Read Ebook: En ménage by Huysmans J K Joris Karl
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Ebook has 1094 lines and 56674 words, and 22 pages
Suivant cette fili?re de souvenirs, il supprimait d'un coup la br?che creus?e par le mariage de cette jeune fille entr'eux et il se figurait que l'ayant ?pous?e, il coulait avec elle une existence de douceur et de paix, puis, revenu ? lui, il se traitait d'imb?cile et d'enfant, allumait la lampe qui dissipait, avec sa clart?, toutes ces r?veries flottantes et soudainement mises en ?moi depuis pr?s de quinze ans qu'elles sommeillaient et semblaient mortes.
Mais la gaiet? de la lumi?re n'emp?chait pas son esprit de songer encore. Si l'obscurit? aidait ? retrouver les souvenirs les plus lointains, la lumi?re les rajeunissait, les rendait plus rapproch?s et plus pr?cis. Andr?, sautant m?me brusquement, d'une ?poque ? une autre, enjambait les ann?es interm?diaires, les amours de hasard, et l'association des id?es s'?tablissant forc?ment entre les deux seules filles honn?tes auxquelles il avait fait la cour, sa pens?e s'arr?tait de nouveau ? Berthe.
Elle se levait maintenant devant lui et ?loignait comme d'un geste tous les souvenirs qui voguaient et sombraient lentement d?s son approche. C'?tait elle, elle seule qui dominait. Il la fixait, la voyait telle qu'elle ?tait, et ? force de la fixer, il finissait m?me par ne plus la voir d'une fa?on distincte. Il y avait un moment o?, positivement, il cherchait ? se repr?senter son visage. Une nouvelle fureur l'animait contre elle et contre son amant, puis quand la sensation s'?moussait par sa violence m?me, il ?tait ?treint par de l?ches regrets. Ah! d?cid?ment il e?t mieux valu rester avec elle. Il n'aurait pas ?t? en somme le premier ? qui pareille aventure f?t advenue. C'?tait un r?le ridicule! eh bien apr?s? c'?tait l'opinion du monde qui ne se pr?occupe ni du caract?re, ni des besoins des individus et jauge avec la m?me verge toutes les esp?ces. Si c'?tait ? recommencer il se serait raisonn?, il aurait accept? l'association d'indulgence mutuelle si fr?quente dans les mariages de Paris. Ils seraient demeur?s bons amis, se pardonnant de mutuelles frasques, mettant chacun du sien, pour se rendre l'existence paisible; il ne serait pas r?duit ? vivre ainsi seul!--et, il s'assoupissait dans des r?veries incoh?rentes o? d?filaient des cajoleries de femme en qu?te de pardons, et des soins d'honn?te garde-malade, des r?veries souriantes et l?g?res, qu'interrompaient brusquement des pas montant l'escalier, des pas qui lui frappaient dans la poitrine et qu'il arrivait ? prendre, mal r?veill?, pour des pas de femme, pour les pas de Berthe. Ah! si elle avait l'id?e de venir sonner ? sa porte; le pr?texte ? inventer pour une visite ?tait si facile! il lui pardonnerait; une fois entr?e chez lui, ?a se ferait tout naturellement; l'on arriverait bien ? s'accorder et ? s'entendre!
Puis il avait un soubresaut et, d?gris?, il s'injuriait, et, retombant dans ses pens?es qui, d?tach?es maintenant de l'image autour de laquelle elles gravitaient, divergeaient peu ? peu, s'?cartaient de Berthe et tournant malgr? tout dans le m?me cercle, revenaient ? leur point de d?part, ? la femme, il songeait alors ? la p?riode de sa vie rest?e jusqu'ici dans l'ombre, il ?voquait ses anciennes liaisons et invinciblement il s'arr?tait ? Jeanne, ? une ma?tresse qu'il avait poss?d?e quelques ann?es avant son mariage.
