Read Ebook: Mémoires du maréchal Marmont duc de Raguse (8/9) by Marmont Auguste Fr D Ric Louis Viesse De Duc De Raguse
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Ebook has 733 lines and 84775 words, and 15 pages
Les professeurs des sciences m'ont paru d'une instruction fort m?diocre. Madame Adelsberg, plac?e ? la t?te depuis vingt-cinq ans, est une femme consid?r?e et fort respectable. Elle a ?lev? dans leur premier ?ge l'empereur actuel et le grand-duc Michel.
Une grande ?mulation se montre parmi toute cette jeunesse. Les punitions sont tr?s-rares, et les moyens d'encouragement fond?s sur des distinctions. Les fonds annuels formant la dotation du couvent montent ? cent mille francs. L'empereur y ajoute chaque ann?e cent quatre-vingt mille francs de sa cassette. Il nomme ? cent places de demoiselles nobles, et ? autant de filles de bourgeois. Les autres places sont remplies par des enfants ?lev?s aux frais de leurs familles. Dans la section des filles nobles, elles payent onze cent quatre-vingt-dix francs par an, et dans celle des filles de bourgeois, six cents francs seulement. Il y a aussi quelque diff?rence dans l'?tendue de l'instruction de ces deux classes.
J'ai rendu un compte succinct des ?tablissements de bienfaisance que j'ai visit?s; mais je ne saurais trop faire l'?loge de tous les soins ?clair?s et minutieux qui ont pr?sid? ? leur cr?ation, et qui sont observ?s dans leur direction. Tout y est plus beau et mieux qu'ailleurs. La cause en est facile ? d?couvrir. On les a faits d'un seul jet et assez r?cemment. On a pu tailler en plein drap. Avant de commencer, on a pris pour mod?les les meilleurs ?tablissement de l'Europe, et l'on a souvent apport? ? ceux-ci des perfectionnements reconnus utiles. En France, par exemple, et dans les vieux pays, la charit? a fond?, il y a plusieurs si?cles, des h?pitaux; mais alors mille soins, dont aujourd'hui on conna?t l'importance, ?taient inconnus. Ce sont d'anciens b?timents, dans de vieux quartiers, qui pr?sentent peu de salubrit?. On les a am?lior?s sans doute, mais sans pouvoir d?truire compl?tement les vices primitifs. En Russie, c'est tout autre chose: on a trouv? table rase, et tout a ?t? fait sur un plan arr?t? d'avance, apr?s avoir tout pr?vu.
Avant de rendre compte de ce que j'ai vu dans les environs de Saint-P?tersbourg, je dirai encore un mot sur cette ville et sur le caract?re particulier de son mat?riel. Je consignerai ici les observations qui me sont venues ? l'esprit. Elle est sans contredit la ville la plus r?guli?re de l'Europe, ayant ?t? construite comme on ferait b?tir un ch?teau, apr?s en avoir adopt? le plan. Son architecture est pr?tentieuse, et les colonnes, bel ornement des palais et des ?tablissements publics, ont ?t? prodigu?es partout. Chaque maison particuli?re un peu importante a sa colonnade et son p?ristyle. Ces p?ristyles ouverts, ces cotonnades entourant autrefois les temples des anciens, ?taient appropri?s au climat et offraient un suppl?ment de logement et d'abri pour les subalternes et pour le peuple. Dans les climats du Nord, elles pr?sentent un contre-sens, et ici l'abus est pouss? ? un exc?s dont on ne peut pas se faire id?e. La grande largeur des rues, le peu d'?l?vation des maisons, r?pandent la population sur une surface immense. Cette ville, qui est au moins aussi grande que Paris, n'a pas quatre cent mille habitants: on juge de l'effet. En g?n?ral, une ville est vivante par l'accumulation de sa population r?unie sur une petite surface. Pour cela les maisons doivent ?tre ?lev?es et les rues ?troites. Ici c'est tout juste l'oppos?. On peut bien avoir, comme ? Paris, des quartiers ? places et ? rues de larges dimensions, mais il faut d'autres quartiers o? la population soit entass?e. Pendant le jour elle se d?verse et circule dans les quartiers moins populeux; elle leur donne ainsi la vie qui leur manque. Ensuite, cette direction droite des rues, permettant d'embrasser un espace immense d'un seul coup d'oeil, ajoute ? la tristesse et ? la monotonie de cette ville, malgr? son ?l?gance et sa beaut?.
Le palais, en le consid?rant dans son ensemble, c'est-?-dire avec l'Ermitage, est tr?s-vaste, beaucoup moins grand cependant que l'ensemble des Tuileries et du Louvre. L'architecture du palais d'hiver est lourde et de mauvais go?t. B?ti ? une mauvaise ?poque pour les beaux-arts, vers le premier tiers du si?cle dernier, plus grand dans ses dimensions, il rappelle le palais de Berlin. On croirait ces deux palais construits par le m?me architecte, curieux de r?p?ter son premier ouvrage. Des statues fort m?diocres en d?corent le fa?te. Saint-P?tersbourg, comme toutes les villes russes, renferme une multitude d'?glises, mais elles sont tr?s-petites. Elles passeraient chez nous pour des chapelles. La plus grande, d'une construction r?cente, b?tie ou finie sous Alexandre, l'?glise de Kasan, est cependant d'une certaine grandeur. Elle est obstru?e par une multitude de colonnes de granit qui occupent une grande partie de l'int?rieur, dont la dimension n'est en rapport ni avec l'?l?vation ni avec sa surface. On s'occupe de la construction de l'?glise d'Isaac. Ici tout sera d'un grand style et de la plus vaste dimension. Cette ?glise, assure-t-on, sera, apr?s Saint-Pierre de Rome et Saint-Paul de Londres, la plus grande de la chr?tient?. Elle est construite toute en granit rouge de Finlande. Quarante-huit colonnes de la m?me mati?re, de cinquante pieds de hauteur, et chacune d'un seul morceau, la d?coreront ? l'ext?rieur. Ces colonnes, du poids de deux cent cinquante mille livres, sont transport?es sur des b?timents faits expr?s, du port de cinq cents tonneaux. Chaque b?timent en re?oit deux ? la fois. M. de Montgeraud, architecte fran?ais, dirige tous les travaux. Il a imagin? les appareils n?cessaires pour mouvoir ces masses. Quarante-huit po?les doivent ?tre plac?s dans l'int?rieur pour la chauffer; mais une partie sera plac?e ? la r?gion sup?rieure, afin de rendre la temp?rature uniforme et d'emp?cher les vapeurs condens?es de retomber en pluie, comme il arrive quelquefois dans l'?glise de Kasan. On estimait alors la d?pense totale ? vingt-cinq millions de francs, et le temps n?cessaire ? son ach?vement, ? vingt-quatre ans. Ce sera un grand et beau monument, digne de la capitale d'un grand souverain.
