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Read Ebook: Honoré de Balzac by Gautier Th Ophile

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Ebook has 210 lines and 28838 words, and 5 pages

Mais retournons ? la mansarde de la rue Lesdigui?res. Balzac n'avait pas con?u le plan de l'oeuvre qui devait l'immortaliser ; il se cherchait encore avec inqui?tude, anh?lation et labeur, essayant tout et ne r?ussissant ? rien ; pourtant il poss?dait d?j? cette opini?tret? de travail ? laquelle Minerve, quelque rev?che qu'elle soit, doit un jour ou l'autre c?der ; il ?bauchait des op?ras comiques, faisait des plans de com?dies, de drames et de romans dont madame de Surville nous a conserv? les titres : Stella, Coqsigrue, Les Deux Philosophes, sans compter le terrible Cromwell, dont les vers, qui lui co?taient tant de peine, ne valaient pas beaucoup mieux que celui par lequel commen?ait son po?me ?pique des Incas.

Figurez-vous le jeune Honor? les jambes entortill?es d'un carrick rapi?c?, le haut du corps prot?g? par un vieux ch?le maternel, coiff? d'une sorte de calotte dantesque dont madame de Balzac connaissait seule la coupe, sa cafeti?re ? gauche, son encrier ? droite, labourant ? plein poitrail et le front pench?, comme un boeuf ? la charrue, le champ pierreux et non d?frich? pour lui de la pens?e, o? il tra?a plus tard des sillons si fertiles. La lampe brille comme une ?toile au front de la maison noire, la neige descend en silence sur les tuiles disjointes, le vent souffle ? travers la porte et la fen?tre << comme Tulou dans sa fl?te, mais moins agr?ablement. >>

Si quelque passant attard? e?t lev? les yeux vers cette petite lueur obstin?ment tremblotante, il ne se serait certes pas dout? que c'?tait l'aurore d'une des plus grandes gloires de notre si?cle.

Veut-on voir un croquis de l'endroit, transpos?, il est vrai, mais tr?s-exact, dessin? par l'auteur dans La Peau de Chagrin, cette oeuvre qui contient tant de lui-m?me ?

<< ... Une chambre qui avait vue sur les cours des maisons voisines, par les fen?tres desquelles passaient de longues perches charg?es de linge ; rien n'?tait plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la mis?re et appelait son savant. La toiture s'y abaissait r?guli?rement, et les tuiles disjointes laissaient voir le ciel ; il y avait place pour un lit, une table, quelques chaises, et sous l'angle aigu du toit je pouvais loger mon piano ... Je v?cus dans ce s?pulcre a?rien pendant pr?s de trois ans, travaillant nuit et jour, sans rel?che, avec tant de plaisir que l'?tude me semblait ?tre le plus beau th?me, la plus heureuse solution de la vie humaine. Le calme et le silence n?cessaires au savant ont je ne sais quoi de doux et d'enivrant comme l'amour ... L'?tude pr?te une sorte de magie ? tout ce qui nous environne. Le bureau ch?tif sur lequel j'?crivais et la basane brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries du papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s'anim?rent et devinrent pour moi d'humbles amis, les silencieux complices de mon avenir. Combien de fois ne leur ai-je pas communiqu? mon ?me en les regardant ? Souvent, en laissant voyager mes yeux sur une moulure d?jet?e, je rencontrais des d?veloppements nouveaux, une preuve frappante de mon syst?me ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pens?es presque intraduisibles. >>

Dans ce m?me passage, il fait allusion ? ses travaux : << J'avais entrepris deux grandes oeuvres ; une com?die devait en peu de jours me donner une renomm?e, une fortune et l'entr?e de ce monde o? je voulais repara?tre en exer?ant les droits r?galiens de l'homme de g?nie. Vous avez tous vu dans ce chef-d'oeuvre la premi?re erreur d'un jeune homme qui sort du coll?ge, une niaiserie d'enfant ! Vos plaisanteries ont d?truit de f?condes illusions qui depuis ne se sont pas r?veill?es ... >>

On reconna?t l? le malencontreux Cromwell, qui, lu devant la famille et les amis assembl?s, fit un fiasco complet.

Honor? appela de la sentence devant un arbitre qu'il accepta comme comp?tent, un bon vieillard, ancien professeur ? l'Ecole polytechnique. Le jugement fut que l'auteur devait faire << quoi que ce soit, except? de la litt?rature. >>

Quelle perte pour les lettres, quelle lacune dans l'esprit humain si le jeune homme se f?t inclin? devant l'exp?rience du vieillard et e?t ?cout? son conseil, qui, certes, ?tait des plus sages, car il n'y avait pas la moindre ?tincelle de g?nie ni m?me de talent dans cette trag?die de rh?torique ! Heureusement Balzac, sous le pseudonyme de Louis Lambert, n'avait pas fait rien au coll?ge de Vend?me la Trait? de la Volont?.

