce que j'ai fait.
La vieille Julie m'attendait ? la gare; elle n'y voyait presque plus clair ? pr?sent, elle ?tait bien cass?e, bien us?e, avec sa face plus plate et plus rid?e encore, ses l?vres plus rentr?es; mais elle ?tait toujours la bonne, la fid?le Julie, qui continuait ? me dire: tu, comme au temps o? elle venait border la couverture de mon petit lit, chaque soir, dans ma chambre de la rue Tronchet. Malgr? ses mauvais yeux de soixante-dix ans, elle me reconnut aussit?t que je descendis de vagon, et elle commen?a de me parler, comme elle faisait d'habitude, interminablement, aussit?t que nous f?mes mont?s dans le coup? de louage que ma tante envoyait au devant de moi depuis ma plus lointaine enfance. Je connaissais si bien la caisse antique de la lourde voiture, les coussins de cuir jaun?tre et le cocher que j'avais toujours vu au service du loueur, un petit homme ? figure guillerette avec des yeux clignotants de malice, mais dont le bonjour essaya de se faire triste ce matin-l?.
--C'est hier que ?a l'a prise, me racontait Julie, tandis que le v?hicule d?valait par les rues, lourdement; mais, vois-tu, ?a devait arriver... La pauvre demoiselle changeait, changeait depuis des semaines.... Elle si confiante, si douce, si juste, elle grondait, elle furetait, elle soup?onnait. Elle avait les id?es tourn?es, quoi?.... Elle ne parlait que de voleurs, que d'assassins... Elle croyait que tous lui voulaient du mal, les fournisseurs, Jean, Mariette, moi-m?me... Oui, moi aussi... Elle descendait ? la cave, tous les jours, compter les bouteilles de vin, elle en inscrivait le nombre sur un papier. Le lendemain, elle retrouvait le m?me compte et elle soutenait que ce n'?tait pas le m?me papier, elle reniait sa propre ?criture... Je voulais te dire cela quand tu es venu la derni?re fois, je n'ai pas os?, j'avais peur de te tourmenter, et puis je croyais que c'?tait des gyries, qu'elle ?tait lun?e, que ?a passerait... Enfin, hier, je descends ? l'heure du d?ner pour lui tenir compagnie, comme elle voulait bien, car, tu sais, elle m'aimait au fond, m?me malade... Je ne la trouve pas. Nous la cherchons partout avec Mariette et Jean, jusqu'? ce que ce dernier a eu l'id?e de l?cher le chien, qui nous a conduits droit au b?cher. Nous la voyons l?, tomb?e de son long ? terre... Elle ?tait all?e sans doute v?rifier le bois. Nous la relevons, la pauvre ch?re demoiselle. Sa bouche ?tait toute tir?e de travers, elle avait un c?t? qui ne pouvait pas bouger... Elle se mit ? parler... Alors nous l'avons crue folle. C'?taient des mots sans suite que nous ne comprenions pas. Mais le docteur pr?tend qu'elle a toute sa t?te, seulement qu'elle dit une parole pour une autre... Et elle s'impatiente qu'on ne lui ob?isse pas... Cette nuit, je la veillais, elle me demande des ?pingles; je lui en apporte, elle se f?che. Croirais-tu que c'?tait l'heure qu'elle voulait savoir? Enfin ? force de la questionner, et par ses oui et par ses non, qu'elle exprime avec sa main rest?e bonne, comme cela, je la devine... Si tu savais comme elle ?tait agit?e cette nuit ? cause de toi? Je l'ai bien vu. Je lui ai prononc? ton nom, ses yeux ont brill?. Elle r?p?te des mots, des mots... Tu penserais qu'elle divague, elle t'appelle... Vois-tu, ce qui l'a rendue malade, c'est les id?es qu'elle se forgeait par rapport ? ton pauvre p?re. Les derni?res semaines, elle ne parlait pas d'autre chose. Elle disait:--Pourvu qu'on ne tue pas aussi Andr?, moi je suis vieille, mais lui, si jeune, si bon, si doux...--et elle pleurait, elle pleurait sans cesse. Moi, je la contrepointais:--Qui voulez-vous qui cherche du mal ? Monsieur Andr?, lui demandais-je?--Alors elle s'?cartait de moi avec une d?fiance qui me faisait gros coeur; pourtant je comprenais qu'elle n'avait pas sa t?te... Le docteur a dit qu'elle se croyait pers?cut?e, que c'?tait une manie; il dit aussi qu'elle ne retrouvera plus la parole, mais qu'elle peut gu?rir...