Beaucoup de choses encore sont ? remarquer ? Saint-P?tersbourg: le palais de marbre, situ? sur le quai, plus haut que l'Ermitage, l'habitation du grand-duc Constantin, quand il venait ? Saint-P?tersbourg; le palais d'Anitchkov, situ? sur la Perspective, demeure du grand-duc Nicolas, avant son arriv?e au tr?ne; le palais de la Tauride, construit par Potemkin pour donner une f?te ? l'imp?ratrice Catherine; le palais du grand-duc Michel, construction toute nouvelle, d?licieuse habitation, o? le bon go?t le dispute ? la magnificence; le mus?e, dont le vaste b?timent d?sert attend les tableaux et les statues, destin?s sans doute un jour ? l'orner; enfin de tr?s-grandes et tr?s-magnifiques casernes, o? quarante mille hommes peuvent ?tre sainement et commod?ment ?tablis.
Il y a encore ? Saint-P?tersbourg deux choses qu'on ne saurait trop admirer. La premi?re, la statue ?questre de Pierre le Grand, ouvrage immortel du fondeur fran?ais Falconet, la plus belle de cette esp?ce existante au monde. Son attitude est sublime et correspond ? la pens?e. Pierre, apr?s avoir gravi le rocher qui sert de base, ?tendant la main, semble dire: <
L'adoption de la navigation ? vapeur diminue, en beaucoup de circonstances, l'importance de la science de la marine, mais cependant ne pourra jamais la d?truire tout ? fait. La sensation ?prouv?e sur un bateau ? vapeur est qu'aucune combinaison n'est n?cessaire ? sa direction, tandis qu'elles sont si vastes, si vari?es et si multipli?es dans la conduite des b?timents ? voile. Un b?timent est dirig? par son timonier, comme un gros animal dompt? ob?it aux ordres et aux indications de son conducteur.
Les effets produits par l'inondation de 1824 ?taient encore visibles. Deux forts, construits en bois, et destin?s ? la d?fense de la rade, avaient ?t? ras?s et d?truits de fond en comble par les eaux: un seul ?tait reconstruit. Un vaisseau de cent vingt canons, ayant ?t? port? ? terre, n'avait pu ?tre remis ? flot, et on s'occupait ? le d?molir. Les conditions naturelles de cet important ?tablissement sont peu favorables. Le projet du g?n?ral Bazaine, dont j'ai rendu compte, y rem?dierait en partie; car les vaisseaux pourraient mouiller dans la passe en arri?re de la digue, et, par cons?quent, ?tre garantis contre une partie des grands efforts de la mer. En b?tissant des forts en pierre pour prot?ger la rade dans le lieu m?me o? sont les forts en bois, on aurait d'autres abris d'un usage facile.
L'?tablissement de Cronstadt est grand et vaste, les casernes sont consid?rables, les magasins en rapport avec les besoins; mais tout est moins beau et beaucoup moins complet que dans nos grands ports: tout semble avoir encore un caract?re de provisoire. Il est vrai que presque tout date de Pierre Ier. Une chose seulement est remarquable et digne d'envie: c'est l'immense bassin divis? en huit formes, pouvant servir ? construire ou ? radouber sept vaisseaux et une fr?gate ? la fois. Chacune de ces formes peut se vider s?par?ment au moyen d'une machine ? vapeur.
L'armement de Cronstadt est tr?s-consid?rable; mais les batteries du c?t? de la mer sont trop basses et auraient de la peine ? r?sister au feu des vaisseaux. Il n'y a point de fourneaux ? r?verb?re pour rougir les boulets, et une grande partie des parapets est en bois. La rade est d?fendue par divers forts, les uns en bois, les autres en pierre, qui croisent leurs feux entre eux et avec ceux du corps de la place. Malgr? les mauvaises dispositions de d?tail, l'immense artillerie accumul?e rendrait toujours l'attaque de Cronstadt une affaire difficile et chanceuse. Et puis, combien le grand ?loignement des puissances qui pourraient avoir int?r?t et moyen de l'entreprendre, la nature de la mer et de la c?te, ajouteraient aux obstacles et aux dangers de cette op?ration!