C'?tait la premi?re fois depuis bien longtemps que ce souvenir l'assaillait. Elle seule, ?tait demeur?e dans un coin de sa cervelle comme une brave et curieuse fille, une petite ouvri?re un peu incompr?hensible, tr?s corrompue ou tr?s na?ve, mais, dans tous les cas, attach?e o? elle broutait et tendre. Ils s'?taient f?ch?s pour une v?tille, et fi?re et susceptible comme elle ?tait, jamais plus depuis il ne l'avait revue.
Son visage, il se le rappelait ? peine. Autant la figure de la jeune fille avec laquelle il avait fil? un amour chaste, se dressait devant ses yeux, tr?s nette, avec cette puissance de vision que prennent les souvenirs de l'extr?me jeunesse, autant la physionomie de cette femme qui avait couch? pr?s de lui, pendant des mois, s'obscurcissait ? mesure qu'il s'attachait ? la mettre en pleine lumi?re. Il revoyait certains de ses traits, mais l'ensemble dansait. Vaguement, au plus, il apercevait en se recueillant, des yeux vifs et fureteurs, une taille mince et souple, une tournure ?l?gante dans une petite robe, un bout de nez retrouss? sous des cheveux blonds, d'adorables bras, un pied effil?, des mains mignonnes, une laideur aga?ante et sournoise, mais quelqu'effac?e et quelqu'incompl?te que f?t l'image qui se pr?sentait ? lui, il sentait qu'entre mille, dans la rue, il la reconna?trait.
Soudain, d?s que son esprit se fut arr?t? sur Jeanne, il n'en bougea plus. Fatigu? de songer ? sa femme dont les gr?ces aviv?es par l'absence, lui avaient paru plus charmantes qu'elles n'?taient en r?alit? et dont l'?vocation lui laissait, malgr? tout, de sourdes col?res, il en arrivait fatalement ? se raccrocher au souvenir de la seule ma?tresse qui l'e?t attir? et le m?me ph?nom?ne se reproduisait. Il ne se rem?morait plus que les qualit?s de Jeanne, parvenait ? les trouver sup?rieures ? celles de Berthe, moins id?alis?e par une absence plus courte, et renvers?e d'ailleurs de son pi?destal d?s que la sc?ne de leur rupture venait se poser comme un point ferme dans toutes ces fluctuations du r?ve.
Qu'?tait devenue cette fille? d?licate et fr?le, elle avait jadis l'inqui?tante p?leur d'une parfumeuse; elle ?tait morte sans doute et, subitement, il fut pris d'un attendrissement pu?ril pour cette femme qu'il n'avait, ? proprement parler, jamais aim?e; il s'?tonna de n'avoir point song? plus t?t ? elle et il se faisait ces r?flexions que la vie est vraiment bizarre, qu'on a joint son existence ? celle d'une autre, qu'on s'est tout racont?, tout dit, qu'on s'est ouvert, l'un ? l'autre--l'homme du moins--et puis, qu'au bout de quelques ann?es, l'oubli a tout effac? et que l'on n'a plus rien de commun ensemble.
Il eut presque les larmes aux yeux lorsqu'il se r?p?ta que Jeanne devait ?tre morte, et, se rappelant leurs nuits blanches dans le m?me lit, il s'avouait qu'il e?t mieux agi en concubinant avec elle, comme elle l'avait elle-m?me souhait? un jour. Il n'e?t ?t? ni plus malheureux, ni plus cocu; et, m?lancoliquement, il se disait: j'ai depuis longtemps atteint l'?ge o? les apparences d'affection suffisent; en admettant m?me qu'elle ne m'ait jamais aim?, si elle avait bien appris son r?le, ?a m'aurait amplement satisfait.
Et, ces soirs o? les humeurs noires le d?solaient, il se couchait de bonne heure, tra?nait devant ses biblioth?ques, ? la recherche d'un livre rentrant dans l'ordre des pens?es qui l'agitaient. Il e?t voulu en trouver un qui le consol?t et renfor??t en m?me temps son amertume, un qui racont?t des ennuis plus grands et de la m?me nature pourtant que les siens, un qui le soulage?t par comparaison. Bien entendu, il n'en d?couvrait pas; il s'emparait alors d'un volume au hasard, s'?tendait sur son lit et, incapable de comprendre ce qu'il lisait, il r?vassait encore, rem?chait et ruminait ses emb?tements, avait h?te de dormir pour oublier et il restait poursuivi, m?me dans son sommeil, d'un ind?cis ennui qui le faisait tressauter, tout ? coup, avec cette angoisse terrifiante de quelqu'un qui d?gringole un escalier, en r?ve.