Il se soumit ? la sentence, mais seulement pour la trag?die ; il comprit qu'il devait renoncer ? marcher sur les traces de Corneille et de Racine, qu'il admirait alors sous b?n?fice d'inventaire, car jamais g?nies ne furent plus contraires au sien. Le roman lui offrait un moule plus commode, et il ?crivit vers cette ?poque un grand nombre de volumes qu'il ne signa pas et d?savoua toujours. Le Balzac que nous connaissons et que nous admirons ?tait encore dans les limbes et luttait vainement pour s'en d?gager. Ceux qui ne le jugeaient capable que d'?tre exp?ditionnaire avaient en apparence raison ; peut-?tre m?me cette ressource lui aurait-elle manqu?, car sa belle ?criture devait d?j? s'?tre alt?r?e dans les brouillons chiffonn?s, ratur?s, surcharg?s, presque hi?roglyphiques de l'?crivain luttant avec l'id?e et ne se souciant plus de la beaut? du caract?re.

Ainsi, rien n'?tait r?sult? de cette claustration rigoureuse, de cette vie d'ermite dans la Th?ba?de dont Rapha?l trace le budget : << Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m'emp?chaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un ?tat de lucidit? singuli?re. Mon logement me co?tait trois sous par jour ; je br?lais pour trois sous d'huile par nuit, je faisais moi-m?me ma chambre, je portais des chemises de flanelle pour ne d?penser que deux sous de blanchissage par jour. Je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divis? par les jours de l'ann?e n'a jamais donn? plus de deux sous pour chacun. J'avais des habits, du linge, des chaussures pour trois ann?es : je ne voulais m'habiller que pour aller ? certains cours publics et aux biblioth?ques ; ces d?penses r?unies ne faisaient que dix-huit sous : il restait deux sous pour les choses impr?vues. Je ne me souviens pas d'avoir, pendant cette longue p?riode de travail, pass? le Pont des Arts, ni jamais achet? d'eau. >>

Sans doute, Rapha?l exag?re un peu l'?conomie, mais la correspondance de Balzac avec sa soeur montre que le roman ne diff?re pas beaucoup de la r?alit?. La vieille femme d?sign?e dans ses lettres sous le titre d'Iris la Messag?re, et qui avait soixante-dix ans, ne pouvait ?tre une m?nag?re bien active ; aussi Balzac ?crit-il : << Les nouvelles de mon m?nage sont d?sastreuses, les travaux nuisent ? la propret?. Ce coquin de Moi-m?me se n?glige de plus en plus, il ne descend que tous les trois ou quatre jours pour les achats, va chez les marchands les plus voisins et les plus mal approvisionn?s du quartier : les autres sont trop loin, et le gar?on ?conomise au moins ses pas ; de sorte que ton fr?re est d?j? nourri absolument comme un grand homme, c'est-?-dire qu'il meurt de faim.

>> Autre sinistre : le caf? fait d'affreux gribouillis par terre. Il faut beaucoup d'eau pour r?parer le d?g?t ; or, l'eau ne montant pas ? ma c?leste mansarde , il faudra aviser, apr?s l'achat du piano, ? l'?tablissement d'une machine hydraulique, si le caf? continue ? s'enfuir pendant que le ma?tre et le serviteur bayent aux corneilles. >>

Ailleurs, continuant la plaisanterie, il gourmande le paresseux Moi-m?me, seul laquais qu'il e?t ? son service, qui ne remplit pas la fontaine, laisse librement les moutons se promener sous le lit, la poussi?re aveuglante se tamiser sur les vitres, et les araign?es pendre leurs hamacs dans les angles.

Dans une autre lettre, il ?crit : << J'ai mang? deux melons ... il faudra les payer ? force de noix et de pain sec ! >>

Une des rares r?cr?ations qu'il se permettait, c'?tait d'aller au Jardin des Plantes ou au P?re-Lachaise. Du haut de la colline fun?bre, il dominait Paris comme Rastignac ? l'enterrement du p?re Goriot. Son regard planait sur cet oc?an d'ardoises et de tuiles qui recouvrent tant de luxe, de mis?re, d'intrigues et de passions. Comme un jeune aigle, il couvait sa proie du regard ; mais il n'avait encore ni les ailes, ni le bec, ni les serres, quoique son oeil d?j? p?t se fixer sur le soleil. -- Il disait, en contemplant les tombes : << Il n'y a de belles ?pitaphes que celles-ci : La Fontaine, Mass?na, Moli?re : un seul nom qui dit tout et qui fait r?ver ! >>

Cette phrase contient comme une vague aperception proph?tique que l'avenir r?alisa, h?las ! , trop t?t. Au penchant de la colline, sur une pierre s?pulcrale, au-dessous d'un buste en bronze coul? d'apr?s le marbre de David, ce mot BALZAC dit tout et fait r?ver le promeneur solitaire.

Le r?gime di?t?tique pr?conis? par Rapha?l pouvait ?tre favorable ? la lucidit? du cerveau ; mais certes, il ne valait rien pour un jeune homme habitu? au confort de la vie de famille. Quinze mois pass?s sous ces plombs intellectuels, plus tristes, ? coup s?r, que ceux de Venise, avaient fait du frais Tourangeau aux joues satin?es et brillantes un squelette parisien, h?ve et jaune, presque m?connaissable. Balzac rentra dans la maison paternelle, o? le veau gras fut tu? pour le retour de cet enfant peu prodigue.

Nous glisserons l?g?rement sur le temps de sa vie o? il essaya de s'assurer l'ind?pendance par des sp?culations de librairie auxquelles ne manqu?rent que des capitaux pour ?tre heureuses. Ces tentatives l'endett?rent, engag?rent son avenir, et malgr? les secours d?vou?s, mais trop tardifs peut-?tre de la famille, lui impos?rent ce rocher de Sisyphe qu'il remonta tant de fois jusqu'au bord du plateau, et qui retombait toujours plus ?crasant sur ses ?paules d'Atlas, charg?es en outre de tout un monde.