Il existe ? Cronstadt une ?cole de pilotage et de bas officiers. Elle est bien tenue et ?tablie sur un bon pied. L'instruction th?orique qui y est donn?e est suffisante sans ?tre pouss?e trop loin. Cet ?tablissement, comme tous les autres d'une nature analogue, est men? d'une mani?re paternelle et avec une grande ?conomie. Il est de la plus grande utilit?, et voici pourquoi: La navigation russe est encore peu ?tendue; le commerce forme peu de matelots. Il ne peut donc pas, comme en France et en Angleterre, offrir des ressources ? la marine militaire ni lui fournir des hommes propres aux fonctions de contre-ma?tres et de chefs d'?quipage. D?s lors la pr?voyance du gouvernement doit y pourvoir.
En g?n?ral, je le dis de nouveau, on ne saurait trop admirer les soins pris en Russie pour l'?ducation des enfants des serviteurs de l'?tat. Fils de matelots, fils d'employ?s, fils de soldats, tous sont adopt?s par le souverain, qui se charge de les rendre utiles ? son service et de leur ouvrir la carri?re de la fortune s'ils sont dignes de la parcourir. Les soins pris par Alexandre pour l'?ducation de la jeunesse peuvent ? peine se concevoir, monument durable et glorieux pour son coeur et son esprit, conforme aujourd'hui aux plus grands int?r?ts de la Russie.
Peu de jours apr?s ma visite ? Cronstadt, l'empereur s'y rendit pour inspecter la flotte, qui ?tait au moment de sortir pour ?voluer dans la Baltique. Il me fit dire de me rendre dans la rade, sur le bateau ? vapeur, d'o? je viendrais le trouver ? bord de son yacht. L'escadre se composait de trois vaisseaux de ligne et de neuf fr?gates. Je me rendis pr?s de l'empereur, et je l'accompagnai ? bord des principaux b?timents dont il fit la visite. Ces b?timents ?taient assez bien tenus, mais on pouvait reconna?tre sans peine que les ?quipages ?taient peu instruits. J'en fus surtout frapp? sur le yacht de l'empereur, alors ? la voile et mont? par des marins de la garde. Les moindres manoeuvres semblaient les embarrasser, et je fus au moment de donner mon avis sur la mani?re d'orienter les voiles pour virer de bord, apr?s que ce b?timent e?t manqu? ? virer une premi?re fois par la maladresse de l'?quipage. L'imp?ratrice ?tait ? bord du yacht. Rien ne peut rendre son amabilit?, sa gr?ce et les agr?ments qui la distinguent. Combien ce couple, si tendrement uni, est beau ? voir, et qu'il est naturel de faire des voeux pour son bonheur et sa prosp?rit?!
L'empereur me fit remarquer que l'?quipage du yacht ?tait compos? du soldats mitraill?s au mois de d?cembre. Je lui r?pondis: <
Au surplus, ces soldats r?volt?s de Saint-P?tersbourg ne doivent pas ?tre confondus avec les mis?rables qui les commandaient et les ont entra?n?s dans la r?bellion. Autant ceux-ci ?taient inf?mes et criminels, autant les autres ?taient dignes d'indulgence. De leur part c'?tait un acte de vertu, et ils ont cru ?tre des h?ros de fid?lit? et se sacrifier ? leur devoir. En effet, huit jours avant la r?volte, ils avaient pr?t? serment de fid?lit? ? Constantin. On leur demande un nouveau serment en vers un prince pr?sent, et Constantin est absent. Ne sont-ils pas autoris?s ? douter de la validit? des droits, ? craindre une usurpation? Ils ne sont pas au fait de ce qui s'est pass?. La publicit? est peu habituelle en Russie, et elle arriv? difficilement jusqu'aux classes inf?rieures. Les ?v?nements qui venaient de se succ?der, presque incroyables pour les gens bien inform?s, ?taient tout ? fait incompr?hensibles pour ces soldats. D?s lors la d?fiance est expliqu?e, m?me l?gitim?e, et de l? ? la r?volte il n'y a qu'un pas. Induits en erreur par leurs propres officiers, ils persistent dans le serment d?j? pr?t? et sont victimes d'un sentiment louable de fid?lit? et de constance ? leur devoir, tandis qu'on les accuse du crime oppos?. Ces malheureux doivent inspirer une grande piti?, car ils ont ?t? punis pour une action dont le principe m?rite une r?compense. Ainsi, autant les officiers conspirateurs doivent inspirer d'horreur, autant les soldats sont dignes d'int?r?t, et c'est ce que Nicolas a senti. Aussi n'avait-il aucune inqui?tude, aucune crainte, en se confiant de nouveau ? la garde de ceux-ci.
Peterhof, que je visitai ensuite, est ? une assez faible distance d'Oranienbaum, sur la m?me rive de la N?va. Le ch?teau est beau et vaste, mais son architecture est mesquine. Le b?timent est peu ?lev?; il manque de grandeur et de dignit?. Une rivi?re, riche en belles eaux, a donn? le moyen de faire des cascades magnifiques, des jets d'eau et d'autres choses de cette nature, dont l'intention est de rappeler les eaux de Versailles, sans cependant en approcher. Des jardins, situ?s au-dessous du coteau o? le ch?teau est b?ti, sont grands, bien tenus et dans le style des jardins de le N?tre. Une petite maison en briques, habit?e par Pierre le Grand, y est conserv?e avec un respect religieux, comme tout ce qui rappelle cet homme extraordinaire.
