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Read Ebook: Renan Taine Michelet: Les maîtres de l'histoire by Monod Gabriel

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Ebook has 170 lines and 59952 words, and 4 pages

Je n'aurai pas la t?m?rit? de refaire, apr?s M. Sarcey, le tableau de ce que fut l'?cole normale sous la seconde R?publique, pendant ces ann?es d'agitation tumultueuse o? l'enseignement des professeurs, distribu? avec un z?le in?gal, n'exer?ait qu'une faible influence, mais o? l'activit? intellectuelle des ?l?ves, f?cond?e par les conversations, les discussions, les lectures, les ?tudes personnelles, n'en ?tait que plus intense. Je me contenterai de rappeler combien nombreux furent les camarades de Taine qui se firent un nom dans l'enseignement, les lettres, le journalisme, le th??tre, la politique ou m?me l'?glise. ? c?t? de ceux que je citais tout ? l'heure, qu'il me suffise de nommer Challemel-Lacour, Chassang, Assolant, Aub?, Perraud, Ferry, Weiss, Yung, Belot, Gaucher, Gr?ard, Pr?vost-Paradol, Levasseur, Villetard, Accarias, Boiteau, Duvaux, Crousl?, Lenient, Tournier.

Personne n'a jamais joui du s?jour ? l'?cole normale au m?me degr? que Taine. Il ?prouva jusqu'? l'enivrement le plaisir de sentir autour de soi <>, et le plaisir de travailler, de penser et de discuter sans entrave et sans tr?ve.

<>

Ses rares qualit?s d'esprit, sa prodigieuse ardeur au travail, avaient mis Taine hors de pair. Ses professeurs de seconde et de troisi?me ann?e, MM. Deschanel, G?ruzez, Berger, Havet, Filon, Saisset, Simon, ?taient unanimes ? louer , l'?l?vation, la force, la vigueur, la p?n?tration, la nettet?, la souplesse, la fertilit? de son esprit, la forme toujours litt?raire de ses travaux, son talent d'exposition, l'autorit? de sa parole, son ?locution facile et brillante. Ils voyaient en lui plus qu'un ?l?ve, un savant qui devait un jour faire honneur ? l'?cole. Ils ?prouvaient pour lui ce m?me sentiment de respect qu'il inspirait ? ses camarades, et ne pouvaient s'emp?cher de m?ler ? leurs notes sur ses devoirs, des appr?ciations ?logieuses sur ses qualit?s morales, sa tenue excellente, la gravit? de son caract?re. Ils ?taient en m?me temps d'accord pour critiquer chez lui un go?t immod?r? pour les classifications, les abstractions et les formules. L'un d'eux lui reprochait m?me des opinions et des habitudes de m?thode et de style qui ne pouvaient convenir ? un professeur de philosophie. Mais il le louait de sa docilit? et il se flattait de l'avoir mis sur la bonne voie et de lui avoir enseign? la simplicit? et la circonspection.

Celui qui savait ainsi conna?tre et comprendre les jeunes gens confi?s ? ses soins, ?tait plus qu'un directeur d'?tudes, c'?tait un directeur d'?mes. Aussi l'abb? Gratry voyait-il avec jalousie l'ascendant qu'il avait pris sur les ?l?ves. On sait l'issue de la lutte. M. Vacherot fut mis en disponibilit? le 29 juin 1851. Quelques semaines plus tard, Taine subissait ? son tour un douloureux ?chec caus? par l'ensemble exceptionnel de qualit?s et de d?fauts qui faisait sa rare originalit? et que M. Vacherot avait si admirablement analys?.

Il n'?tait pas seul condamn? d'ailleurs. L'agr?gation de philosophie fut supprim?e quatre mois plus tard, et je soup?onne les ?preuves de Taine et le rapport secret de M. Portalis d'avoir ?t? pour quelque chose dans cette suppression. Le jury d'ailleurs se cacha si peu d'avoir tenu compte dans sa d?cision de la question de doctrine que, deux ans plus tard, ? la soutenance de doctorat de Taine, M. Garnier exprima le regret d'avoir retrouv? dans sa th?se fran?aise les id?es philosophiques qui l'avaient fait ?chouer ? l'agr?gation.

Il n'?tait pas au bout de ses peines. Ici encore je rencontre une l?gende, fort jolie du reste, et qui contient une part de v?rit?; mais de cette v?rit? id?ale qui ramasse en un seul fait, inexact en lui-m?me, une s?rie d'?v?nements, et qui r?sume en un mot, apocryphe comme presque tous les mots historiques, toute une situation. On a souvent racont? que Taine, apr?s son ?chec, avait ?t? nomm? suppl?ant de sixi?me au coll?ge de Toulon, et qu'il avait donn? sa d?mission au ministre par ces simples mots: <> En 1851, les professeurs ne correspondaient pas dans ce style avec les ministres et Taine moins que tout autre; mais il n'en est pas moins vrai que l'Universit?, pendant cette triste ann?e 1851-1852, ressembla quelque peu ? un bagne et que plusieurs normaliens, qui pourtant lui ?taient profond?ment attach?s, furent contraints de s'en ?vader. De ce nombre fut Taine. L'histoire de ses tribulations est bonne ? raconter, ne f?t-ce que pour faire appr?cier aux Fran?ais d'aujourd'hui les libert?s dont ils jouissent.