Cette dette qu'il se faisait un devoir sacr? d'acquitter, car elle repr?sentait la fortune d'?tres chers, fut la N?cessit? au fouet arm? de pointes, ? la main pleine de clous de bronze qui le harcela nuit et jour, sans tr?ve ni piti?, lui faisant regarder comme un vol une heure de repos ou de distraction. Elle domina douloureusement toute sa vie, et la rendit souvent inexplicable pour qui n'en poss?dait pas le secret.

Ces indispensables d?tails biographiques indiqu?s, arrivons ? nos impressions directes et personnelles sur Balzac.

Balzac, cet immense cerveau, ce physiologiste si p?n?trant, cet observateur si profond, cet esprit si intuitif, ne poss?dait pas le don litt?raire : chez lui s'ouvrait un ab?me entre la pens?e et la forme. Cet ab?me, surtout dans les premiers temps, il d?sesp?ra de le franchir. Il y jetait sans le combler volume sur volume, veille sur veille, essai sur essai ; toute une biblioth?que de livres inavou?s y passa. Une volont? moins robuste se f?t d?courag?e mille fois ; mais par bonheur Balzac avait une confiance in?branlable dans son g?nie, m?connu de tout le monde. Il voulait ?tre un grand homme, et il le fut par d'incessantes projections de ce fluide plus puissant que l'?lectricit?, et dont il fait de si subtiles analyses dans Louis Lambert.

Contrairement aux ?crivains de l'?cole romantique, qui tous se distingu?rent par une hardiesse et une facilit? d'ex?cution ?tonnantes, et produisirent leurs fruits presque en m?me temps que leurs fleurs, dans une ?closion pour ainsi dire involontaire, Balzac, l'?gal de tous comme g?nie, ne trouvait pas son moyen d'expression, ou ne le trouvait qu'apr?s des peines infinies. Hugo disait dans une de ses pr?faces, avec sa fiert? castillane : << Je ne sais pas l'art de souder une beaut? ? la place d'un d?faut, et je me corrige dans un autre ouvrage. >> Mais Balzac z?brait de ratures une dixi?me ?preuve, et lorsqu'il nous voyait renvoyer ? La Chronique de Paris l'?preuve de l'article fait d'un jet, sur le coin d'une table, avec les seules corrections typographiques, il ne pouvait croire, quelque content qu'il en f?t d'ailleurs, que nous y eussions mis tout notre talent. << En le remaniant encore deux ou trois fois, il e?t ?t? mieux, >> nous disait-il.

Se donnant pour exemple, il nous pr?chait une ?trange hygi?ne litt?raire. Il fallait nous clo?trer deux ou trois ans, boire de l'eau, manger des lupins d?tremp?s comme Protog?ne, nous coucher ? six heures du soir, nous lever ? minuit, et travailler jusqu'au matin, employer la journ?e ? revoir, ?tendre, ?monder, perfectionner, polir le travail nocturne, corriger les ?preuves, prendre les notes, faire les ?tudes n?cessaires, et vivre surtout dans la chastet? la plus absolue. Il insistait beaucoup sur cette derni?re recommandation, bien rigoureuse pour un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Selon lui la chastet? r?elle d?veloppait au plus haut degr? les puissances de l'esprit, et donnait ? ceux qui la pratiquaient des facult?s inconnues. Nous objections timidement que les plus grands g?nies ne s'?taient interdit ni l'amour, ni la passion, ni m?me le plaisir, et nous citions des noms illustres. Balzac hochait la t?te et r?pondait : << Ils auraient fait bien autre chose, sans les femmes ! >>

Toute la concession qu'il put nous accorder, et encore la regrettait-il, fut de voir la personne aim?e une demi-heure chaque ann?e. Il permettait les lettres : << cela formait le style. >>

Moyennant ce r?gime, il promettait de faire de nous, avec les dispositions naturelles qu'il se plaisait ? nous reconna?tre, un ?crivain de premier ordre. On voit bien ? nos oeuvres que nous n'avons pas suivi ce plan d'?tudes si sage.

Il ne faut pas croire que Balzac plaisant?t en nous tra?ant cette r?gle que des trappistes ou des chartreux eussent trouv?e dure. Il ?tait parfaitement convaincu, et parlait avec une ?loquence telle qu'? plusieurs reprises nous essay?mes consciencieusement de cette m?thode d'avoir du g?nie ; nous nous lev?mes plusieurs fois ? minuit, et apr?s avoir pris le caf? inspirateur, fait selon la formule, nous nous ass?mes devant notre table sur laquelle le sommeil ne tardait pas ? pencher notre t?te. La Morte Amoureuse, ins?r?e dans La Chronique de Paris, fut notre seule oeuvre nocturne.