En g?n?ral, les Russes, dont l'origine comme puissance est si nouvelle, et qui sont admis ? peine depuis un si?cle dans la famille europ?enne, attachent beaucoup de prix ? se cr?er des souvenirs et ? en pr?parer pour leur post?rit?. Les peuples, comme les hommes priv?s, ?prouvent le besoin de reconna?tre la source dont ils descendent et de se livrer aux souvenirs qui s'y rattachent. On trouve un charme myst?rieux ? se livrer ? ces pens?es et ? conserver tout ce qui les r?veille. Dans notre vieille Europe, anciennement civilis?e, dont l'histoire est pr?sente ? notre esprit, nous trouvons ? chaque pas des monuments qui en rappellent les grandes ?poques, et les ?poques remontent jusqu'? celle de la puissance romaine. En Russie, o? tout est d'hier, tout, except? le Kremlin de Moscou, dont l'existence se lie avec l'invasion des Tartares et la lutte des grands-ducs de Moscovie contre eux, tout date de Pierre le Grand. Aussi on a recueilli avec soin ce qui lui a appartenu, ainsi qu'? ses successeurs.
Dans tous les ch?teaux, et ? Peterhof particuli?rement, il y a une grande quantit? d'habits et de cannes de Pierre Ier; des robes de Catherine Ire, d'?lisabeth; l'habit de cheval en taffetas vert que portait Catherine Ire le jour o? elle s'empara du pouvoir. Le tr?sor de Moscou, plus riche en objets de souvenirs, remonte un peu plus haut; maison dirait ici que l'on cherche ? suppl?er par le nombre des objets au nombre de si?cles qui manquent.
Peterhof est le lieu, chaque ann?e, d'une f?te populaire tr?s-remarquable. Elle est c?l?br?e ? une ?poque d?termin?e. Quand la cour occupe le ch?teau, quarante ou cinquante mille individus viennent se r?jouir dans les jardins en toute libert?; ils s'y ?tablissent, y couchent, y restent pendant plusieurs jours et sont nourris aux frais de l'empereur, avec son argenterie et par sa maison. L'empereur et sa famille se prom?nent au milieu de cette foule sans garde et sans appareil, et n'en sont que plus respect?s. Une f?te analogue a lieu ? Saint-P?tersbourg au 1er janvier de chaque ann?e. Il y a un bal o? tout le peuple, sans exception, est admis dans le palais; il y vient un grand nombre de milliers de personnes. L?, l'empereur est accessible au dernier de ses sujets. Des repas servis en argenterie sont ?galement donn?s, et jamais ni d?sordre, ni tumulte, ni vol, ne s'y commettent. Ces f?tes populaires, institu?es dans presque tous les pays soumis ? des gouvernements absolus et arbitraires, consacrent momentan?ment une libert? sans limites pour le peuple, esp?ce d'indemnit? donn?e de la perte de ses droits, et hommage rendu ? la pens?e qui repr?sente le souverain comme chef de la famille. C'est enfin un moyen de flatter, de caresser l'opinion des masses et de conqu?rir leur affection, affection pr?cieuse et n?cessaire; car cette esp?ce de souverain n'a d'autre appui que la multitude et les soldats. Si cet appui, si cette affection, venaient ? leur manquer, si la haine succ?dait ? l'amour, la r?volte serait imm?diate et ferait crouler le tr?ne. Quand, au contraire, les gouvernements cherchent la base de leur puissance et la garantie de leur dur?e dans un ordre r?gulier, dans le r?gne des lois et le respect pour toutes les existences que la succession des si?cles et les services rendus ? l'?tat ont grandies, ils ont des appuis moins variables, plus solides, et ils conservent plus de dignit? et de v?ritable ind?pendance.
J'ai visit? l'int?rieur du palais et vu l'appartement qu'occupait Alexandre. Tout y est rest? intact, comme il l'a laiss? en partant de Zarsko?e-S?lo pour commencer le voyage o? il a trouv? la mort. Il avait le pressentiment d'une fin prochaine. Il parcourut, avant de partir, toutes les all?es de son jardin; puis, s'?tant mis en route, il s'arr?ta ? la distance dont on voit encore Zarsko?e-S?lo pour lui jeter un coup d'oeil et lui faire un dernier adieu, inspiration inou?e, car il ne devait plus revoir ce lieu qu'il ch?rissait. La chambre d'Alexandre ? Zarsko?e-S?lo renferme une tr?s-petite biblioth?que, o? les ouvrages de F?nelon ont la place d'honneur. Les ouvrages de cet homme c?l?bre devaient ?tre dans le go?t d'un souverain d'un coeur tendre, rempli de douceur et de bienfaisance.
Je ne puis m'emp?cher de revenir encore sur les souvenirs qu'il a laiss?s en Russie. Il n'y a pas une famille ? Saint-P?tersbourg qui ne soit son oblig?e. Faire du bien ?tait son premier besoin. Une m?re de famille lui demandait-elle une audience pour l'entretenir de ses int?r?ts priv?s, il arrivait inopin?ment chez elle et s'occupait ensuite ? remplir le but de ses d?sirs. Il y avait chez lui quelque chose d'ang?lique.
L'appartement occup? par Catherine II est d?licieux: tout y respire la volupt?, et elle s'y entendait. La colonnade de marbre et la terrasse donnant sur le lac devaient ?tre, pour une cour gaie, spirituelle et occup?e de plaisirs, des lieux de r?union charmants ? la fin d'une belle journ?e.
J'ai vu, pour la premi?re fois, dans le jardin de Zarsko?e-S?lo, les enfants de l'empereur, et, en particulier, le grand-duc h?ritier. J'ai d?j? parl? de lui, et je dirai cependant combien sa vue m'int?ressa, et ? quel point son air r?solu me s?duisit. Il maniait une petite barque sur la rivi?re anglaise, et, un des officiers qui m'accompagnaient lui ayant demand? de traverser cette rivi?re sur cette barque, la barque fit, au moment o? il s'embarqua brusquement, un mouvement si marqu?, que l'eau y entra. Un autre enfant de son ?ge aurait jet? un cri. Lui ne montra pas la moindre ?motion, saisit son crochet pour la pousser au large, et ensuite ses rames pour la conduire. Il eut un aplomb et un calme admirables. Que Dieu le conserve, et que ce jeune prince donne ? son p?re tout le bonheur qu'il a droit d'en attendre!
