Read Ebook: Suzanne et le Pacifique by Giraudoux Jean
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Ebook has 170 lines and 37312 words, and 4 pages
onger si c'?tait une race trop grosse. Les plus gourmands et les moins d?vou?s ? la patrie des singes, au lieu de noix et de bananes pleines, m'envoyaient des coquilles et des pelures qui, elles, flottaient. Puis j'entendis des cris d'enfant qu'on bat et je vis, d?gringolant de liane en liane sans qu'aucune p?t le retenir, un singe ridicule, ? peine plus gros que les singes pour orgues de Barbarie , qui se tournait de face vers moi, qui ne put m?me garder cet ?quilibre, et dont je vis soudain le derri?re bleu. Tous les autres, indign?s de voir trahir ainsi ? la fois leur pr?sence et leur secret, s'enfuirent, et la verdure fut trou?e de cent taches indigo. Je les vis d'arbre en arbre sauter, comme un ramoneur surgir de chaque cocotier, se poursuivre chacun comme le d?nonciateur, dispara?tre. Puis, dans le voisinage, je les entendis pousser ensemble la m?me clameur, une exclamation provoqu?e s?rement par quelque autre b?te, mais cette fois unanime, et dont l'accord prouvait que passait l?-bas un ?tre sur lequel les singes ne sauraient avoir d'avis et de cris m?lang?s comme en ce qui regarde une jeune fille de Bellac... un boa peut-?tre, ou un fauve... Mais je n'avais pas peur, j'avan?ai...
Joie, pour qui ne sait plus ce qu'est un oeil, sans gaine blanche, un oeil autre que l'oeil des oiseaux, un oeil enfin d?cousu par le vrai canif, pour qui a cherch? des semaines un poisson ? yeux ovales, d'apercevoir ? chaque minute, n? d'une minute de silence, un petit animal neuf, une paire d'yeux. Des rats, qui bondirent ? la mer, annon?ant faussement que l'?le allait sombrer. Des cobayes. Des musaraignes. Je les suivais d'un regard ?tonn? d'avoir ? ne point s'?lever, habitu? par les oiseaux ? une vie verticale dont j'?tais ce matin sortie... Sur le sable, sur la partie de l'?le o? j'aurais eu le plus de chances de trouver une trace humaine, j'avan?ais, essayant de la d?m?ler dans mille empreintes de singes avec la patience de celui qui cherche, dans un champ de tr?fle, le tr?fle ? quatre feuilles... De loin j'entendais d'ailleurs encore les singes,--? nouveau discordants: c'est qu'ils pensaient ? moi... Puis j'entrai, la zone des cocotiers franchie, dans un haut gazon plant? de tiges de rosiers, toutes s?ches--des hommes jadis avaient pass? l?--et partout, au lieu de ces taches color?es et stupides qui m'accompagnaient hier encore, des glissements, et bient?t, me regardant de ce regard par lequel dans mon enfance il avait pris ma confiance, rabaissant cette oreille qui avait conquis ma tendresse, remuant ce nez qui lui avait donn? mon amour, un lapin... Partout, me regardant ? travers un animal, ? travers ce d?cor de mon existence ancienne qu'?tait une antilope, un chat, une fouine, les deux yeux d'un petit acteur. Partout, au lieu de ces bruits frip?s de plumes, des bruits de pas, de trot, de galop, un rythme d'Europe qui me redonnait la lenteur et la vitesse. De beaux oiseaux rouges et verts montaient ? chaque instant sous mes pas, tout droits, comme les fus?es italiennes qu'on lance pour distraire un criminel de son crime, un savant de son travail, mais je ne levais plus les yeux. Je heurtais du pied de gros oeufs orange, plac?s l? pour