J'?coutais le bavardage de Julie et je ne r?pondais pas. Que ma tante Louise e?t un commencement de maladie mentale, cela ne me surprenait gu?re, apr?s les chagrins qu'elle avait travers?s, et je m'expliquais ainsi bien des singularit?s que j'avais observ?es dans son attitude envers moi, lors de mes derni?res visites. Elle m'avait stup?fi? en me r?clamant un des livres de mon p?re que je n'avais jamais song? ? emporter. <
Lorsque j'entrai, la domestique, assise au chevet du lit, m'arr?ta d'un geste sur le pas de la porte et me fit signe que ma tante reposait. Je vins donc, en assurant mon pied sur le tapis, m'asseoir dans une berg?re au coin du feu, et je regardai la malade dormir, la face tourn?e du c?t? du mur, au fond du vieux lit ? colonnes droites qui avait ?t? celui de ma grand'm?re, dans la ville de Provence d'o? notre famille est sortie. Les rideaux d'?toffe rouge brod?e de velours noir que ma tante avait fait suspendre aux tringles de ce lit, ? la place des rideaux de mousseline destin?s ? ?carter les moustiques, la d?robaient ? demi ? ma vue. J'?coutais son souffle court, et je regardais cette chambre qui m'?tait aussi famili?re que le salon d'en bas, o? j'avais ?crit ma lettre de compliment ? mon beau-p?re lors de son mariage. Ces rideaux rouges ?taient aujourd'hui d'une nuance pass?e qui s'harmonisait aux formes antiques des meubles, au papier fan? du paravent pli? devant la fen?tre, ? la couleur blanche du tapis, au reps d?color? des fauteuils, ? tout ce qu'il y avait, de ci de l?, de vieilleries, ?paves de notre vie de famille, pieusement ramass?es par la vieille fille; et elle ?tait si m?ticuleuse, ses mains ? mitaines noires savaient si bien poursuivre le grain de poussi?re oubli? par Jean, le jardinier valet de chambre, que ces objets us?s, gr?ce ? la teinte brunie du bois de lit, des chaises et de la commode ? poign?es de bronze, donnaient ? la pi?ce la physionomie intime que les peintres primitifs recherchent dans leurs tableaux de nativit?. Le contraste ?tait saisissant entre mon appartement de jeune homme ? la mode et cette paisible retraite. J'avais trop brusquement pass? de l'un ? l'autre pour ne pas sentir, et ce contraste, et le muet reproche qui se d?gageait pour moi de cette chambre de malade, dont l'atmosph?re ?tait maintenant affadie par l'odeur de la tisane, au lieu d'?tre vivifi?e par le frais ar?me de lavande cher ? ma tante. Durant la demi-heure que je passai ainsi ? ?couter son sommeil et ? songer ? sa vie solitaire, au coin du feu qui br?lait ? petit bruit, de quels reproches ne m'accablai-je pas! Quelles r?solutions je formai de venir ici de longues semaines, aupr?s d'elle, quand elle serait mieux, car je ne pouvais, je ne voulais pas admettre qu'elle f?t en danger de mort, et j'attendais la minute o? elle se r?veillerait pour lui demander pardon, pour lui dire combien je l'aimais. Tout d'un coup, elle poussa un soupir plus fort que les autres, je la vis qui soulevait son bras demeur? libre, et qui le remuait plusieurs fois de bas en haut, par un geste qui avait quelque chose de d?sesp?r?.
--Elle est r?veill?e, me dit Julie, qui avait remplac? au chevet du lit la jeune domestique.