Un des ?tablissements les plus curieux situ?s dans les environs de Saint-P?tersbourg, la manufacture de Colpina, est une des plus belles fabriques que l'on puisse voir. Ses produits sont tous relatifs au service de la marine. On y forge des ancres pour les vaisseaux; on y construit des machines ? vapeur, des aff?ts pour les canons, des cuisines de vaisseau; on y lamine des cuivres pour le doublage des b?timents; on y fait des clous et des boulons en cuivre, des instruments d'astronomie, etc. Enfin on s'occupe de tout ce qui tient ? l'armement et l'am?nagement des vaisseaux.
Elle forme un immense fer ? cheval, au milieu duquel est un grand bassin servant de port, et d'o? les bateaux se rendent sur la N?va, au moyen d'une rivi?re navigable. Un Anglais, nomm? Wilson, est charg? de diriger cette fabrique. Un calculait alors qu'avec un travail de quatre ann?es et une d?pense de quinze cent mille francs elle serait port?e ? sa perfection.
Apr?s avoir visit? Colpina, j'allai voir Schlusselbourg, point ou le canal de Ladoga d?bouche dans la N?va. De magnifiques ?cluses venaient d'?tre achev?es. L'activit? de la navigation a oblig? d'en r?unir deux ensemble pour le m?me objet. Dans quelques circonstances de l'ann?e, on doit m?nager l'eau du canal, et en diminuer autant que possible la consommation. ? cet effet, on a imagin? un moyen fort ing?nieux. Deux ?cluses jumelles sont accol?es l'une ? l'autre. Quand les bateaux descendants sont dans un des sas, au lieu de verser l'eau dans le canal inf?rieur, avant d'ouvrir l'?cluse, on la fait ?couler dans l'?cluse voisine. Les eaux des deux sas se mettent de niveau alternativement, et ce mouvement conserve une partie de l'eau, qui sans cela serait vers?e dans le canal inf?rieur et serait perdue. Il y a plusieurs canaux en France o? ce moyen d'?conomiser l'eau devrait ?tre employ?. En portant le nombre des ?cluses ainsi accol?es ? trois ou plus, on diminuerait encore davantage la consommation de l'eau, dont la d?pense serait ainsi r?duite a fort peu de chose.
Les exportations faites par ces d?bouch?s sont si consid?rables et la navigation si active, qu'ann?e commune il passe par les ?cluses de Schlusselbourg de vingt-six ? vingt-huit mille b?timents, du port de cent vingt ? deux cents tonneaux, ou des trains de bois qui les repr?sentent. Pour donner un terme de comparaison, je dirai que, dans les meilleures ann?es, la navigation du canal de Languedoc ne consiste que dans le passage de quinze cents bateaux d'une moindre grandeur.
?lisabeth fit enfermer, depuis sa plus tendre enfance, dans le ch?teau de Schlusselbourg, Ivan, petit-neveu de Pierre 1er, qui avait ?t? d?clar? h?ritier du tr?ne par l'imp?ratrice Anne. Ce malheureux prince y p?rit, par l'ordre de Catherine II, ? l'occasion d'une entreprise faite en sa faveur.
J'assistais habituellement aux manoeuvres de la garde quand elle s'exer?ait par brigade. Je vis successivement les r?giments de Pr?obragensky et de Moscou, les chasseurs de Finlande et les chasseurs de la garde, les r?giments d'Ismailowsky et Pawlowsky, enfin ceux d'Alemanowsky, et les grenadiers du corps; infanterie superbe et fort instruite; un peu lourde, un peu pesante, mais dont la composition, pour la taille et la tournure des hommes, est admirable. Elle est, il est vrai, l'objet d'un choix tout particulier, et recrut?e dans les grenadiers, qui sont eux-m?mes choisis dans l'arm?e, o? les conditions impos?es sont remplies et au del?.
J'accompagnai l'empereur au camp de Zarsko?e-S?lo, o? une grande partie de la garde fut r?unie. J'y passai trois jours ? voir manoeuvrer les troupes, que l'empereur commandait en personne. On y fit aussi la petite guerre. J'eus l'occasion d'admirer l'aplomb et la facilit? avec laquelle l'empereur dirigeait les mouvements et son coup d'oeil pour remuer des masses consid?rables; mais j'aurai l'occasion de traiter plus en d?tail cet objet en parlant des manoeuvres de Moscou, et de donner des renseignements circonstanci?s sur l'arm?e russe.
Je fus frapp?, en ce moment, de la promptitude et de la facilit? avec laquelle l'infanterie russe se fatigue. Apr?s une marche de quatre heures, les soldats semblaient aussi ?puis?s que les n?tres apr?s une journ?e enti?re. L'instruction remarquable des r?giments, pris s?par?ment, est sup?rieure ? celle des chefs. Les g?n?raux ne m'ont pas satisfait. L'empereur est le meilleur manoeuvrier de tous ceux que j'ai vus ? ces r?unions.
Il y avait aussi de la cavalerie de la garde au camp de Zarsko?e-S?lo; cavalerie superbe. Les cuirassiers, chevaliers-gardes et gardes ? cheval sont mont?s sur des chevaux immenses, qui cependant sont tr?s-maniables et ont une grande souplesse, la cavalerie l?g?re, hussards, chasseurs, lanciers et dragons, est mont?e plus haut que dans l'arm?e fran?aise; mais ces diff?rentes troupes doivent ?tre consid?r?es comme destin?es ? combattre en ligne, attendu que les Cosaques suffisent ? tous les services des avant-postes et des reconnaissances. Aussi les hussards, chasseurs, etc., n'ont ni l'habitude ni l'exp?rience de ce genre de service.