Ces crises juponni?res se rapprochaient de plus en plus fr?quentes. Autrefois, elles le traquaient pendant un jour ou deux et disparaissaient durant des semaines enti?res; aujourd'hui elles s'?ternisaient et lorsqu'elles paraissaient avoir enfin quitt? la place, elles surgissaient de nouveau sous le plus futile pr?texte de pens?e.
Andr? se demanda si la chastet? de ses sens devenus tardifs, ne contribuait pas ? le jeter dans ces phases de d?couragement et de tristesse.
De m?me que ces malades abandonn?s qui, devant l'annonce d'un m?dicament infaillible, se persuadent avant m?me d'en avoir us? et malgr? les d?boires qu'ils ont endur?s d?j? devant des r?clames semblables, que celui-l? est plus actif et que, seul il aura la vertu de les remettre sur pieds, Andr? eut une minute de joie et se crut sauv?. Il voulut t?ter de noces gu?rissantes, s'aiguisa les sens par des souvenirs lascifs et, ? diverses reprises il se livra, par raison, ? de consciencieuses ribotes.
Il obtint, en effet, une esp?ce de soulagement; il rentrait chez lui bris? et dormait d'une traite. Le lendemain il se sentait quelque lourdeur de t?te, mais les jupes ne le tourmentaient plus. Ses d?sirs de tendresse demeuraient bien inassouvis, mais ils criaient moins haut dans la chair repue. Andr? fut enchant? de son exp?rience et il la renouvela jusqu'? plus soif. Alors, les aspirations un moment dompt?es, reparurent et s'impos?rent, ? nouveau, plus vives. Il avait forc? la dose de ce calmant qui l'irritait maintenant comme ces potions trop fortement opiac?es dont les effets deviennent contraires ? ceux qu'aurait produits une quantit? juste. Loin de l'?gayer, ces amours au grand trot, l'afflig?rent; ses ennuis devinrent m?me plus imp?rieux et plus aigus, dans cette langueur de cerveau que laissent apr?s eux les exc?s charnels. La comparaison s'?tablissait forc?ment entre Berthe, Jeanne et ces femelles qui levant la chemise et la jupe d'un coup, pressaient l'extase, se d?p?chaient de le renvoyer pour descendre dans la rue ou dans le salon, s'ingurgiter des verres de vin ou de bi?re. Il ne trouvait chez elles l'apparence ni d'une sympathie, ni d'une politesse, d'un plaisir quelconque, encore moins.
Des souvenirs de coll?gien lui revenaient, des souvenirs b?tes ? le faire pleurer. Il quittait le boulevard Bonne-Nouvelle, un soir, et se faufilait dans une de ces rues infectes o? les plombs en saillie sur les murs, soufflent, par tous les temps, les odeurs vomitives des vieux choux-fleurs. Il s'avan?ait avec l'un de ses amis, ? petits pas, dans ces sentes noires o? deux becs de gaz clignotant ? la hauteur des premiers ?tages, ?clairent de lueurs sales des rebords de fen?tres encombr?s de pieds malades de v?roniques et de girofl?es, de pots de moutarde pleins de persil et d'eau, de langes tremp?s, de blouses d?teintes et s?chant sur des cordes; l?, trois ou quatre femmes, tendant de gros ventres sous des robes mal attach?es et trop courtes du devant, montrant des t?tes barbarement enlumin?es aux joues, causaient entr'elles, en rond, sous un r?verb?re.
Le coeur d?faillant, ils avaient ?cout? l'invite de ces raccrocheuses. Ils h?sitaient, pris de peurs horribles, de hontes subites, de d?fiance contre cet inconnu o? ils entraient, puis, tous deux s'?taient fait violence et ils avaient poliment offert, ainsi qu'? des dames, le bras ? ces dondons, stup?fi?es par ces belles mani?res. Les couples avaient ainsi travers? la rue, exhibant une fuite grotesque de dos ?triqu?s de jeunes hommes et d'?paules ?normes de comm?res qui marchaient en cahotant, comme des canes.