Vers cette ?poque, Balzac avait fait pour une revue Facino Cane, l'histoire d'un noble v?nitien qui, prisonnier dans les Puits du palais ducal, ?tait tomb?, en faisant un souterrain pour s'?vader, dans le tr?sor secret de la R?publique, dont il avait emport? une bonne part avec l'aide d'un ge?lier gagn?. Facino Cane, devenu aveugle et joueur de clarinette sous le nom vulgaire du p?re Canet, avait conserv?, malgr? sa c?cit?, la double vue de l'or ; il le devinait ? travers les murs et les vo?tes, et il offrait ? l'auteur, dans une noce du faubourg Saint-Antoine, de le guider, s'il voulait lui payer les frais du voyage, vers cet immense amas de richesses dont la chute de la R?publique v?nitienne avait fait perdre le gisement. Balzac, comme nous l'avons dit, vivait ses personnages, et en ce moment il ?tait Facino Cane lui-m?me, moins la c?cit? toutefois, car jamais yeux plus ?tincelants ne scintill?rent dans une face humaine. Il ne r?vait donc que tonnes d'or, monceaux de diamants et d'escarboucles, et, au moyen du magn?tisme, avec les pratiques duquel il ?tait depuis longtemps familiaris?, il faisait rechercher ? des somnambules la place des tr?sors enfouis et perdus. Il pr?tendait avoir appris ainsi, de la mani?re la plus pr?cise, l'endroit o?, pr?s du morne de la Pointe-?-Pitre, Toussaint Louverture avait fait enterrer son butin par des n?gres aussit?t fusill?s. -- Le Scarab?e d'Or, d'Edgar Poe, n'?gale pas, en finesse d'induction, en nettet? de plan, en divination de d?tails, le r?cit enfi?vrant qu'il nous fit de l'exp?dition ? tenter pour se rendre ma?tre de ce tr?sor, bien autrement riche que celui enfoui par Tom Kidd au pied du tulipier ? la t?te de mort.

Nous prions le lecteur de ne pas trop se moquer de nous, si nous lui avouons en toute humilit? que nous partage?mes bient?t la conviction de Balzac. -- Quelle cervelle e?t pu r?sister ? sa vertigineuse parole ? Jules Sandeau fut aussi bient?t s?duit, et comme il fallait deux amis s?rs, deux compagnons d?vou?s et robustes pour faire les fouilles nocturnes sur l'indication du voyant, Balzac voulut bien nous admettre pour un quart chacun ? cette prodigieuse fortune. Une moiti? lui revenait de droit, comme ayant d?couvert la chose et dirig? l'entreprise.

Nous devions acheter des pics, des pioches et des pelles, les embarquer secr?tement ? bord du vaisseau, nous rendre au point marqu? par des chemins diff?rents pour ne pas exciter de soup?ons, et, le coup fait, transborder nos richesses sur un brick fr?t? d'avance ; bref, c'?tait tout un roman, qui e?t ?t? admirable si Balzac l'e?t ?crit au lieu de le parler.

Il n'est pas besoin de dire que nous ne d?terr?mes pas le tr?sor de Toussaint Louverture. L'argent nous manquait pour payer notre passage ; ? peine avions-nous ? nous trois de quoi acheter les pioches.

Ce r?ve d'une fortune subite due ? quelque moyen ?trange et merveilleux hantait souvent le cerveau de Balzac ; quelques ann?es auparavant , il avait fait un voyage en Sardaigne pour examiner les scories des mines d'argent abandonn?es par les Romains, et qui, trait?es par des proc?d?s imparfaits, devaient selon lui contenir encore beaucoup de m?tal. L'id?e ?tait juste, et, imprudemment confi?e, fit la fortune d'un autre.

Nous avons racont? l'anecdote du tr?sor enfoui par Toussaint Louverture, non pour le plaisir de narrer une histoire bizarre, mais parce qu'elle se rattache ? une id?e dominante de Balzac, -- l'argent. -- Certes, personne ne fut moins avare que l'auteur de La Com?die Humaine, mais son g?nie lui faisait pressentir le r?le immense que devait jouer dans l'art ce h?ros m?tallique, plus int?ressant pour la soci?t? moderne que les Grandisson, les Desgrieux, les Oswald, les Werther, les Malek-Adhel, les Ren?, les Lara, les Waverley, les Quentin Durward, etc.

Jusqu'alors le roman s'?tait born? ? la peinture d'une passion unique, l'amour, mais l'amour dans une sph?re id?ale en dehors des n?cessit?s et des mis?res de la vie. Les personnages de ces r?cits tout psychologiques ne mangeaient, ni ne buvaient, ni ne logeaient, ni n'avaient de compte chez leur tailleur. Ils se mouvaient dans un milieu abstrait comme celui de la trag?die. Voulaient-ils voyager, ils mettaient, sans prendre de passeport, quelques poign?es de diamants au fond de leur poche, et payaient de cette monnaie les postillons, qui ne manquaient pas ? chaque relais de crever leurs chevaux ; des ch?teaux d'architecture vague les recevaient au bout de leurs courses, et avec leur sang ils ?crivaient ? leurs belles d'interminables ?p?tres dat?es de la tour du Nord. Les h?ro?nes, non moins immat?rielles, ressemblaient ? des aqua-tinta d'Angelica Kauffmann : grand chapeau de paille, cheveux demi-d?fris?s ? l'anglaise, longue robe de mousseline blanche, serr?e ? la taille par une ?charpe d'azur.