L'arriv?e du corps de l'imp?ratrice ?lisabeth fut suivie de ses fun?railles. Son entr?e ? Saint-P?tersbourg eut lieu avec la plus grande solennit?. L'empereur, l'imp?ratrice, le re?urent ? la barri?re et l'accompagn?rent ? pied jusqu'? l'?glise de la forteresse, lieu de s?pulture des souverains russes depuis Pierre 1er. Le cort?ge ?tait immense et occupait plus d'une lieue de longueur. En faire la description me serait impossible. Dans aucun autre pays, une c?r?monie semblable n'offre quelque chose d'aussi imposant, ni d'une aussi grande pompe, ni d'un caract?re plus religieux.
Le corps diplomatique y fut invit?, et nous nous rend?mes tous ? l'?glise pour assister au service et ? l'inhumation, ?glise petite et mesquine, dont la construction est r?cente comme celle de la ville. Le terrain sur lequel elle est construite est si bas et si rapproch? des eaux, qu'il semble soumis ? mille chances de destruction. Les souvenirs des ?ges anciens n'y figurent pas, et cependant ces impressions conviennent beaucoup aux solennit?s qui rappellent l'?ternit?. Les restes mortels des souverains de ce grand empire, d?pos?s dans un lieu aussi moderne, sont un t?moignage du peu d'anciennet? politique de ce peuple. Il en r?sulte, pour ainsi dire, un manque de dignit? pour ce grand pays. Combien Moscou est pr?f?rable pour recevoir les d?pouilles des empereurs: vieille ville et v?ritable capitale, dont l'action se fait sentir tout ? la fois sur l'Asie et sur l'Europe; vieux Kremlin et accumulation de tombes, dans l'?glise la plus ancienne de cette ancienne r?sidence!
Quand l'empereur, le jour de son sacre, va faire, comme chose de c?r?monie, une station et une pri?re dans l'?glise de ses anc?tres, remplie de leurs cercueils, on ?prouve, malgr? soi, un pieux recueillement et une sainte ?motion. Cette c?r?monie parle tout ? la fois au coeur et ? l'esprit.
Apr?s les fun?railles de l'imp?ratrice ?lisabeth, tout le monde se disposa ? partir pour Moscou. L'empereur se mit en route imm?diatement apr?s le jugement d?finitif du proc?s de la conspiration et apr?s avoir fait tous les actes de cl?mence compatibles avec la justice et une bonne politique. Je quittai Saint-P?tersbourg la veille du jour o? les cinq individus, condamn?s ? ?tre pendus, devaient ?tre ex?cut?s; je pris ma route par les colonies militaires, situ?es sur le Volcoff, que l'empereur m'avait autoris? ? visiter, et dont je vais rendre compte.
L'empereur Alexandre avait ?t? frapp? des avantages de toute nature que l'empereur d'Autriche tire des r?giments fronti?res, ?tablis sur les confins de ses ?tats du c?t? de la Turquie. Le but de cette organisation, ind?pendamment de la garde de la fronti?re, est d'entretenir en temps de paix, et de former pour la guerre, un grand nombre de soldats avec une faible d?pense; de tirer d'une population assez faible des soldats dans une proportion tr?s-forte, mais ? la condition de les laisser habituellement dans leurs familles, et occup?s de leurs travaux, quand la guerre ne les appelle pas ailleurs. Dans les provinces civiles d'Autriche, un r?giment d'infanterie est entretenu par une population de quatre cent mille ?mes, et dans les provinces militaires par une population de cinquante ou soixante mille ?mes. Celles-ci donnent donc huit fois autant de soldats que les premi?res. Le succ?s de cette organisation en Autriche, dans l'int?r?t du souverain, dans l'int?r?t de la population, de son bien-?tre et des progr?s de la civilisation, justifie la proportion adopt?e, et prouve combien le syst?me est bon et salutaire.
Les faiseurs en Russie imagin?rent de coloniser des r?giments sans les placer au milieu d'une population correspondante par sa force aux besoins qu'exige leur entretien. Chose inou?e! on prit pour base d'un r?giment une population de trois, quatre ou cinq mille ?mes, soumise violemment ? ce r?gime; et cette population, d'ailleurs peu propre au m?tier qu'on voulait lui faire faire, se composait en grande partie de bateliers du Volcoff, riches de leur industrie; ainsi la nature et le d?faut de population, tout ?tait contraire.
Ou avait donc renvers? la question, et, au lieu de faire des soldats avec des paysans, on faisait des paysans avec des soldats. Un r?giment ?tant plac? dans un canton, la population lui fut donn?e. Les filles devinrent les femmes des soldats, et le soldat, institu? chef de famille, commanda dans la maison. Beau-p?re, belle-m?re et belle-soeur, tout lui fut soumis. On b?tit des villages en forme de camps baraqu?s, et on donna aux familles des terres ? d?fricher. De belles constructions pour les officiers, pour les h?pitaux, pour les exercices ? couvert, furent ex?cut?es avec magnificence, et de la mani?re la plus large et la plus intelligente; mais tout, en d?finitif, n'?tait qu'une mani?re de casernement. Ce syst?me isol? ne pouvait se soutenir par lui-m?me. Ces r?giments, n'?tant pas form?s et entretenus par la population du territoire, ne pouvaient rester au complet qu'au moyen de recrues fournies par les provinces de l'empire. Les soldats enr?les, ind?pendamment de leurs services militaires, ?tant tenus de consacrer la plus grande partie de leur temps ? cultiver la terre, form?rent ainsi des colonies agricoles, organis?es militairement, et non des colonies militaires; corps de laboureurs recrut? par l'arm?e, et non r?union de soldats faite avec des laboureurs. Le troisi?me bataillon, attach? au sol, ne devait jamais sortir, et cependant ceux qui le composaient ?taient assujettis aux m?mes exercices militaires: v?ritable contre-sens. Il y a une grande diff?rence ? ?tre soumis ? l'autorit? militaire, comme en Autriche, ? porter le nom de soldat afin d'en prendre plus ou moins l'esprit, ou bien d'?tre oblig? de remplir sa vie des d?tails qui constituent ce m?tier, ind?pendamment des devoirs impos?s comme cultivateurs et comme colons. Il y avait donc autant d'erreur dans l'application des principes et dans le r?gime que dans les bases dont on ?tait parti. Aussi a-t-on abandonn? cette institution, et, si elle n'est pas d?truite formellement par un ukase, le respect port? au nom de l'empereur Alexandre en est le seul motif. Les immenses constructions ex?cut?es n'ont d'autre destination aujourd'hui que de loger des troupes de la garde ou de l'arm?e.