Le ministre de l'Instruction publique, M. Dombidau de Crouseilhes, ne para?t pas avoir jug? le candidat malheureux aussi s?v?rement que le jury, car il le pourvut d'un poste de philosophie. Charg?, le 6 octobre 1851, ? titre provisoire, du cours de philosophie au coll?ge de Toulon, Taine n'eut pas ? occuper ce poste; il d?sirait ne pas s'?loigner autant de sa m?re, et il fut transf?r? le 13 octobre comme suppl?ant ? Nevers. Il ?tait plein d'enthousiasme pour ses nouvelles fonctions: <> Il trouvait m?me que la solitude et la monotonie de la vie de province avaient leurs avantages en vous imposant <>. Pourtant ce brusque ?loignement de sa famille, de ses amis, de Paris, de cette ?cole normale qu'il appelait <>, lui fut cruel. <>

Pendant cette p?nible ann?e, Taine n'eut d'autre refuge, d'autre consolation que le travail et l'amiti?. Il entretenait une correspondance active avec sa m?re, avec Suckau, avec Planat, avec Paradol: <>

Il avait pendant ces quelques mois vu se pr?ciser dans son esprit les id?es ma?tresses dont son oeuvre enti?re ne sera que le d?veloppement. Tout d'abord, il s'?tait plong? dans la lecture des philosophes allemands, de la Logique et de la Philosophie de l'histoire de Hegel: <> Mais son solide cerveau devait r?sister ? toutes les fum?es de cette ivresse m?taphysique: plus il lisait Hegel, plus il reconnaissait ce que son syst?me avait de vague et d'hypoth?tique; et le courant naturel de son esprit, plus fort que toutes les influences ext?rieures, l'emportait d'un tout autre c?t?.

En rentrant ? Paris, il ne retrouvait pas sa famille. Sa soeur a?n?e ?tait mari?e au docteur Letorsay. Sa m?re et sa soeur cadette ?taient retourn?es ? Vouziers. Elles ne purent venir le rejoindre qu'un an plus tard. Taine v?cut seul, dans des h?tels garnis, d'abord rue Servandoni, puis rue Mazarine. Il prenait ses repas dans un restaurant de la rue Saint-Sulpice, fr?quent? par des eccl?siastiques, ne voyait presque personne et travaillait avec acharnement.

LES ANN?ES DE MAITRISE

Un esprit aussi puissant et aussi constructif que celui de Taine ne pouvait se contenter de poursuivre, par une s?rie d'?tudes isol?es, ? travers les histoires et les litt?ratures, la v?rification de son syst?me sur <>, syst?me dont il avait fait la premi?re application rigoureuse ? Tite-Live. Il avait besoin de l'adapter ? un vaste ensemble de faits, d'?crire un grand chapitre d'histoire litt?raire qui serait en m?me temps un chapitre de l'histoire du coeur humain, un essai partiel de philosophie de l'histoire, ou pour parler son langage, d'anatomie et de physiologie historiques.

Taine avait raison d'avoir confiance dans l'avenir. Non seulement il avait port? ? l'?clectisme des coups dont celui-ci devait demeurer ? jamais meurtri, mais, en d?pit de toutes les r?sistances, ses principes de critique et ses doctrines philosophiques p?n?traient peu ? peu dans tous les esprits. Modifi?es sans doute et att?nu?es, mais toujours reconnaissables, elles ont fini par prendre place parmi les id?es courantes du si?cle, au m?me titre que les vues de Kant sur le caract?re subjectif des notions premi?res de la raison, que la conception de l'?ternel devenir de Hegel ou que la th?orie des trois ?tats de Comte. Aucun ?crivain n'a exerc? en France dans la seconde moiti? de ce si?cle une influence ?gale ? la sienne; partout, dans la philosophie, dans l'histoire, dans la critique, dans le roman, dans la po?sie m?me, on retrouve la trace de cette influence.

? aucun moment elle ne fut plus marqu?e que dans les dix derni?res ann?es du second Empire. Taine ?tait devenu presque un chef d'?cole; les jeunes gens allaient lui demander des directions et des conseils; il ?tait oblig? de laisser le monde usurper une petit part de son temps; Sainte-Beuve, qu'il voyait r?guli?rement aux fameux d?ners de quinzaine du restaurant Magny, avec Renan, Sch?rer, Nefftzer, Robin, Berthelot, Gautier, Flaubert, Saint-Victor, les Goncourt, l'avait pr?sent? ? la princesse Mathilde en qui il trouva une admiratrice intelligente et une amie d?vou?e. L'air et la libert? commen?aient ? rentrer dans l'Universit? en m?me temps que dans le gouvernement, et Taine pouvait esp?rer que l'enseignement public allait lui ?tre rouvert. En 1862, il fut candidat ? la chaire de litt?rature de l'?cole polytechnique, et si M. de Lom?nie lui fut pr?f?r?, il s'en fallut de peu qu'il ne r?uss?t. L'ann?e suivante, en mars 1863, sur la pr?sentation de M. Duruy, ministre de l'instruction publique, le mar?chal Randon, ministre de la guerre, le nomma examinateur au concours d'admission ? Saint-Cyr. Le 26 octobre de l'ann?e suivante, il rempla?ait Viollet-le-Duc comme professeur d'esth?tique et d'histoire de l'art ? l'?cole des beaux-arts. Il ?tait bien veng? des pers?cutions de 1851 et 1852.

Il caract?rise admirablement sa conception de l'histoire, dans une lettre ? E. Havet du 29 avril 1864:

<>

Pendant ces ann?es, un grand changement ?tait survenu dans la vie de Taine. Le 8 juin 1868, il avait ?pous? mademoiselle Denuelle, la fille d'un architecte de grand m?rite. Je contreviendrais ? la volont? maintes fois exprim?e de M. Taine si je faisais ici autre chose que l'histoire de ses livres et de son esprit; mais cette histoire serait-elle compl?te si je ne disais pas que dans l'existence nouvelle et plus large qui lui ?tait faite, dans les affections qui s'ajoutaient sans rien leur retrancher ? celles dont son coeur avait v?cu jusque-l?, dans la pr?sence d'une femme capable et digne de s'associer ? tous ses int?r?ts, et d'enfants qui ne lui ont apport? que de la joie et de la fiert?, il a trouv?, avec un bonheur complet, les forces n?cessaires pour accomplir la derni?re et la plus fatigante partie de son oeuvre. Il put organiser sa vie selon les exigences de son travail et de sa sant?, renoncer enti?rement aux obligations mondaines sans avoir ? souffrir de la solitude, se faire le centre d'un cercle choisi de lettr?s, de savants et d'artistes, passer de longs mois ? la campagne sur les bords du lac d'Annecy, dans cette charmante propri?t? de Boringe qu'il acquit en 1874, o? il trouvait, avec un renouveau de vigueur, le calme indispensable pour mettre en oeuvre les mat?riaux accumul?s ? Paris pendant l'hiver, et o? sa famille et ses amis jouissaient d?licieusement, dans de longues et libres causeries, des tr?sors de son coeur et de son esprit, r?pandus sans compter avec une bonne gr?ce toujours souriante.