Avec son profond instinct de la r?alit?, Balzac comprit que la vie moderne qu'il voulait peindre ?tait domin?e par un grand fait, -- l'argent, -- et, dans La Peau de Chagrin, il eut le courage de repr?senter un amant inquiet non-seulement de savoir s'il a touch? le coeur de celle qu'il aime, mais encore s'il aura assez de monnaie pour payer le fiacre dans lequel il la reconduit. -- Cette audace est peut-?tre une des plus grandes qu'on se soit permise en litt?rature, et seule elle suffirait pour immortaliser Balzac. La stup?faction fut profonde, et les purs s'indign?rent de cette infraction aux lois du genre ; mais tous les jeunes gens qui, allant en soir?e chez quelque belle dame avec des gants blancs repass?s ? la gemme ?lastique, avaient travers? Paris en danseurs, sur la pointe de leurs escarpins, redoutant une mouche de boue plus qu'un coup de pistolet, compatirent, pour les avoir ?prouv?es, aux angoisses de Valentin, et s'int?ress?rent vivement ? ce chapeau qu'il ne peut renouveler et conserve avec des soins si minutieux. Aux moments de mis?re supr?me, la trouvaille d'une des pi?ces de cent sous gliss?es entre les papiers du tiroir, par la pudique commis?ration de Pauline, produisait l'effet des coups de th??tre les plus romanesques ou de l'intervention d'une p?ri dans les contes arabes. Qui n'a pas d?couvert aux jours de d?tresse, oubli? dans un pantalon ou dans un gilet, quelque glorieux ?cu apparaissant ? propos et vous sauvant du malheur que la jeunesse redoute le plus : rester en affront devant une femme aim?e pour une voiture, un bouquet, un petit banc, un programme de spectacle, une gratification ? l'ouvreuse ou quelque v?tille de ce genre ?

Balzac excelle d'ailleurs dans la peinture de la jeunesse pauvre, comme elle l'est presque toujours, s'essayant aux premi?res luttes de la vie, en proie aux tentations des plaisirs et du luxe, et supportant de profondes mis?res ? l'aide de hautes esp?rances. Valentin, Rastignac, Bianchon, d'Arthez, Lucien de Rubempr?, Lousteau, ont tous tir? ? belles dents les durs beefsteaks de la vache enrag?e, nourriture fortifiante pour les estomacs robustes, indigeste pour les estomacs d?biles ; il ne les loge pas, tous ces beaux jeunes gens sans le sou, dans des mansardes de convention tendues de perse, ? fen?tre festonn?e de pois de senteur et donnant sur des jardins ; il ne leur fait pas manger << des mets simples, appr?t?s par les mains de la nature, >> et ne les habille pas de v?tements sans luxe, mais propres et commodes ; il les met en pension bourgeoise chez la maman Vauquer, ou les accroupit sous l'angle aigu d'un toit, il les accoude aux tables grasses des gargotes infimes, les affuble d'habits noirs aux coutures grises, et ne craint pas de les envoyer au mont-de-pi?t?, s'ils ont encore, chose rare, la montre de leur p?re.

O Corinne, toi qui laisses, au cap Mis?ne, pendre ton bras de neige sur ta lyre d'ivoire, tandis que le fils d'Albion, drap? d'un superbe manteau neuf et chauss? de bottes ? coeur parfaitement cir?es, te contemple et t'?coute dans une pose ?l?gante, Corinne, qu'aurais-tu dit de semblables h?ros ? Ils ont pourtant une petite qualit? qui manquait ? Oswald, -- ils vivent, et d'une vie si forte qu'il semble qu'on les ait rencontr?s mille fois ; -- aussi Pauline, Delphine de Nucingen, la princesse de Cadignan, Mme. de Bargeton, Coralie, Esther, en sont-elles follement ?prises.

A l'?poque o? parurent les premiers romans sign?s de Balzac, on n'avait pas, au m?me degr? qu'aujourd'hui, la pr?occupation, ou, pour mieux dire, la fi?vre de l'or. La Californie n'?tait pas d?couverte ; il existait ? peine quelques lieues de voies ferr?es dont on ne soup?onnait gu?re l'avenir, et qu'on regardait comme des esp?ces de glissoires devant succ?der aux montagnes russes, tomb?es en d?su?tude ; le public ignorait, pour ainsi dire, ce qu'on nomme aujourd'hui << les affaires, >> et les banquiers seuls jouaient ? la Bourse. Ce remuement de capitaux, ce ruissellement d'or, ces calculs, ces chiffres, cette importance donn?e ? l'argent dans des oeuvres qu'on prenait encore pour de simples fictions romanesques et non pour de s?rieuses peintures de la vie, ?tonnaient singuli?rement les abonn?s des cabinets de lecture, et la critique faisait le total des sommes d?pens?es ou mises en jeu par l'auteur. Les millions du p?re Grandet donnaient lieu ? des discussions arithm?tiques, et les gens graves, ?mus de l'?normit? des totaux, mettaient en doute la capacit? financi?re de Balzac, capacit? tr?s-grande cependant, et reconnue plus tard. -- Stendhal disait avec une sorte de fatuit? d?daigneuse du style : << Avant d'?crire, je lis toujours trois ou quatre pages du code civil pour me donner le ton. >> Balzac, qui avait si bien compris l'argent, d?couvrit aussi des po?mes et des drames dans le code : Le Contrat de Mariage, o? il met aux prises, sous les figures de Matthias et de Solonnet, l'ancien et le nouveau notariat, a tout l'int?r?t de la com?die de cape et d'?p?e la plus incident?e. La banqueroute dans Grandeur et D?cadence de C?sar Birotteau vous fait palpiter comme l'histoire d'une chute d'empire ; la lutte du ch?teau et de la chaumi?re dans Les Paysans offre autant de p?rip?ties que le si?ge de Troie. Balzac sait donner la vie ? une terre, ? une maison, ? un h?ritage, ? un capital, et en fait des h?ros et des h?ro?nes dont les aventures se d?vorent avec une anxieuse avidit?.