retarder ma course vers le li?vre ou le blaireau, mais je ne les ramassais plus. Toute ma journ?e se passa ? tourner ? rebours un cin?ma de mon enfance qui me rendit les cochons d'Inde, les ?cureuils. Quand j'entendais les herbes froiss?es, quand un buisson ondulait, au lieu de n'avoir ? penser comme dans mon ?le: c'est le vent d'Est, c'est le vent d'Ouest,... de ma m?moire s'?chappait, la raclant doucement s'il avait des piquants, un nouvel animal:--C'est un p?cari, me disais-je... C'est un iguane... C'est peut-?tre un tatou... Chaque insecte, chaque plante me donnait, comme ? un cr?ateur, l'image, l'attente de l'animal qui vivait d'eux: des blattes? ma mangouste n'?tait pas loin... Des abeilles? attention aux petits ours... Des carabes dor?s? j'allais voir un carabier. De naufrag?e, d'?pave, j'?tais promue Alice aux pays des merveilles. Plus qu'elle encore j'?prouvais ce d?lire int?rieur que donne l'id?e du singe bleu, et cet apitoiement sur le mal humain que donne le tatou, et ce d?vouement pour la patrie que donne la petite antilope grise, et cet amour des savants, des po?tes, que donne l'antilope ray?e. Chaque motte de l'?le tomb?e ? la mer devenait un rat musqu?, une loutre, et la regagnait aussit?t, lui redonnant en vie et en poil tout ce qu'elle perdait de roche et de feuillage. Un ?lan encore de l'?le, et j'allais voir les racines plong?es dans l'eau s'agiter, devenir des trompes, le tronc tachet? des viellis devenir un cou de girafe. Puis, comme si les fruits ?taient vivants, d'un arbre que je secouai, entre vingt fruits, un ?cureuil tomba sur mon ?paule. D?j? il avait gliss? le long de mon corps, je n'avais attrap? qu'une prune ?cras?e, mais j'avais enfin ?t? fr?l?e par autre chose qu'une aile et qu'une ?caille, par un de ces ?tres qui donnent plus ? l'homme que des chapeaux et des peignes, par un de ces ?tres destin?s ? orner, non plus notre t?te, mais notre corps, par un ?tre de ma chaleur.
Je vois maintenant qu'il e?t ?t? trop violent, trop dangereux pour moi de retrouver tout de suite, sans interm?diaire, des hommes... Mais un beau soleil, ce jour-l?, projecteur d'Europe, projetait sur ces b?tes de petits d?fauts, de petites qualit?s qui ne me rendaient qu'? une douce et enfantine humanit?. Tous les animaux des fables ?taient l?, qui m'avaient, ? dix ans, quand je croyais les humains sans d?faut, amen?e ? croire au mal, ? la l?g?ret?, ? l'?go?sme; les m?mes lapins, rats et belettes. J'?tais ? nouveau dans un pays o? mon esprit et mon coeur d'autrefois se monnayaient et avaient cours. Que sert-il d'?tre bonne, avec des poissons torpille et des truites arc-en-ciel? D'?tre obstin?e avec des ptem?rops et des gourahs? D'?tre voluptueuse avec des paradisiers et des poules? Je sentais qu'ici, en ce moment, chacun de mes gestes, observ? par mille yeux, servait ? faire battre un coeur et ? me rendre d?esse dans un cerveau d'antilope ou de musaraigne, et je ne refusais plus sur ce poil la royaut? que j'avais d?daign?e sur les moussons et les coraux. Puis une chevrette passa, une patte boiteuse, mal soud?e ? la cassure mais garnie d'un tampon goudronn?: et, comme si je reconnaissais ? une greffe sur un arbre le passage d'un homme, je me sentis,--le chat sauvage aussi y contribua un peu, surgissant tout ? coup, ouvrant sa gueule rose, crachant vers moi,--inond?e de tendresse...