Les projets plus ou moins vagues qu'il avait nagu?re con?us de travaux sur la R?volution, sur les lois de l'histoire, sur la soci?t? et la religion en France, se repr?sentaient ? lui sous une forme nouvelle: expliquer par l'?tude des r?volutions survenues entre 1789 et 1804 l'?tat d'instabilit? politique et de malaise social dont souffre la France et qui l'affaiblit graduellement.

Il allait avoir ? appliquer ? une grande p?riode de l'histoire, les principes et la m?thode qu'il avait d?j? appliqu?s ? la litt?rature et ? l'art; mais il n'allait pas apporter, ? cette tentative nouvelle, tout ? fait le m?me esprit. Sans doute, il proc?dera toujours en philosophe et en savant; il pensera toujours que faire de la science est la meilleure mani?re de faire de la politique; mais ce ne sera plus de la science absolument d?sint?ress?e. Il ne pourra plus dire, comme autrefois, qu'il a fait deux parts de lui-m?me, et que l'homme qui ?crit ne s'inqui?te pas si l'on peut tirer de la v?rit? des effets utiles, ignore s'il est c?libataire ou mari?, s'il existe des Fran?ais ou non. L'homme qui ?crit sera d?sormais un Fran?ais, mari?, qui s'inqui?te pour ses concitoyens et pour ses enfants des destin?es de la patrie, et qui songe ? lui ?tre utile, en lui r?v?lant les causes des maux dont elle est travaill?e. Il ne sera plus un naturaliste qui d?crit avec une curiosit? ?galement amus?e des monstres ou des ?tres normaux, les ravages des temp?tes ou le retour r?gulier des mar?es; il sera un m?decin au lit d'un malade, ?piant les sympt?mes du mal, anxieux d'en diagnostiquer la nature et d?sireux de le gu?rir. Il est trop modeste pour s'imaginer qu'il poss?de le rem?de, mais il croit fermement que la science le d?couvrira. Pour lui, il sera satisfait s'il a contribu? ? ?clairer le patient sur les causes de sa maladie:

Il disait dans la m?me lettre:

Taine a justifi? par sa vie enti?re la justesse du jugement port? sur lui par M. Vacherot en 1850. Il a v?cu pour penser. Il a servi ce qu'il a cru la v?rit? avec une fermet? indomptable, d?sint?ress?e et r?sign?e. On peut trouver en lui des lacunes, on n'y trouvera pas une tache.

L'HOMME ET L'OEUVRE

La mort de Taine, suivant de si pr?s celle de Renan, a v?ritablement d?couronn? la France. Elle avait le privil?ge de poss?der deux de ces hommes exceptionnels dont le cerveau encyclop?dique embrasse toute la science d'une ?poque, en exprime toutes les tendances intellectuelles et morales et domine d'assez haut la nature et l'histoire pour s'?lever ? une conception personnelle de l'univers. En cinq mois, ces deux hommes, si diff?rents l'un de l'autre par leur caract?re comme par leurs qualit?s d'?crivains et de penseurs, mais qui n'en incarnaient que mieux les aptitudes diverses de leur nation et de leur pays, et qui ?taient universellement reconnus comme les interpr?tes et les ma?tres les plus autoris?s de la g?n?ration qui a v?cu de 1850 ? 1880, ont ?t? enlev?s par la mort dans toute la pl?nitude de leur talent.

Tous deux ont fait de la science la ma?tresse de leurs pens?es et de la v?rit? scientifique le but de leurs efforts; tous deux ont travaill? ? h?ter le moment o? une conception scientifique de l'univers succ?dera aux conceptions th?ologiques; mais, tandis que Taine croyait pouvoir jeter les assises d'un syst?me d?fini et poss?der des v?rit?s certaines et d?montrables, sans se permettre de sortir jamais du cercle assez ?troit de ces v?rit?s acquises, Renan se plaisait, au contraire, aux ?chapp?es du sentiment et du r?ve dans le domaine de l'incertain, de l'inconnu ou m?me de l'inconnaissable; il aimait ? remettre en question les r?sultats consid?r?s comme ?tablis, ? pr?munir les esprits contre une trop grande s?curit? intellectuelle. Aussi son action a-t-elle quelque chose de contradictoire. Les esprits les plus oppos?s se r?clament de lui. Il pr?pare en quelque mesure la r?action momentan?e que nous voyons se produire aujourd'hui contre les tendances positives et scientifiques de l'?poque pr?c?dente. Il plane au-dessus de son temps et de sa propre oeuvre par son ironie comme par les envol?es de ses esp?rances et de ses r?ves. L'oeuvre de Taine, au contraire, plus limit?e, mais d'une solide unit?, d'une logique inflexible, est en ?troite relation avec le temps o? il a v?cu; elle a fortement agi sur ce temps et en a ?t? la plus compl?te et la plus juste expression.