Une fois isol? dans une pauvre chambre, mal ?clair?e par un bout de chandelle, devant un lit d?fait et une cuvette en permanence sur le carreau, une envie de se sauver avait empoign? Andr?. Ses d?sirs de coll?ge ne le chauffaient plus.--L'acte brutal ?tait l?.--La crainte de para?tre enfantin et niais ajoutait encore ? ses angoisses.
Il ?tait heureusement tomb? sur une brave femme que cette jeunesse avide et troubl?e int?ressait. Elle eut pour lui une certaine bonne gr?ce, un accueil presque maternel; elle lui vida sa petite bourse, en faisant appel ? son bon coeur, lui vola une bouteille d'eau de Cologne qu'il avait apport?e par mesure d'hygi?ne et, avec de douces paroles et de gros baisers, avec des soupirs bruyants et des joies feintes, elle l'avait mis ? l'aise et ?tourdi.
Il descendit ainsi que son camarade de ce bouge, dans la rue, pensant: ce n'est donc que cela! s'?vertuant, malgr? tout, ? se monter la t?te, ? s'imaginer qu'ils avaient ?puis? des ivresses ardentes. Par bravade, chacun amplifiait le r?cit de son all?gresse. Ils regardaient les passants avec plus de fiert? maintenant. Ils ?taient des hommes! ils affectaient des allures de mauvais sujets, auraient voulu crier leur aventure ? tous les gens de la terre et rencontrer un ami, une connaissance, pour les mettre au courant de leurs hauts faits!--Parfois, cependant, une appr?hension terrible les tenaillait, celle d'avoir gagn? un incurable mal, un mal ? vous ravager le cuir chevelu et ? vous manger le nez, mais l'enthousiasme qu'ils entretenaient, l'un l'autre, et qu'ils chauffaient ? mesure qu'il mena?ait de refroidir, les absorbait encore. La d?sillusion n'apparut vraiment que lorsque, s'?tant s?par?s, chacun ?tait rentr? s'?tendre sur sa couchette.
Andr? songeait qu'? trente ans sonn?s, il ?tait revenu ? la passade de ses dix-huit ans! Apr?s avoir roul? de toutes parts, il ?tait revenu ? ses d?buts dans l'amour!--Il payait plus cher, allait dans les caf?s convenables au lieu de s'attabler dans des cabarets, mais les consommations ?taient les m?mes, toutes laissaient un arri?re-go?t d'aigre, une soif nouvelle de douceurs propres.
La r?pugnance qui le prit acc?l?ra encore sa h?te de poss?der quelque chose de f?minin qui simul?t un plaisir, une gr?ce. Ces p?tresses de foire jouaient pas trop mal leur r?le. Elles ne le d?ridaient plus, maintenant que devenu moins fringant et moins jeune, il perdait plus difficilement la t?te au moment convenu.
Sa femme si froide lui semblait passionn?e ? c?t? de ces histrionnes, mais ici et plus vivement encore le souvenir de son ancienne ma?tresse, ses fr?missements, ses p?moisons, lorsqu'il la dodelinait entre ses bras, le hant?rent. Ah! le sang lui dansait pour de bon dans les veines ? celle-l? et le cours de ses extases n'?tait pas r?gl? d'avance!
Ne pouvant savoir si elle ?tait vivante ou morte, il aspirait apr?s une fille semblable, apr?s une nouvelle ma?tresse, puis il s'avouait qu'il n'?tait plus d'?ge ? s?duire une femme.