Je m'approchai de ma tante et je l'appelai par son nom; je vis son pauvre visage d?form? par la paralysie. Elle me reconnut, et comme je me penchais sur elle pour l'embrasser, de sa main valide elle toucha ma joue. Elle me fit cette caresse qui lui ?tait accoutum?e, plusieurs fois, lentement. Je la mis sur le dos, aid? de Julie, car elle avait une peine infinie ? se retourner elle-m?me, de mani?re qu'elle p?t bien me voir; elle me regarda longtemps, et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux, dans lesquels je lisais une tendresse folle, une angoisse supr?me et une piti? inexprimable. J'y r?pondis par des larmes, moi aussi, qu'elle essuya du revers de sa main; et elle voulut me parler, mais elle ne put prononcer qu'une phrase incoh?rente qui acheva de me fendre le coeur. Elle vit, ? l'expression de mes traits, que je ne l'avais pas comprise; elle fit un effort pour trouver les mots qui traduiraient une pens?e, qu'elle avait l? pr?cise et lucide. Elle dit encore une phrase inintelligible, et c'est alors qu'elle recommen?a de faire ce geste d'impuissance navr?e qui m'avait tant frapp? ? son r?veil. Cependant elle parut, ? une question que je lui posai: <
--Mais, o? est cette cassette?... lui demandai-je encore.
Elle r?pliqua par une phrase dont il me fut impossible de saisir le sens, et, comme je la voyais retomber dans son agitation douloureuse, je la suppliai de me laisser l'interroger et qu'elle me r?pond?t par des gestes. Apr?s quelques minutes, j'?tais parvenu, de t?tonnements en t?tonnements, ? savoir qu'il s'agissait d'un coffret enferm? dans une des deux grandes armoires d'en bas, laquelle s'ouvrait par une clef attach?e aussi au trousseau. Je descendis, la laissant seule, comme elle me fit signe qu'elle le d?sirait. Je n'eus pas de peine ? trouver le coffret auquel la petite clef s'adaptait, quoiqu'il f?t plac? soigneusement derri?re un carton ? chapeaux et des ?tuis d'argenterie. Il ?tait de bois odorant, avec les initiales J. C. incrust?es en lettres de platine et d'or... J. C.--Justin Corn?lis...--Il avait donc appartenu ? mon p?re. J'ai suppos?, depuis, que ce petit meuble d'un travail d?licat et d'une capacit? moyenne, lui avait ?t? donn? en ?change de quelque coffret semblable avec d'autres initiales, par une amie qui lui avait demand? d'enfermer l? tous les menus objets qui sont les reliques d'une affection cach?e: les billets parfum?s, les voiles port?s pendant une promenade heureuse, les bouquets s?ch?s, les portraits tir?s ? un seul exemplaire. Peut-?tre, cette amie ?tait-elle la femme que j'avais si indignement soup?onn?e de complicit? dans le crime de l'h?tel Imp?rial? Puis, mon p?re s'?tait mari?. Il n'avait voulu ni conserver, ni d?truire ce souvenir d'un pass? avec lequel il rompait pour toujours, et il l'avait confi? en garde ? ma tante... Sur le moment, je ne m'en demandai pas si long, j'essayai la clef ? la serrure pour bien m'assurer que je ne me trompais pas. Je soulevai le couvercle et je regardai presque machinalement, convaincu que j'allais trouver des liasses d'obligations, quelques ?crins ? bijoux, des rouleaux de napol?ons, tout un petit tr?sor, enfin, craintivement enseveli. Au lieu de cela, je vis plusieurs paquets envelopp?s minutieusement de papier. J'en pris un et je pus lire: <
--Ne vous tourmentez pas, ch?re tante, lui dis-je, en ramenant la couverture jusqu'? ses ?paules; je vais br?ler ces lettres.