Taine a ?t? le philosophe et le th?oricien du mouvement r?aliste et scientifique qui a succ?d? en France au mouvement romantique et ?clectique. L'?poque qui s'?tend de 1820 ? 1850 avait vu se produire une r?action contre ce qu'il y avait de vide, de conventionnel et de st?rile dans l'art, la litt?rature et la philosophie de l'?ge pr?c?dent. Aux formules ?troites et immuables de l'?cole classique de la d?cadence, elle opposa le principe de la libert? dans l'art; ? l'imitation servile de l'antiquit?, des sources toutes nouvelles d'inspiration cherch?es dans les chefs-d'oeuvre de tous les temps et de tous les pays; ? un style uniforme dans sa r?gularit? terne et convenue, la vari?t? et les caprices du go?t individuel; ? la timidit? et au terre ? terre de l'id?ologie, les larges horizons d'un spiritualisme ?clectique o? trouvaient place toutes les grandes doctrines qui avaient tour ? tour domin? ou s?duit l'esprit humain, et qui pr?tendait m?me concilier la religion et la philosophie. Mais, si brillante qu'ait ?t? cette ?poque de l'histoire intellectuelle de la France, quel qu'ait ?t? le g?nie de quelques-uns des hommes et la beaut? de quelques-unes des oeuvres qu'elle a enfant?s, bien qu'elle ait ?largi le go?t comme la pens?e et donn? ? la litt?rature et ? l'art plus d'originalit?, de couleur et de vie, elle n'avait pas enti?rement satisfait les esp?rances qu'elle avait fait na?tre. Elle s'?tait tromp?e en prenant pour un principe de l'art la libert?, qui n'en est qu'une condition. Son ?clectisme superficiel, son syncr?tisme confus avaient manqu? d'unit? d'action, d'id?al d?fini, de principe organique. Elle avait remplac? certaines conventions par des conventions nouvelles, une rh?torique vieillie par une autre rh?torique qui avait pris des rides en quelques ann?es; elle ?tait tomb?e, elle aussi, dans le vague, la d?clamation, le lieu commun; elle avait cru que l'inspiration et le caprice pouvaient tenir lieu d'?tude, et qu'on pouvait deviner l'histoire et l'?me humaine, les peindre et les d?crire par ? peu pr?s. La philosophie enfin ?tait tr?s vite tomb?e dans le plus st?rile bavardage, en restant ?trang?re au mouvement scientifique qui renouvelait ? c?t? d'elle la science de l'homme et de la nature et les bases exp?rimentales de la psychologie.

Les g?n?rations qui sont arriv?es ? l'?ge adulte vers 1850 et dans les vingt ann?es qui ont suivi, tout en acceptant dans une large mesure l'h?ritage du romantisme, en rejetant comme lui les r?gles surann?es du classicisme au nom de la libert? dans l'art, en cherchant comme lui la couleur et la vie, se sont cependant nettement s?par?es de lui. Au lieu de laisser le champ libre ? l'imagination et au sentiment individuel, de permettre ? chacun de se forger un id?al vague et tout subjectif, elles ont eu un principe commun d'art et de vie: la recherche du vrai; non pas de ces conceptions abstraites, arbitraires et subjectives de l'esprit ou de ces r?ves de l'imagination qu'on d?core souvent du nom de v?rit?, mais du vrai objectif et d?montrable cherch? dans la r?alit? concr?te, de la v?rit? scientifique en un mot. Cette tendance a ?t? si g?n?rale, si profonde, si vraiment organique qu'on retrouve cette m?me recherche passionn?e de la v?rit?, du r?alisme scientifique dans tous les ordres de productions intellectuelles, que leurs auteurs en eussent ou non conscience; dans les tableaux de Meissonier, de Millet, de Bastien-Lepage et de l'?cole du plein air comme dans les drames d'Augier; dans les po?sies de Leconte de Lisle, de H?r?dia et de Sully-Prudhomme comme dans les ouvrages historiques de Renan et de Fustel de Coulanges; dans les romans de Flaubert, de Zola et de Maupassant comme dans les livres de Taine. Ce mouvement avait eu des pr?curseurs illustres, G?ricault, Stendhal, Balzac, M?rim?e, Sainte-Beuve, A. Comte, et d'autres encore; mais ce n'est qu'apr?s 1850 que le r?alisme scientifique devint vraiment le principe organique de la vie intellectuelle en France. On chercha dans les arts plastiques aussi bien qu'en po?sie ? perfectionner la technique, ? serrer de plus pr?s la nature, ? donner plus de pr?cision au style, ? observer la v?rit? historique. Les romanciers apport?rent une conscience extr?me ? observer la vie, les moeurs, ? recueillir des documents vrais, qu'il s'ag?t de d?crire le pr?sent ou de reconstituer le pass?. Flaubert emploie les m?mes proc?d?s pour peindre les moeurs d'un village normand ou celles de Carthage au temps de la guerre des mercenaires; Bourget apporte dans l'analyse des personnages d'un roman la pr?cision d'un psychologue de profession; Zola y introduit la physiologie et la pathologie; la po?sie de Leconte de Lisle et de H?r?dia est nourrie d'?rudition, celle de Sully-Prudhomme de science et de philosophie; Copp?e est un peintre r?aliste des moeurs bourgeoises et populaires. Les historiens apportent ? la recherche des documents, ? l'exactitude du d?tail un scrupule parfois excessif; ils ambitionnent par-dessus tout le m?rite de savoir critiquer et interpr?ter sainement les textes. Les philosophes demandent aux math?matiques, ? l'histoire naturelle, ? la physiologie, les fondements d'une psychologie plus rigoureuse, d'une conception plus rationnelle et plus s?re du monde, d'une connaissance plus pr?cise des lois de la pens?e. Claude Bernard et Berthelot sont consid?r?s par les, philosophes comme des ma?tres et des collaborateurs. Recherche de la v?rit? ext?rieure, de la reproduction fid?le des apparences color?es et sensibles de la vie; recherche de la v?rit? int?rieure, du jeu n?cessaire des forces et des causes naturelles qui d?terminent ces apparences: tel a ?t? le double effort qui a anim? nos po?tes, nos peintres, nos sculpteurs, nos romanciers et nos philosophes aussi bien que nos savants. Cette unit? d'inspiration et de labeur a une incontestable grandeur en d?pit des erreurs o? le r?alisme a entra?n? beaucoup de ses adeptes. Taine a la gloire d'avoir eu, plus que tout autre, la conscience de l'?tat d'?me et d'esprit de sa g?n?ration; philosophe, esth?ticien, critique litt?raire, historien, il en a manifest? les tendances avec rigueur, ?clat et puissance; il a exerc? sur elle une influence profonde. Si l'on retrouve chez lui certaines tendances de cet esprit classique dont il a ?t? le constant adversaire, s'il a pris trop volontiers la simplicit? et la clart? pour des preuves de la v?rit?, s'il a trop aim? les formules absolues et les syst?matisations logiques, s'il a aussi conserv? quelque chose du romantisme dans son go?t pour le pittoresque descriptif et pour les g?nies exub?rants et tumultueux, il a eu, par excellence, ce m?rite d'aimer la v?rit? pour elle-m?me, de croire en elle et ? sa vertu bienfaisante, de la chercher par l'effort le plus sinc?re et le plus d?sint?ress?, et de montrer ? sa g?n?ration comment on peut allier la recherche passionn?e de l'art avec le service aust?re et modeste de la science.