Ces ?l?ments nouveaux introduits dans le roman ne plurent pas tout d'abord, -- les analyses philosophiques, les peintures d?taill?es de caract?res, les descriptions d'une minutie qui semble avoir en vue l'avenir, ?taient regard?es comme des longueurs f?cheuses, et le plus souvent on les passait pour courir ? la fable. Plus tard, on reconnut que le but de l'auteur n'?tait pas de tisser des intrigues plus ou moins bien ourdies, mais de peindre la soci?t? dans son ensemble, du sommet ? la base, avec son personnel et son mobilier, et l'on admira l'immense vari?t? de ses types. N'est-ce pas Alexandre Dumas qui disait de Shakespeare : << Shakespeare, l'homme qui a le plus cr?? apr?s Dieu ; >> le mot serait encore plus juste appliqu? ? Balzac ; jamais, en effet, tant de cr?atures vivantes ne sortirent d'un cerveau humain.

D?s cette ?poque , Balzac avait con?u le plan de sa Com?die Humaine et poss?dait l? pleine conscience de son g?nie. Il rattacha adroitement les oeuvres d?j? parues ? son id?e g?n?rale et leur trouva place dans des cat?gories philosophiquement trac?es. Quelques nouvelles de pure fantaisie ne s'y raccrochent pas trop bien, malgr? les agrafes ajout?es apr?s coup ; mais ce sont l? des d?tails qui se perdent dans l'immensit? de l'ensemble, comme des ornements d'un autre style dans un ?difice grandiose.

Nous avons dit que Balzac travaillait p?niblement, et, fondeur obstin?, rejetait dix ou douze fois au creuset le m?tal qui n'avait pas rempli exactement le moule ; comme Bernard Palissy, il e?t br?l? les meubles, le plancher et jusqu'aux poutres de sa maison pour entretenir le feu de son fourneau et ne pas manquer l'exp?rience ; les n?cessit?s les plus dures ne lui firent jamais livrer une oeuvre sur laquelle il n'e?t pas mis le dernier effort, et il donna d'admirables exemples de conscience litt?raire. Ses corrections, si nombreuses qu'elles ?quivalaient presque ? des ?ditions diff?rentes de la m?me id?e, furent port?es ? son compte par les ?diteurs dont elles absorbaient les b?n?fices, et son salaire, souvent modique pour la valeur de l'oeuvre et la peine qu'elle avait co?t?, en ?tait diminu? d'autant. Les sommes promises n'arrivaient pas toujours aux ?ch?ances, et pour soutenir ce qu'il appelait en riant sa dette flottante, Balzac d?ploya des ressources d'esprit prodigieuses et une activit? qui e?t absorb? compl?tement la vie d'un homme ordinaire. Mais, lorsque assis devant sa table, dans son froc de moine, au milieu du silence nocturne, il se trouvait en face des feuilles blanches sur lesquelles se projetait la lueur de son flambeau ? sept bougies, concentr?e par un abat-jour vert, en prenant la plume il oubliait tout, et alors commen?ait une lutte plus terrible que la lutte de Jacob avec l'ange, celle de la forme et de l'id?e. Dans ces batailles de chaque nuit, dont au matin il sortait bris? mais vainqueur, lorsque le foyer ?teint refroidissait l'atmosph?re de sa chambre, sa t?te fumait et de son corps s'exhalait un brouillard visible comme du corps des chevaux en temps d'hiver. Quelquefois une phrase seule occupait toute une veille ; elle ?tait prise, reprise, tordue, p?trie, martel?e, allong?e, raccourcie, ?crite de cent fa?ons diff?rentes, et, chose bizarre ! la forme n?cessaire, absolue, ne se pr?sentait qu'apr?s l'?puisement des formes approximatives ; sans doute le m?tal coulait souvent d'un jet plus plein et plus dru, mais il est bien peu de pages dans Balzac qui soient rest?es identiques au premier brouillon. Sa mani?re de proc?der ?tait celle-ci : quand il avait longtemps port? et v?cu un sujet, d'une ?criture rapide, heurt?e, poch?e, presque hi?roglyphique, il tra?ait une esp?ce de sc?nario en quelques pages, qu'il envoyait ? l'imprimerie d'o? elles revenaient en placards, c'est-?-dire en colonnes isol?es au milieu de larges feuilles. Il lisait attentivement ces placards, qui donnaient d?j? ? son embryon d'oeuvre ce caract?re impersonnel que n'a pas le manuscrit, et il appliquait ? cette ?bauche la haute facult? critique qu'il poss?dait, comme s'il se f?t agi d'un autre. Il op?rait sur quelque chose ; s'approuvant ou se d?sapprouvant, il maintenait ou corrigeait, mais surtout ajoutait. Des lignes partant du commencement, du milieu ou de la fin des phrases, se dirigeaient vers les marges, ? droite, ? gauche, en haut, en bas, conduisant ? des d?veloppements, ? des intercalations, ? des incises, ? des ?pith?tes, ? des adverbes. Au bout de quelques heures de travail, on e?t dit le bouquet d'un feu d'artifice dessin? par un enfant. Du texte primitif partaient des fus?es de style qui ?clataient de toutes parts. Puis c'?taient des croix simples, des croix recrois?es comme celles du blason, des ?toiles, des soleils, des chiffres arabes ou romains, des lettres grecques ou fran?aises, tous les signes imaginables de renvois qui venaient se m?ler aux rayures. Des bandes de papier, coll?es avec des pains ? cacheter, piqu?es avec des ?pingles, s'ajoutaient aux marges insuffisantes, z?br?es de lignes en fins caract?res pour m?nager la place, et pleines elles-m?mes de ratures, car la correction ? peine faite ?tait d?j? corrig?e. Le placard imprim? disparaissait presque au milieu de ce grimoire d'apparence cabalistique, que les typographes se passaient de main en main, ne voulant pas faire chacun plus d'une heure de Balzac.