Les colonies militaires de cavalerie, situ?es en Ukraine, sont tout autre chose. ?tablies sur des bases raisonnables, conduites par un homme d'esprit, actif et ?minemment propre ? la direction de semblables ?tablissements, le g?n?ral de Witt, elles ont obtenu le succ?s le plus complet. J'aurai ailleurs l'occasion d'entrer dans quelques d?tails sur ce sujet.
Des colonies militaires, je me rendis ? Novogorod, qui fut une ville riche et prosp?re aux temps du moyen ?ge, avec laquelle les souverains ?taient oblig? de compter, mais qui pr?sente aujourd'hui le spectacle le plus mis?rable, la grande enceinte qui la contenait ? peine autrefois existe encore; mais la plus grande partie de la surface qu'elle enferme est un d?sert aujourd'hui, et la partie habit?e elle-m?me ne pr?sente que quelques ch?tives cabanes; triste spectacle offert aux yeux du voyageur par cette cit? c?l?bre, qui fut autrefois r?publique puissante.
Les villes de Russie que je visitai alors ne m'offrirent rien de s?duisant. Un peuple a besoin de la succession d'un grand nombre d'ann?es pour se policer et s'enrichir. Une aisance g?n?rale, un bien-?tre universel, une grande s?curit?, et la conscience d'une protection efficace de la part du pouvoir, peuvent seuls donner le go?t d'embellir sa demeure. Des r?volutions ayant autrefois d?truit Novogorod, des ruines l'ont remplac?e, et, jusqu'? pr?sent, aucune circonstance n'en a favoris? lu renaissance.
Chose singuli?re et digne de remarque: la marche politique de la soci?t? a ?t?, en Russie, en sens inverse de celle du reste de l'Europe. Tandis que l'Occident ?tait soumis ? la plus dure f?odalit?, tout le Nord ?tait libre. Les circonstances qui ont fond? chez nous la f?odalit? l'expliquent: effet de la conqu?te, elle devint la base de l'ordre social. Dans le Nord, berceau des conqu?rants, la libert? s'?tait conserv?e; mais l'ordre de choses changea successivement en Occident, et particuli?rement en France et en Angleterre. La formation des communes et leur affranchissement, l'alliance des souverains avec les peuples modifia, diminua l'existence et les droits des seigneurs; et, tandis que la marche progressive des temps prot?geait ces peuples, un acte isol? attacha les paysans russes ? la gl?be. Sous le r?gne de Boris Godunow, usurpateur qui s'empara du tr?ne des czars en 1598 et ne r?gna que cinq ans, un ukase changea le sort de toute la population. Sur la repr?sentation des seigneurs, pour emp?cher les paysans de quitter leurs villages et de laisser les terres sans culture, il fut ordonn? que les paysans ne pourraient s'?loigner ? l'avenir et appartiendraient au sol qui les avait vus na?tre. Le seigneur, ma?tre du sol, devint ainsi propri?taire de leurs personnes. Cet ukase, re?u sans contradiction, devint et forme encore le fondement de la soci?t? en Russie.
De Novogorod, je continuai ma route pour Moscou, o? j'arrivai en quatre jours. Le passage des monts Valda? coupe un peu la monotonie du voyage. Ces monts, plac?s au point de partage des eaux qui se rendent dans la Baltique et dans la mer Caspienne, pr?sentent ? peine ? l'oeil une ?l?vation sup?rieure de deux ou trois fois ? celle de Montmartre. Au pied du versant m?ridional se trouvent de beaux et vastes lacs, dont la navigation se lie ? celle des rivi?res et des canaux qui traversent l'empire.
Le pays que j'ai parcouru est souvent mar?cageux, d'autres fois riche et bien cultiv?. La plaine de Tarjock en pr?sente un remarquable exemple. On ex?cute une grande chauss?e de Saint-P?tersbourg ? Moscou, chose de luxe, car les grands transports se font ou par les canaux et les rivi?res, ou par le tra?nage en hiver. Cette route servira donc seulement aux voyageurs. Au reste, l'importance de la communication entre les deux capitales en justifie suffisamment la construction. Toutefois, dans un but aussi restreint, elle m'a paru trop large; mais tout, en Russie, se con?oit et s'ex?cute dans des dimensions gigantesques. L'immense ?tendue de l'empire a sans doute accoutum? les esprits ? des nombres et des proportions sup?rieurs ? tout ce que l'on con?oit ailleurs. Ce bel ouvrage, qui ?tait, ? cette ?poque, au tiers de son ex?cution, est termin? compl?tement aujourd'hui; mais alors on parcourait encore deux cent quarante verstes de route sur des rondins, esp?ce de route odieuse, produisant des secousses insupportables, et cependant c'?tait le seul moyen d'arriver.