Nous avons dit quelle fut sa vie: laborieuse, simple, s?rieuse, ennoblie et illumin?e par les joies de l'amiti?, de la famille, de la pens?e, par l'amour de la nature et de l'art. Le caract?re de l'homme ?tait en harmonie parfaite avec sa vie. Il suffisait de l'approcher pour s'en convaincre, car, si sa vie fut cach?e aux yeux du monde, nul homme ne fut moins cach?, moins secret pour ceux qui eurent le privil?ge de le fr?quenter. Ce grand amant du vrai ?tait vrai et sinc?re en toutes choses, dans sa pens?e, dans ses sentiments, dans ses paroles, dans ses actes. Il avait, ce puissant esprit, le s?rieux, la simplicit? et la candeur d'un enfant; et c'est au s?rieux, ? la simplicit?, ? la candeur avec lesquels il ouvrait ses regards na?fs et scrutateurs sur le monde et sur les hommes qu'il a d? pr?cis?ment la puissance d'impression et d'expression qui est son originalit? et la marque de son g?nie. D'o? lui venaient ces rares et s?duisantes qualit?s? Venaient-elles de sa race? On serait presque tent? de le croire quand on lit dans la description de la France par Michelet ce qu'il dit de la population des Ardennes: <> Mais Vouziers est limitrophe entre la Champagne et l'Ardenne, et chez Taine la na?vet? malicieuse du Champenois, la flamme p?tillante des vins du pays de La Fontaine, un de ses auteurs de pr?dilection, temp?rait la s?cheresse ardennaise.

On ?prouve toutefois quelque scrupule ? parler des influences de race en pr?sence d'une nature aussi exceptionnelle que celle de Taine, aussi consciente, aussi r?fl?chie, aussi volontaire, et dans laquelle il est si difficile de s?parer les m?rites intellectuels du penseur et de l'?crivain des vertus personnelles de l'homme.

Ce qui frappait avant tout chez lui; c'?tait sa modestie. Elle se manifestait dans son apparence m?me. Elle n'avait rien qui attir?t les regards. Il ?tait d'une taille plut?t au-dessous de la moyenne; ses traits sans r?gularit?, ses yeux l?g?rement discors et voil?s par des lunettes, son corps un peu ch?tif, surtout dans sa jeunesse, ne r?v?laient rien de lui ? un observateur inattentif. Mais, en le voyant de pr?s, en causant avec lui, on ?tait frapp? du caract?re de puissance et de solidit? de la structure du cr?ne et du visage, de l'expression, tant?t r?fl?chie et comme retourn?e en dedans, tant?t interrogatrice et p?n?trante de son regard, du m?lange de douceur et de force de tout son ?tre. ? mesure qu'il vieillissait, ce caract?re de s?r?nit? robuste et aimable s'?tait accentu?, et le peintre Bonnat l'a bien rendu, dans l'admirable portrait qu'il a fait de son ami, un des rares portraits qui existent de Taine, car sa modestie r?pugnait ? poser devant l'objectif des photographes, comme ? r?pondre ? l'indiscr?tion des interviewers. Il avait horreur de tout ce qui ressemble au bruit, ? la r?clame; il fuyait le monde non seulement parce que sa sant? et son travail l'exigeaient, mais parce qu'il lui d?plaisait d'?tre un objet de curiosit? et de mode. Ce n'?tait point sauvagerie de sa part, car nul n'?tait plus accueillant, quand il croyait pouvoir soit donner un conseil, soit recueillir un avis. Non seulement il ?tait exempt de toute affectation, de toute pose, de toute hauteur, mais il avait le don de ne jamais faire sentir sa sup?riorit?, de mettre ? l'aise les plus humbles interlocuteurs, de les traiter en amis et en ?gaux, de leur donner l'illusion qu'il avait quelque chose ? recevoir d'eux.

Ce don n'?tait point l'effet d'un artifice de courtoisie et de condescendance, mais tenait au fond m?me de sa nature et de ses sentiments. Il venait tout d'abord du s?rieux de son caract?re. Tr?s sensible au talent, ? la beaut?, la v?rit? lui importait bien davantage. Il ?tait bien plus d?sireux de trouver le vrai que de recueillir des ?loges. En toute chose, en tout homme il allait droit au fond, persuad? qu'il y trouverait toujours quelque chose ? apprendre, et sa conception, toute scientifique, de la v?rit? lui faisait attacher un prix infini ? l'acquisition des moindres notions, pourvu qu'elles fussent pr?cises et s?res.--Aussi pr?f?rait-il par-dessus tout la conversation des hommes qui sont ma?tres dans un art, dans une science, voire dans un m?tier; il savait les questionner et faire son profit de leurs connaissances sp?ciales pour l'?difice de ses propres conceptions g?n?rales. Il pr?f?rait une causerie sur le commerce avec un marchand ou sur le jeu avec un enfant ? la frivolit? des conversations mondaines ou ? la rh?torique des demi-savants. La frivolit? d?clamatoire ou blagueuse lui ?tait odieuse. L'ironie m?me lui ?tait ?trang?re, bien qu'il n'ait manqu? ni d'enjouement ni de verve satirique.