La pens?e d'aller ?changer de discrets signaux au travers des vitres d'une boutique de modiste ou de cordonni?re, de se laisser rabrouer ? la porte, de perdre son temps ? de tels essais, la crainte d'?tre ridicule, l'arr?taient. D'ailleurs, il n'avait que peu d'illusion sur ses charmes. Il savait ne pas avoir ce je ne sais quoi qui fait qu'un homme m?me infirme et laid enj?le imm?diatement une femme. Il connaissait assez la vie pour ne pas ignorer que l'intelligence, que la distinction ne sont que de maigres atouts aupr?s des filles qui se toquent du plus affreux goujat parce qu'il a l'oeil polisson ou f?roce, qui s'en ?namourent jusqu'? la folie pour des motifs qu'elles ne parviennent pas ? d?m?ler elles-m?mes.
Sa timidit? s'accroissait, du reste, ? mesure qu'il r?fl?chissait aux difficult?s de l'entreprise. Il avait assez pourtant des r?deuses pay?es, il voulait s'adresser maintenant ? des fillettes qui gagnent leur pain d'une fa?on autre, aux ouvri?res qui choisissent un amant et ne lui sont infid?les que par boutades, selon les ?poques des termes, ou les rencontres qu'elles font au sortir de leurs magasins.
Alors que se trouvant, vers huit heures du soir, par hasard ou par suite d'une course, sur la place du Carrousel, il voyait les petits trottins, ?chapp?s de leurs ateliers, regagner deux ? deux, les quartiers de la rive gauche, riant et marchant bon pas, il les suivait tristement de l'oeil. La blondine, celle qui ?tait ? droite et qui tricotait si joliment des jambes, e?t bien fait son affaire; elle avait la mine douce et semblait dispos?e ? rire. Il est vrai que ces saintes nitouches-l? sont pires que les autres et que ce sont elles qui daubent et poivrent le plus congrument un homme!
Il s'asseyait parfois sur les bancs de pierre du pavillon de Turgot et, l?, sans s'occuper de ses voisins: des ouvriers en train de lire le journal et de dormir, des placiers de commerce se reposant et s'essuyant le front pr?s de leurs bo?tes, des personnes enlevant des bottines qui leur gonflent les pieds, ou bien des vieux m?nages humant le serein, le mari les deux mains appuy?es sur une canne, la femme tenant un panier sur ses genoux, il regardait couler la foule, filer les voitures de ma?tres et les fiacres, brandiller les charrettes de louage, pleines de meubles, tir?es ? la bricole par devant et pouss?es ? bras par derri?re, et il se r?p?tait que parmi tous ces gens qui se croisaient et se pressaient, ? cette heure, beaucoup se rendaient sans doute aupr?s d'une femme. Toutes, si laides et si mal b?ties qu'elles soient, ont un homme qu'elles satisfont et bichonnent tout en le trompant, pensait-il aussi en assistant au froufrou des jupes; les fillettes en tablier courant en avant de leurs m?res, les cheveux blonds retrouss?s sur le front par un peigne et tombant sur le cou en gerbes, les mains poudreuses et les joues barbouill?es de r?centes larmes, l'aidaient m?me ? r?ver. Il voyait dans ces morveuses qui s'affineront avec l'?ge, la souffrance future des m?mes qui grandiront pour devenir ? mesure plus b?tes.
Compl?tement abattu, les mains pos?es ? plat sur les cuisses crois?es, il contemplait le merveilleux et terrible ciel qui s'?tendait, au soleil couchant, par del? les feuillages noirs des Tuileries; il contemplait les taches crues des b?timents neufs, le petit arc de triomphe d?coup? et pomponn? comme un th??tre de marionnettes et presque coll?, ce soir-l?, sans perspective et sans air autour, contre les ruines dont les masses violettes se dressaient, trou?es, sur les flammes cramoisies des nuages.
Puis son regard descendait et, vaguant autour de lui, se fixait sur le malheureux soldat en sentinelle. Il suivait son pas ?gal le long du Louvre. Est-ce que ce lignard ne poss?dait pas une payse, une fille quelconque qui lui la?ait les bras autour du corps, lui versait, ? la r?galade, de gros baisers sur le cou, ou lui effilait par amiti? la moustache, sur un lit de sangle ou dans le coin d'une cuisine? il devait ?tre bien heureux celui-l?. On l'attendait au moins quand il ?tait libre!--puis Andr? haussait les ?paules, s'avouait stupide, car enfin, mieux valait crever que de mener la d?plorable vie de ce pauvre diable!...