Elle leva des yeux remplis d'une supplication anxieuse. Je lui fermai les paupi?res avec mes l?vres, et je me baissai pour prendre le petit paquet. Sur le papier qui lui servait d'enveloppe, je lus distinctement cette date: <<1864.--Lettres de Justin.>> 1864! c'?tait la derni?re ann?e de la vie de mon p?re!--Je le sens, ce que je fis ? ce moment-l? fut inf?me; les supr?mes volont?s des mourants sont chose sacr?e. Je ne devais pas, non, je ne devais pas tromper celle qui ?tait l?, sur le point de me quitter pour toujours, et dont j'entendais le souffle devenir plus rapide ? cette seconde.--Ce fut un passage tourbillonnant d'id?es plus fortes que moi.... Si ma tante Louise tenait passionn?ment, follement, ? ce que ces lettres fussent br?l?es, c'est qu'elles pouvaient me mettre sur la voie de la vengeance... Des lettres de la derni?re ann?e de mon p?re, et dont elle ne m'avait jamais parl?, ? moi!... Je ne raisonnai pas, je n'h?sitai pas, j'aper?us dans un ?clair cette possibilit? d'apprendre... Quoi? Je ne savais pas, mais d'apprendre... Au lieu de jeter le paquet de ces lettres dans le feu, je le lan?ai ? c?t? sous un fauteuil, je revins me pencher sur la malade, et, d'une voix que je tentai de faire assur?e et calme, je lui dis que son d?sir ?tait accompli, et que les lettres br?laient. Elle me prit la main et la baisa. Comme cette caresse me fit mal! Je m'assis ? c?t? de son lit en cachant ma t?te dans les draps pour que ses yeux ne rencontrassent pas les miens. H?las! je n'eus pas longtemps ? craindre son regard. Vers les dix heures, elle s'assoupit. ? midi, son agitation recommen?a. Le pr?tre vint, ? deux heures, lui donner les sacrements. Elle eut une nouvelle attaque vers le soir qui lui enleva toute connaissance et elle mourut dans la nuit...
Ch?re morte, ce mensonge que je t'ai fait ainsi, ? ta derni?re heure, me le pardonneras-tu? En voulant que je ne lusse jamais ces lettres fatales, qui ont commenc? d'?clairer le pass? d'une si terrible lumi?re, tu esp?rais m'?pargner des soup?ons qui t'avaient tortur?e toi-m?me. Sur ton lit de mort, tu ne pensais qu'? mon bonheur. Me pardonneras-tu d'avoir rendu vaine cette pr?voyance de ton agonie? Il faut que je te parle, quoique je ne sache pas si tu peux me voir aujourd'hui, ou m'entendre, ou seulement sentir l'?motion qui va du plus intime de moi vers ta m?moire, douce morte. Vois: j'ai tant de honte de t'avoir menti, quand tu ne songeais, toi, qu'? m'?tre bonne, si bonne, si bonne qu'aucune cr?ature humaine n'a jamais ?t? meilleure pour une autre. Il faut que je te dise cela, tendre femme, qu'ils ont ensevelie parmi des draperies blanches, comme il convenait ? ton ?tre si pur. De toi, du moins, je n'ai jamais dout?. En pensant ? toi, je n'ai pas une amertume, sinon de ne t'avoir pas assez ch?rie quand tu vivais, sinon d'avoir trahi le dernier voeu qu'ait form? ton ?me. Je crois te voir avec tes yeux qui disaient que dans ton coeur il n'y avait pas une tache; mais que de blessures!... Tu viens ? moi, et tu me pardonnes, et de ta main tu caresses ma joue, triste, si triste caresse que tu m'as donn?e, avant de t'en aller dans ces t?n?bres o? les mains ne peuvent plus s'?treindre, ni les larmes se m?ler. Si la mort n'?tait pas venue sur toi trop vite, si j'avais ob?i ? ton supr?me d?sir, tu aurais emport? sous la terre le secret de tes doutes les plus douloureux. Pauvre fant?me, tu ne me bl?mes plus maintenant, n'est-ce pas, d'avoir voulu savoir? Tu ne me bl?mes plus d'avoir souffert? Il existe, pesant sur nous, une destin?e qui veut que la clart? se fasse sur la nuit du crime, que la justice reprenne son droit et que le vengeur arrive. Par quels chemins? Cette puissance le sait, et elle emploie ? son oeuvre de r?paration des armes bien ?tranges. Il ?tait dit, soeur pieuse de mon p?re, que ton culte fid?le de cette ch?re m?moire aboutirait ? r?veiller en moi la volont? qui s'endormait. Ame d?vou?e, ?me inqui?te, ne me reproche pas les tourments que je me suis donn?s, le d?vouement tragique dans lequel j'ai ab?m? ma jeunesse. Et repose, repose; que la paix descende sur le tombeau o? vous dormez votre sommeil ensemble, mon p?re et toi, dans ce cimeti?re de Compi?gne qui me recevra un jour moi aussi. Dire que ce jour pourrait ?tre demain!...
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