Sa modestie avait aussi sa source dans sa bont? et sa bienveillance. Quoique sa philosophie f?t assez dure pour l'esp?ce humaine et class?t une bonne partie des hommes au nombre des animaux malfaisants, il ?tait en pratique plein d'indulgence, de piti?, charitable comme tous les humbles de coeur. Il avait m?me cette bont? plus rare qui rend attentif ? ?viter tout ce qui peut blesser ou affliger, et c'est dans son coeur que sa courtoisie comme sa modestie avaient leur source. Il avait le respect de l'?me humaine; il en savait la faiblesse et se gardait de porter la main sur ce qui peut la fortifier contre le mal ou la consoler dans la douleur. C'est ce qui explique la d?marche, mal comprise de quelques-uns, par laquelle ce libre penseur, catholique de naissance et si ferme dans son incroyance, a exprim? le d?sir d'?tre enterr? selon le rite protestant. Son aversion pour l'esprit de secte, pour les manifestations bruyantes, pour les discussions oiseuses lui faisait redouter un enterrement civil qui aurait pu para?tre un acte d'hostilit? contre la religion et lui attirer des hommages inspir?s plus par le d?sir de contrister les croyants que par celui d'honorer sa m?moire. Il ?tait heureux, au contraire, de t?moigner sa sympathie pour la grande force morale et sociale du christianisme. Un enterrement catholique, d'autre part, e?t suppos? un acte d'adh?sion et une sorte de d?saveu de ses doctrines. Il savait que l'?glise protestante pouvait lui accorder des pri?res tout en respectant son ind?pendance, et sans lui attribuer des regrets ou des esp?rances qui ?taient loin de sa pens?e. Il a voulu ?tre conduit ? son dernier repos avec la simplicit? qu'il portait en toutes choses, sans discours acad?miques, sans pompe militaire, sans rien aussi qui p?t pr?ter aux disputes passionn?es des hommes et ajouter ? cette anarchie morale dont il avait cherch? ? combattre les effets en en d?m?lant les causes.

Toutefois, si Taine ?tait un logicien, il ?tait un logicien d'une esp?ce particuli?re. C'?tait un logicien r?aliste, et sa logique n'op?rait que sur des notions concr?tes. Ce serait mal comprendre sa doctrine que de la s?parer de sa m?thode. La forme particuli?re de ses aptitudes math?matiques nous donne ? cet ?gard un pr?cieux renseignement pour la connaissance de sa constitution intellectuelle. Il ?tait admirablement dou? pour les math?matiques et avait au plus haut degr? le don du calcul mental. Il pouvait faire de t?te des multiplications et des divisions de plusieurs chiffres. Mais cette aptitude calculatrice ?tait associ?e ? un don remarquable d'imagination visuelle. Quand il faisait une op?ration mentale de ce genre, il voyait les chiffres et op?rait comme il aurait fait sur le tableau noir. De m?me, le travail logique de son esprit avait toujours pour point de d?part les faits, observ?s avec une puissance extraordinaire de vision, recueillis avec une conscience infatigable, group?s avec une m?thode rigoureuse. Il proc?dait en histoire et en critique litt?raire ou artistique comme en philosophie. Le point de d?part de sa th?orie de l'Intelligence, c'est le signe, l'id?e n'?tant pas autre chose pour lui que le nom d'une s?rie d'exp?riences impossibles. Le signe est le nom collectif d'une s?rie d'images, l'image est le r?sultat d'une s?rie de sensations, et la sensation le r?sultat d'une s?rie de mouvements mol?culaires. On remonte ainsi ? travers une s?rie de faits sensibles ? une action m?canique initiale. De plus, pour lui, et c'est l? ce qui le distingue des purs positivistes, le fait et la cause sont identiques. Tandis que le positiviste se contente d'analyser les faits, de constater leur concomitance ou leur succession sans pr?tendre saisir aucun rapport certain de causalit?, Taine, au nom de son d?terminisme absolu, voit dans chaque fait un ?l?ment n?cessaire d'un groupe de faits de m?me nature qui le d?termine et qui en est la cause. Chaque groupe de faits est ? son tour conditionn? par un groupe plus g?n?ral qui est aussi sa cause, et on pourrait th?oriquement remonter de groupe en groupe jusqu'? une cause unique qui serait la condition de tout ce qui existe. Dans cette conception, la force, l'id?e, la cause, le fait arrivent ? se confondre, et, si Taine avait cru pouvoir s'?lever jusqu'? la m?taphysique, j'imagine que cette m?taphysique aurait ?t? un m?canisme monistique dans lequel les ph?nom?nes du monde sensible et les id?es du moi pensant n'auraient ?t? que les apparences successives que prennent pour nos sens les manifestations de l'?tre en soi, de l'id?e en soi; de l'acte en soi.