Ces soirs-l?, il finissait par se tra?ner jusque chez lui, avec cette sorte d'h?b?tude des gens qui, apr?s avoir pleur? pendant des heures, s'engourdissent dans une torpeur presque douce.
Une fois couch?, par exemple, sa blessure le travaillait encore. Il repartait de plus belle, dans ses r?ves navr?s. Il enviait, en dernier ressort, ceux qui, gorg?s d'une femme, ne savent comment se soustraire ? ses caresses. Jamais femme ne l'avait poursuivi, il en ?tait ? conna?tre encore le supplice de ce qu'on nomme vulgairement un crampon. Toujours, il avait ?t? l?ch?, le premier, jamais il n'avait su s'attacher une ma?tresse.
Apr?s s'?tre applaudi de n'avoir jamais connu de tels embarras, apr?s avoir m?me blagu? des camarades qui ?taient relanc?s par leurs amoureuses, maintenant, il les jalousait.
Dans ses moments de lucidit?, il cherchait un rem?de qui jugul?t la maladie dont il souffrait. Le seul qu'il imaginait, s?duire une fillette presque sage lui paraissant impossible, il ?tait forc?ment oblig? d'aspirer, comme jadis, apr?s une fille qui lui appartiendrait en commun avec beaucoup d'autres. Il aurait son jour et elle le recevrait bien, sachant qu'il ?tait une pratique r?guli?re et qu'il prenait poliment livraison des plaisirs qu'il venait acheter. Persuad? enfin que la possession d'une femme ? soi seul, ? Paris, ?tait chose impraticable, il se d?cida ? adopter cette combinaison, tentant de se convaincre avec force arguments ? l'appui, que s'il avait eu l'aversion des roulures, c'?tait simplement parce qu'au lieu d'aller toujours chez la m?me, il en visitait, chaque fois, une diff?rente.
Mais ici, il fallait tout attendre de la chance. Il pouvait vagabonder au travers de cabinets de toilettes et d'alc?ves, pendant des mois, avant que de mettre la main sur une femme avenante et qui simulerait convenablement les giries de la bonne fille.
Il chercha et ne d?couvrit que de m?lancoliques farceuses ?prises de marloupiers qu'elles s'empressaient, d?s qu'il avait le dos tourn?, d'aller rejoindre.
Dans cette d?b?cle, le souvenir de Berthe s'implanta ? nouveau encore, mais le cort?ge des rancunes et des col?res qui l'accompagnaient, disparut. Andr? avait perdu toute fermet?, tout ressort. D?sesp?r?, il souhaita de revoir sa femme; il erra dans les rues avoisinant la demeure des D?sableau, il ne rencontra ni les uns, ni les autres, il finit par apprendre indirectement, qu'ils ?taient tous partis pour la campagne.
Cyprien le remontait de temps ? autre. Il comprenait le silence de son ami qui se taisait sur ses d?faillances. Quelquefois ils passaient la soir?e ensemble, et l?, tandis qu'ils fumaient des pipes, sans deviser, le peintre s'ing?niait ? secouer la pesante inertie d'Andr?.
--Tu as tort, lui dit-il, un jour, de te laisser aller ? la d?rive.--Prends garde, tu vas esp?rer des malheurs de femmes pour les soulager, tu vas r?ver d'invraisemblables discr?tions de ta part et de non moins invraisemblables reconnaissances de la part de la personne que tu obligeras pour coucher ensuite avec!--Allons, voyons, il ne faudrait pourtant pas d?raisonner de la sorte, et puis quoi? tu le sais pourtant bien, si t'amarrais pour de bon une femme, elle te mettrait l'?me ? vif, elle t'?corcherait, tout en ayant l'air de te panser!--C'est ainsi que les rapports entre la femme et l'homme ont ?t? r?gl?s par la Providence.--Je ne dis pas que cela soit bien, mais c'est comme cela!--Et, ces soirs-l?, Cyprien invitait son ami ? d?ambuler, l'entra?nait dans de formidables courses, s'appliquait ? l'?reinter de son mieux pour le faire dormir.