Le jour suivant, on rapportait les placards avec les corrections faites, et d?j? augment?es de moiti?.

Balzac se remettait ? l'oeuvre, amplifiant toujours, ajoutant un trait, un d?tail, une peinture, une observation de moeurs, un mot caract?ristique, une phrase ? effet, faisant serrer l'id?e de plus pr?s par la forme, se rapprochant toujours davantage de son trac? int?rieur, choisissant comme un peintre parmi trois ou quatre contours la ligne d?finitive. Souvent ce terrible travail termin? avec cette intensit? d'attention dont lui seul ?tait capable, il s'apercevait que la pens?e avait gauchi ? l'ex?cution, qu'un ?pisode pr?dominait, qu'une figure qu'il voulait secondaire pour l'effet g?n?ral saillait hors de son plan, et d'un trait de plume il abattait courageusement le r?sultat de quatre ou cinq nuits de labeur. Il ?tait h?ro?que dans ces circonstances.

Six, sept, et parfois dix ?preuves revenaient ratur?es, remani?es, sans satisfaire le d?sir de perfection de l'auteur. Nous avons vu aux Jardies, sur les rayons d'une biblioth?que compos?e de ses oeuvres seules, chaque ?preuve diff?rente du m?me ouvrage reli?e en un volume s?par? depuis le premier jet jusqu'au livre d?finitif ; la comparaison de la pens?e de Balzac ? ses divers ?tats offrirait une ?tude bien curieuse et contiendrait de profitables le?ons litt?raires. Pr?s de ces volumes un bouquin ? physionomie sinistre, reli? en maroquin noir, sans fers ni dorure, attira nos regards : << Prenez-le, nous dit Balzac, c'est une oeuvre in?dite et qui a bien son prix. >> Le titre portait : Comptes M?lancoliques ; il contenait la liste des dettes, les ?ch?ances des billets ? payer, les m?moires des fournisseurs et toute la paperasserie mena?ante que l?galise le timbre. Ce volume, par une esp?ce de contraste railleur, ?tait plac? ? c?t? des Contes Drolatiques, << auxquels il ne faisait pas suite, >> ajoutait en riant l'auteur de La Com?die Humaine.

Malgr? cette fa?on laborieuse d'ex?cuter, Balzac produisait beaucoup, gr?ce ? sa volont? surhumaine servie par un temp?rament d'athl?te et une r?clusion de moine. Pendant deux ou trois mois de suite, lorsqu'il avait quelque oeuvre importante en train, il travaillait seize ou dix-huit heures sur vingt-quatre ; il n'accordait ? l'animalit? que six heures d'un sommeil lourd, fi?vreux, convulsif, amen? par la torpeur de la digestion apr?s un repas pris ? la h?te. Il disparaissait alors compl?tement, ses meilleurs amis perdaient sa trace ; mais il sortait bient?t de dessous terre, agitant un chef-d'oeuvre au-dessus de sa t?te, riant de son large rire, s'applaudissant avec une na?vet? parfaite et s'accordant des ?loges que, du reste, il ne demandait ? personne. Nul auteur ne fut plus insoucieux que lui des articles et des r?clames ? l'endroit de ses livres ; il laissait sa r?putation se faire toute seule, sans y mettre la main, et jamais il ne courtisa les journalistes. -- Cela d'ailleurs lui e?t pris du temps : il livrait sa copie, touchait l'argent et s'enfuyait pour le distribuer ? des cr?anciers qui souvent l'attendaient dans la cour du journal, comme, par exemple, les ma?ons des Jardies.