Cela nous fait comprendre comment ce grand logicien a ?t? en m?me temps un grand peintre, comment s'est form? ce style si personnel, o? la vigueur du coloris et de l'imagination s'allie ? la rigueur du raisonnement, o? chaque touche du pinceau du peintre est un ?l?ment indispensable de la d?monstration du philosophe. L'imagination m?me de Taine est d'un genre particulier. Elle n'est, comme je l'ai dit, ni sentimentale ni r?veuse. Elle n'a pas ces ?clairs inattendus, ces visions soudaines qui, chez un Shakspeare, illuminent tout ? coup les fonds myst?rieux de l'?me ou de la nature; ce n'est pas une imagination suggestive et r?v?latrice, c'est une imagination descriptive et explicative. Elle nous fait voir les choses avec tout leur relief, toute leur intensit? color?e, et, par des comparaisons longuement poursuivies o? se retrouve toute la puissance d'analyse du logicien, elle nous aide ? classer les faits et les id?es. Son imagination n'est que le v?tement somptueux de sa dialectique. On a pr?tendu que le style color? que nous admirons en lui ne lui ?tait pas naturel, qu'en entrant ? l'?cole normale on lui reprochait son style terne et abstrait; qu'il s'est cr?? un style nouveau, ? force d'?tude et de volont?, en se nourrissant de Balzac et de Michelet. Il y a l? une bonne part de l?gende. Sans doute, la volont? a jou?, chez ce robuste g?nie, un r?le dans la formation de son style comme dans celle de ses id?es; mais il y a un accord trop profond entre son style, sa m?thode et sa doctrine pour que son style n'ait pas ?t? produit par une n?cessit? intime de sa nature. On ne fabrique pas ? volont? un style de cette beaut?, solide, ?clatant, tant?t vibrant de nervosit?, tant?t s'?panchant en p?riodes d'une large et majestueuse harmonie. Il faut reconna?tre cependant que ce m?lange de dialectique et de pittoresque, cette application de la science ? la critique et ? l'esth?tique, cette intervention constante de la physique et de la physiologie dans les choses de l'esprit, cet effort pour tout ramener ? des lois n?cessaires et ? des principes simples et clairs, n'?taient point sans dangers ni sans inconv?nients. La complexit? de la vie rentre difficilement dans des cadres aussi pr?cis et aussi inflexibles, et surtout la nature a ce merveilleux et inexplicable privil?ge, partout o? elle combine des ?l?ments, d'ajouter ? ces ?l?ments un ?l?ment nouveau qui en r?sulte, mais n'est point expliqu? par eux. Cela est vrai surtout dans le monde organique, et, ce qui constitue la vie, c'est pr?cis?ment ce je ne sais quoi myst?rieux qui fait que la plante sort de la graine, la fleur de la plante et le fruit de la fleur. Le m?canisme universel de Taine ne laissait pas sentir ce myst?re, et c'est ce qui donnait ? son style comme ? son syst?me une rigidit? qui ?loignait de lui bien des esprits. Amiel a exprim?, avec l'exc?s que son ?me maladive portait en toutes choses, l'impression que produisent les oeuvres de Taine sur certaines natures tendres, mystiques, que blesse la logique:

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Telle a ?t? la raison de la s?v?rit? excessive de ses jugements sur la France de la R?volution. ? les prendre au pied de la lettre, on serait tent? de s'?tonner que la France soit encore debout apr?s cent ans d'un r?gime aussi meurtrier, et l'on est surpris qu'un d?terministe comme Taine ait paru reprocher ? la France de ne pas ?tre semblable ? l'Angleterre. Mais, apr?s avoir reconnu ce qu'il y a d'exag?r? et d'incomplet dans son point de vue et dans ses peintures, il faut rendre hommage, non seulement ? la puissance et ? la sinc?rit? de son oeuvr?, mais aussi ? sa v?rit?. Il n'a pas tout dit, mais ce qu'il a dit est vrai. Il est vrai que la monarchie de l'ancien r?gime avait pr?par? sa chute en d?truisant tout ce qui pouvait la soutenir en limitant son pouvoir; il est vrai que la R?volution a d?cha?n? l'anarchie en d?truisant les institutions traditionnelles pour les remplacer par des institutions rationnelles sans racines dans l'histoire ni dans les moeurs; il est vrai que l'esprit jacobin a ?t? un esprit de haine et d'envie qui a pr?par? les voies au despotisme; il est vrai que la centralisation napol?onienne est un r?gime de serre chaude qui peut produire des fruits splendides et h?tifs, mais qui ?puise la s?ve et tarit la vie; et Taine a mis ces v?rit?s en lumi?re avec une abondance de preuves et une force de pens?e qui portent la conviction dans tous les esprits non pr?venus. Si une r?action salutaire se produit en France contre les exc?s de la centralisation, le m?rite en reviendra en grande partie ? cette oeuvre si critiqu?e. Quoi qu'il arrive, il aura eu le m?rite d'avoir pos? le probl?me historique de la R?volution dans des termes tout nouveaux, et d'avoir contribu? pour une large part ? le transporter du domaine de la l?gende mystique ou des lieux communs oratoires dans celui de la r?alit? humaine et vivante. Malgr? la passion qui anime souvent ses r?cits et ses portraits, il a ici encore servi la science et la v?rit?.

J'ai cru ne pouvoir mieux rendre hommage ? ce libre, vaillant et sinc?re esprit, ? cet amant passionn? du vrai, qu'en cherchant ? caract?riser les traits essentiels de sa vie, de son caract?re, de son oeuvre et de son influence en toute franchise. Il me semblait que j'aurais manqu? de respect envers sa m?moire en usant envers lui de ces m?nagements d'oraison fun?bre qu'il a tenu ? ?carter de son cercueil. Mais j'aurais bien mal rendu ce que je pense et ce que je sens si je n'avais pas su exprimer mon admiration reconnaissante pour un des hommes qui, dans notre temps, par le caract?re comme par le talent, ont le plus honor? la France et l'esprit humain. Je ne puis mieux dire ce que j'ai ?prouv? en le voyant dispara?tre qu'en m'associant ? ce que m'?crivait un de mes amis en apprenant la fatale nouvelle:

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D?cembre 1893.

JULES MICHELET

Je n'ai voulu que rendre hommage ? la m?moire de Michelet; hommage qui ?tait de ma part une dette personnelle. Je n'ai pas cru pouvoir mieux honorer et servir sa m?moire qu'en rappelant simplement ce qu'il a fait, et en montrant combien noble et pure a ?t? l'inspiration de ses oeuvres et de sa vie. Je laisse ? d'autres et ? l'avenir le soin de les passer au crible et de d?cider quelles furent ses fautes, comme ?crivain et comme savant.