Ce genre de construction exige une ?norme consommation de bois, car ? peine la dur?e des arbres employ?s est-elle de quatre ans. On rend les chemins moins rudes en ?quarrissant les bois, mais ceux-ci alors deviennent plus chers, soit ? cause de la quantit? de bois perdu, soit ? cause de l'accroissement de la main-d'oeuvre. Je m'arr?tai ? Tiver, l'une des villes les plus importantes de la Russie. Elle est grande, mais d?peupl?e: aussi offre-t-elle le spectacle le plus triste. Elle ne porte le caract?re ni d'une ville nouvellement b?tie, par la beaut? des ?difices, ni celui d'une ancienne ville, par les vestiges d'une ancienne population. Elle est situ?e sur le Volga, fleuve qui traverse presque toute la Russie en y portant l'abondance et la richesse. Ce fleuve est la grande art?re de cet immense corps.
Le 29 juillet, j'arrivai ? Moscou, ville qui ne ressemble ? aucune autre, et dont la vue ?tonnerait m?me celui dont l'esprit serait le plus pr?venu. Son ?tendue immense, le caract?re de ses ?difices, les mille ou onze cents d?mes dor?s ou peints qui s'?l?vent dans les airs, les intervalles cultiv?s, les vallons qui s?parent les diff?rents quartiers et font de chacun une ville ? part, trois boulevards circulaires concentriques, plant?s d'arbres, formant la plus magnifique promenade du monde, enfin le Kremlin avec ses tours, ses cr?neaux et ses fortifications du moyen ?ge, composent un ensemble dont il est impossible de donner une juste id?e. On dirait une agr?gation de villes; et cette ville est comme une image de l'empire lui-m?me, qui est une agr?gation de royaumes.
Le Kremlin, situ? sur une ?l?vation, domine un peu la ville. Tout y porte le cachet du moyen ?ge. Ancien fort, ancienne r?sidence des grands-ducs de Moscovie, il renferme encore aujourd'hui le palais qu'habite l'empereur. Sa surface, assez peu ?tendue, contient cependant huit ?glises, le palais et une place suffisante pour les parades journali?res. Diverses architectures, orientales et chinoises, ont ?t? suivies dans la construction de ces ?glises. Une d'elles renferme les tombeaux des czars, dont elle est enti?rement remplie.
Du haut des remparts, cette immense ville parle puissamment ? l'imagination. Mais quelle impression sa vue ne devait-elle pas faire sur un Fran?ais! Comment ne pas se rappeler que cette ville avait ?t? entre nos mains, et que la puissance de nos armes s'?tait ?tendue jusqu'au centre de l'empire russe, ? l'extr?mit? de l'Europe, aux confins de l'Asie, et cela, il y avait ? peine quinze ans! Alors tout pliait devant nous; alors tout se prosternait sur nos pas. Mais ce triomphe d'un moment fut achet? au prix de quatre cent mille hommes laiss?s dans les d?serts, au prix de l'invasion de la France et de l'entr?e dans Paris des arm?es de toute l'Europe! Il me semblait voir appara?tre, avec un ?clat extraordinaire, notre grandeur pass?e et l'immense chute qui l'a suivie, dans ce lieu m?me o? tant de souvenirs sont encore r?cents. Grand exemple des vicissitudes humaines et de la justice divine! L'abus de la force appelle une r?sistance l?gitime; la r?sistance am?ne la victoire, et, bient?t apr?s, la vengeance. Les cendres de Moscou devinrent comme l'?l?ment r?g?n?rateur de la monarchie russe. Notre destin?e avait ?t? de parcourir toutes les p?riodes de la fortune pour arriver aux plus grands malheurs. La compensation des maux qui nous avaient frapp?s s'?tait trouv?e dans la possession d'un gouvernement doux et paternel, dans ta jouissance d'une libert? v?ritable, d'un ?tat tranquille et d'une prosp?rit? sans exemple. Mais, ces biens, mal appr?cies au bout de seize ans, devaient nous ?tre enlev?s pour faire place au chaos; et, tandis que les principaux auteurs des grandes sc?nes pass?es disparaissaient du monde, Moscou, th??tre de tant de d?solation et de tant de calamit?s, plus belle et plus imposante que jamais, ?tait devenue le s?jour paisible et brillant d'un empereur ?clatant de jeunesse et de beaut?, au moral comme au physique.
L'imp?ratrice-m?re ?tait rest?e ? Moscou depuis la mort de l'imp?ratrice ?lisabeth. Je fus pr?sent?, imm?diatement apr?s mon arriv?e, avec toute mon ambassade, ? cette princesse. Je fus frapp? de son air imposant, mais th??tral. Elle avait une sorte de grandeur dans les mani?res, un air grave et digne. Elle cherchait ?videmment ? faire effet par ses discours et quelques mots marquants. Sa grande gloire est d'avoir ?lev? Nicolas: t?che qui, par la mani?re dont elle l'a remplie, honore sa haute intelligence. Son esprit actif la rendait ambitieuse et avide de pouvoir. Pour donner quelque aliment ? ses facult?s, elle s'?tait charg?e de la direction sup?rieure et de l'inspection de divers ?tablissements d'?ducation, de bienfaisance et d'industrie. Au moment o? son jeune fils monta sur le tr?ne, elle se crut destin?e ? r?gner sous son nom; mais lui, malgr? son respect religieux pour elle, sut bient?t s'affranchir d'une d?pendance que son droit, comme son devoir, lui d?fendait de supporter.
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