Quelquefois, le matin, il nous arrivait haletant, ?puis?, ?tourdi par l'air frais, comme Vulcain s'?chappant de sa forge, et il tombait sur un divan ; sa longue veille l'avait affam? et il pilait des sardines avec du beurre en faisant une sorte de pommade qui lui rappelait les rillettes de Tours, et qu'il ?tendait sur du pain. C'?tait son mets favori ; il n'avait pas plut?t mang? qu'il s'endormait, en nous priant de le r?veiller au bout d'une heure. Sans tenir compte de la consigne, nous respections ce sommeil si bien gagn?, et nous faisions taire toutes les rumeurs du logis. Quand Balzac s'?veillait de lui-m?me, et qu'il voyait le cr?puscule du soir r?pandre ses teintes grises dans le ciel, il bondissait et nous accablait d'injures, nous appelant tra?tre, voleur, assassin : nous lui faisions perdre dix mille francs, car ?tant ?veill? il aurait pu avoir l'id?e d'un roman qui lui aurait rapport? cette somme . Nous ?tions cause des catastrophes les plus graves et de d?sordres inimaginables. Nous lui avions fait manquer des rendez-vous avec des banquiers, des ?diteurs, des duchesses ; il ne serait pas en mesure pour ses ?ch?ances ; ce fatal sommeil co?terait des millions. Mais nous ?tions habitu? d?j? ? ces prodigieuses martingales que Balzac, partant du chiffre le plus ch?tif, poussait ? toute outrance jusqu'aux sommes les plus monstrueuses, et nous nous consolions ais?ment en voyant ses belles couleurs tourangelles reparues sur ses joues repos?es.

Balzac habitait alors ? Chaillot, rue des Batailles, une maison d'o? l'on d?couvrait une vue admirable, le cours de la Seine, le champ de Mars, l'Ecole militaire, le d?me des Invalides, une grande portion de Paris et plus loin les coteaux de Meudon. Il s'?tait arrang? l? un int?rieur assez luxueux, car il savait qu'? Paris on ne croit gu?re au talent pauvre, et que le para?tre y am?ne souvent l'?tre. C'est ? cette p?riode que se rapportent ses vell?it?s d'?l?gance et de dandysme, le fameux habit bleu ? boutons d'or massif, la massue ? pommeau de turquoises, les apparitions aux Bouffes et ? l'Op?ra, et les visites plus fr?quentes dans le monde o? sa verve ?tincelante le faisait rechercher, visites utiles d'ailleurs, car il y rencontra plus d'un mod?le. Il n'?tait pas facile de p?n?trer dans cette maison, mieux gard?e que le jardin des Hesp?rides. Deux ou trois mots de passe ?taient exig?s. Balzac, de peur qu'ils ne s'?bruitassent, les changeait souvent. Nous nous souvenons de ceux-ci : au portier l'on disait : << La saison des prunes est arriv?e, >> et il vous laissait franchir le seuil ; au domestique accouru sur l'escalier au son de la cloche, il fallait murmurer : << J'apporte des dentelles de Belgique, >> et si vous assuriez au valet de chambre que << Mme. Bertrand ?tait en bonne sant?, >> on vous introduisait enfin.

Ces enfantillages amusaient beaucoup Balzac ; ils ?taient peut-?tre n?cessaires pour ?carter les f?cheux et d'autres visiteurs plus d?sagr?ables encore.

Dans La Fille aux Yeux d'Or se trouve une description du salon de la rue des Batailles. Elle est de la plus scrupuleuse fid?lit?, et l'on ne sera pas f?ch? peut-?tre de voir l'antre du lion peint par lui-m?me ; il n'y a pas un d?tail d'ajout? ou de retranch?.

<< La moiti? du boudoir d?crivait une ligne circulaire mollement gracieuse, qui s'opposait ? l'autre partie parfaitement carr?e, au milieu de laquelle brillait une chemin?e en marbre blanc et or. On entrait par une porte lat?rale que cachait une riche porti?re en tapisserie et qui faisait face ? une fen?tre. Le fer-?-cheval ?tait orn? d'un v?ritable divan turc, c'est-?-dire un matelas pos? par terre, mais un matelas large comme un lit, un divan de cinquante pieds de tour en cachemire blanc, relev? par des bouffettes en soie noire et ponceau, dispos?es en losanges ; le dossier de cet immense lit s'?levait de plusieurs pouces au-dessus des nombreux coussins qui l'enrichissaient encore par le go?t de leurs agr?ments. Ce boudoir ?tait tendu d'une ?toffe rouge sur laquelle ?tait pos?e une mousseline des Indes cannel?e comme l'est une colonne corinthienne, par des tuyaux alternativement creux et ronds, arr?t?s en haut et en bas dans une bande d'?toffe couleur ponceau, sur laquelle ?taient dessin?es des arabesques noires. Sous la mousseline, le ponceau devenait rose, couleur amoureuse que r?p?taient les rideaux de la fen?tre, qui ?taient en mousseline des Indes doubl?e de taffetas rose et orn?e de franges ponceau m?lang? de noir. Six bras en vermeil supportant chacun deux bougies ?taient attach?s sur la tenture ? d'?gales distances, pour ?clairer le divan. Le plafond, au milieu duquel pendait un lustre en vermeil mat, ?tincelait de blancheur, et la corniche ?tait dor?e. Le tapis ressemblait ? un ch?le d'Orient, il en offrait les dessins et rappelait les po?sies de la Perse, o? des mains d'esclaves l'avaient travaill?. Les meubles ?taient couverts en cachemire blanc, rehauss? par des agr?ments noir et ponceau. La pendule, les cand?labres, tout ?tait en marbre blanc et or. La seule table qu'il y e?t avait un cachemire pour tapis ; d'?l?gantes jardini?res contenant des roses de toutes les esp?ces, des fleurs ou blanches ou rouges. >>

Nous pouvons ajouter que sur la table ?tait pos?e une magnifique ?critoire en or et en malachite, don, sans doute, de quelque admirateur ?tranger.

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