Pour moi, je ne puis songer qu'? une chose c'est ? l'impression laiss?e dans mon esprit par la lecture de ses livres. Ceux dont l'enfance et l'adolescence se sont ?coul?es pendant les douze premi?res ann?es du second empire se rappelleront toujours la froideur et le morne ennui qui accablait les ?mes pendant cette triste ?poque. La jeunesse, l'enthousiasme, l'esp?rance, qui avaient rempli les coeurs avant et apr?s 1830, semblaient ?teints ? jamais; les artistes, les ?crivains qui avaient fait la gloire de la premi?re moiti? du si?cle ?taient vieillis et d?chus; la voix ?loquente du seul grand po?te dont le g?nie e?t surv?cu ne s'?levait que pour maudire la l?chet? de ses concitoyens et l'abaissement de sa patrie. Ce mot m?me de patrie semblait n'avoir plus de sens. S?par?s par un ab?me de la France du pass?, dont ils avaient perdu les traditions et les croyances, d?sabus?s des esp?rances de libert? et de progr?s tour ? tour excit?es et d??ues par tant de r?volutions, entra?n?s malgr? eux vers un avenir incertain et redoutable, les plus nobles esprits se r?fugiaient dans un dilettantisme ?go?ste ou dans des r?veries humanitaires. Pour plus d'un, et je suis du nombre, les livres de Michelet ont ?t? alors une consolation et un cordial. On apprenait, en les lisant, ? aimer la France, ? l'aimer dans son histoire ressuscit?e par lui, ? l'aimer dans son peuple dont il interpr?tait les sentiments secrets et les nobles aspirations, ? l'aimer dans son sol m?me, dont il savait si bien peindre le charme et la beaut?. Avec lui, on prenait foi dans l'avenir de la patrie, en d?pit des tristesses du pr?sent. On ne pouvait ?chapper ? la contagion de son enthousiasme, de ses esp?rances, de sa jeunesse de coeur.

La vocation qui m'a pouss? vers les ?tudes historiques, c'est ? lui que je la dois. Le premier il m'a ?mu de sympathie pour ces morts innombrables qui ont ?t? nos anc?tres, qui nous ont fait ce que nous sommes et dont l'histoire retrouve et ressuscite les pens?es, les d?sirs et les passions. Le premier il m'a fait comprendre que, dans l'?branlement des bases religieuses et politiques de notre vie nationale, il faut lui donner une base historique et renouer, par la connaissance intelligente et pieuse du pass?, la tradition interrompue. Il m'a fait voir dans l'histoire l'?tude la plus propre ? ?largir l'esprit tout en l'affermissant, ? donner le respect des choses anciennes tout en en faisant perdre la superstition. Enfin, il m'a montr? comme la plus noble des vocations, celle d'enseigner l'histoire, d'enseigner la France, de servir d'interm?diaire, de lien et d'interpr?te entre la France d'hier et celle de demain. Aussi le sentiment que j'?prouve pour lui n'est-il pas celui du disciple pour un ma?tre dont il adopte les doctrines, suit la m?thode et continue l'oeuvre; c'est un sentiment moins ?troit, plus profond et aussi plus tendre, une sorte de reconnaissance filiale envers celui chez qui j'ai toujours trouv? de nobles inspirations et de paternels encouragements.

C'est l? le seul r?le que pouvait jouer Michelet. Il ?tait, il est encore par ses ?crits, un inspirateur; il ne pouvait pas devenir un ma?tre, au sens strict du mot. Sa mani?re de penser et d'?crire ?tait trop individuelle, l'imagination et le coeur y avaient une trop grande part. Lui-m?me n'avait point eu de ma?tre; il n'aura pas de disciples. Il serait aussi pu?ril et dangereux de vouloir imiter ses proc?d?s de composition que de vouloir imiter son style. Il n'avait point de m?thode qu'il p?t enseigner et transmettre, car il ne proc?dait que par intuition et par divination. Le g?nie ne s'enseigne pas. M?me ? l'?cole normale, il fut surtout un merveilleux excitateur des esprits. Plus tard, au Coll?ge de France, il se m?prit m?me, ? ce qu'il semble, sur le r?le qu'il ?tait appel? ? jouer. Il transforma sa chaire en tribune, il chercha moins ? instruire la jeunesse qu'? l'enthousiasmer; et il contribua ? d?naturer le caract?re de notre enseignement sup?rieur en transformant ses le?ons en morceaux oratoires, adress?s non ? une ?lite studieuse, mais ? la foule.

Ce que j'ai dit des oeuvres historiques de Michelet, je pourrais le dire aussi de ses petits livres, o? se m?lent, d'une fa?on charmante et bizarre, la science, la philosophie, la psychologie et la po?sie, qui entra?nent et ravissent l'imagination et le coeur sans convaincre ni satisfaire la raison. Nul ne les a lus sans ?tre ?mu, et pourtant les id?es qui s'y trouvent exprim?es n'ont point fait de pros?lytes. C'est que ces id?es n'ont point un caract?re bien d?termin?; elles flottent entre la science, la religion et la po?sie, sans ?tre ni accompagn?es de d?ductions rigoureuses, ni affirm?es avec une foi absolue, ni pourtant abandonn?es ? la r?gion des r?ves. Tout s'y m?le: la fantaisie, les esp?rances mystiques et l'?tude positive de la nature. J'ai cherch? ? faire comprendre, ? r?sumer les traits g?n?raux de ces id?es philosophiques de Michelet, en les exposant sans les juger; mais je ne voudrais pas que le respect avec lequel j'ai parl? de ces larges et nobles conceptions f?t pris pour une adh?sion qui d?passerait ma pens?e. Michelet a montr? que les sciences naturelles ouvraient des voies nouvelles ? l'art, ? la po?sie et aux sentiments religieux; en cela, comme dans ses travaux historiques, il a ?t? un r?v?lateur, mais il n'a pas fourni une m?thode s?re pour avancer dans cette voie, ni montr? avec pr?cision le but auquel on devait tendre. Il ne le pouvait pas, du reste. Ce n'est pas diminuer sa gloire que de lui donner, entant de directions vari?es de l'esprit, le r?le d'initiateur.

LA VIE DE MICHELET

En m?me temps s'?veillait en lui l'amour de l'histoire et le sentiment de sa vocation future.

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