Andr? fut presque guilleret, un soir.
Las de buter contre d'inaccessibles convoitises, il quittait l'impasse o? il pi?tinait et revenait doucement sur ses pas, sans m?me en avoir conscience. La crise juponni?re s'?tait peu ? peu us?e, une r?action s'op?rait dans cet esprit qui n'ayant pu retrouver encore son assiette sautait d'un exc?s ? un autre, pr?tendait maintenant ? de fous rires, ? de bruyantes joies.
Il avait besoin de la gaiet? allum?e dans Paris, le soir. Il voulait se m?ler au bruit de la foule, se so?ler comme elle les yeux de clinquant et de gaz; il voulait des distractions purement animales, absorbant la curiosit? de la vue mais n'entrant pas dans l'esprit qui, fatigu? par des digestions de pens?es p?nibles, r?clamait la di?te absolue, le repos.
Andr? sortit et ne sachant ? quoi occuper son temps, il se dirigea vers le logis de Cyprien.
Le peintre ?tait, quand il entra, assis devant une table, pr?s d'un plat o? gisaient les d?combres d'un fricandeau et il achevait un dessin tendu sur une planche par quatre punaises.
Andr? examina ce dessin et fut interdit. Un buste en pl?tre d'Hippocrate sur un socle au-dessous duquel deux tourterelles se d?battaient dans les anneaux d'un boa, ?tait flanqu? comme la tige d'une lunette marine l'est par ses deux verres, de deux m?daillons repr?sentant: l'un, un ballet d'op?ra, et l'autre, un dessous de bois o? se b?cottaient deux amoureux. Deux autres figures s'?levaient, ? gauche et ? droite de ces m?daillons; une jeune fille pleurant dans une jupe blanche et un jeune homme se d?solant dans une robe de chambre. Derri?re et devant eux, sous leurs pieds et sur leurs t?tes, des serpents enroul?s autour de palmiers ou dress?s sur leurs queues, ? terre, sifflaient, et se tortillaient en dardant la langue.
--Un fronton par l?-dessus, murmura Cyprien, quelques matras, quelques cornues, quelques fioles, et, brochant sur le tout, un caduc?e dans des nuages et deux seringues en sautoir et cette oeuvre symbolique sera termin?e.
Puis, il se pencha vers Andr? et dit:
--Ceci n'est pas, comme tu pourrais le croire, le projet d'un grand tableau, non; c'est tout bonnement un prospectus de pharmacie qui sera grav? sur bois et enroul? autour d'une bouteille, orn?e de l'?tiquette sacramentelle de papier rouge <
--?a prouve tout d'abord que si on a le moyen de lever des personnes appartenant ? l'?cole des danses ou ? toute autre ?cole d'ailleurs; que si on se livre avec elles ? de co?teuses ripailles, l'on tombe malade.--Et c'est la juste punition inflig?e par le ciel ? la d?bauche.
Ensuite, ?a prouve encore que si, au lieu d'?tre paillard et d'?tre riche, l'on a l'?me ?th?r?e et qu'on est pauvre; que si, au lieu de godailler avec des sauteuses on aime une jeune personne que l'on croit sage, eh bien, l'on tombe ?galement malade.--Et c'est l? encore la juste punition inflig?e par le ciel ? la na?vet?.
Ce prospectus est donc, comme tu le vois, une oeuvre moderne et humanitaire, au premier chef. C'est de la morale en action.--La demoiselle et le monsieur qui geignent sont destin?s ? servir d'exemple ? la jeunesse et ? lui d?montrer que, quoi qu'elle fasse, elle ?coppera.--Pour tout dire, ?a ?l?ve l'?me et ?a ne console pas!--Voil?, mais poursuivit-il, regardant son dessin dans une glace afin d'en mieux saisir l'effet d'?quilibre, assez travaill? pour aujourd'hui. Tiens, si tu n'as rien de mieux ? me proposer, veux-tu venir respirer avec moi la puanteur d?licieuse des rues?
--O? ?a, dit Andr??
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