C'?tait bien la tendresse d'Europe qui consiste ? caresser un animal vivant, point celle d'Asie qui est de se tuer pour son chef, point la tendresse am?ricaine, qui est de feindre, en dansant, d'avoir le pied pris ? du chewing gum tomb? ? terre et d'amuser ainsi sa danseuse. J'essayai de saisir une de ces mille b?tes. Mais les plus famili?res ? mon coeur s'enfuyaient le plus vite, et il ne me resta apr?s une heure de course qu'un tatou, dont je ne savais que faire et qui attendait, stupide, comme au colin-maillard quand on vous a fait prendre un passant inconnu. Je cherchais, ? d?faut d'eux-m?mes, ? atteindre leurs petits, ? trouver un nid de chats sauvages, de renards, de blaireaux; en vain. Une sarigue passa, que je ne pus fouiller. Les singes continuaient leur vacarme, tournant autour de l'?le et s'ameutant de distance en distance comme les fanfares, au premier janvier, dans les bourgs, qui vont souhaiter la bonne ann?e aux membres d'honneur. Parfois ? un craquement, je les devinais au-dessus de moi, silencieux et immobiles jusqu'? la seconde o? l'un d'eux, apr?s un faux geste, devait choir, oblig? de revenir chercher presque jusqu'au sol son adresse de singe. Alors ils battaient en retraite assourdissante... Mais d?j?, attir?e par des bananes toutes d?cortiqu?es dont je semais ma route, par des tranches de noix de coco enti?res, une guenon boiteuse me suivait. Je me retournai vers elle soudain, et alors au lieu de fuir, se roulant sur le dos, de trois pattes, la patte boiteuse ?cart?e de cet honneur, elle me tendit son enfant. Il criait, mais ne r?sistait pas. Il me faisait des grimaces, mais il m'embrassait. Il me battait, mais regardait d?j? par-dessus mon ?paule comme d'un rempart, et, au premier geste berceur que je fis, dans un ?lan pour m'?chapper, il s'endormit.
C'?tait bien dans la vie que je rentrais, car ma journ?e du lendemain, au lieu d'?tre faite d'heures interchangeables, se morcela en ?pisodes, comme en Europe. Il y eut l'?pisode du tremblement de terre, celui de la mort de la guenon, celui du tr?sor.
D?j? le jour renaissait. Les feuilles de bananier combles de ros?e chaviraient l'une apr?s l'autre. C'est cette eau que j'aimais boire chaque matin apr?s avoir press? un pamplemousse au-dessus de la feuille m?me. Le son m?tallique que mon ?le rendait parfois ?tait ici plus marqu? encore. Des scies grin?aient, les feuilles de palmier se heurtaient au fracas du zinc; avec les cris des singes autour de moi qui jouaient ? eux seuls toutes les fables de La Fontaine, se rencontrant de face sur une liane au-dessus d'un gouffre et ne c?dant point, tirant par la queue une guenon sur le dos qui ?treignait une noix, l'un d'en bas parlant ? l'autre d'en haut qui mangeait une banane, j'avais plus encore aussi cette impression de me r?veiller dans un jardin public, le matin, non loin d'une usine. Une mangouste passa au galop, j'eus le sursaut qu'on a au Jardin des Plantes quand la mangouste s'?chappe, du regard cherchant je ne sais quel gardien... Mon petit singe passait de mon ?paule ? ma poitrine, comme la goutte d'eau d'un niveau, chaque fois que je me levais ou m'?tendais... Je voyais sur la mer ces moutons et ces flocons que les appartements rendent le matin, gloire des femmes de m?nage. Au-dessus de ces ?chafaudages invisibles que sans rel?che b?tissaient les singes pour repeindre devant les cocotiers une invisible fa?ade, avec leurs clameurs quand tombait une planche invisible, prise dans le filet que tra?aient autour de moi martres, bigans et h?rissons, les oiseaux-mouches heurtant des sphinx, qui mod?raient leurs h?lices puis rebondissaient vers le ciel... toute l'?le travaillant pour moi comme un chantier... c'est alors qu'eut lieu le tremblement de terre...
Le soir, quand tout fut calm?, quand je n'ignorai plus, pour les avoir vus ?perdus, aucun des animaux de l'?le, quand les singes attir?s par la lune d'un arbre se pench?rent vers la mer, glapissant lorsqu'un singe p?le tendait de l'eau la main vers le plus hardi d'entre eux, quand les antilopes s'endormirent d'?puisement, agenouill?es, quand les familles d'?cureuils chass?s des troncs d'arbre erraient encore, couchant enfin chez des oiseaux, quand la mer, toute la journ?e secou?e et battue, fut saisie aux quatre angles et tir?e, tendue ? craquer; quand le jet d'eau de la source d'eau chaude baissa peu ? peu; ? l'heure en somme o? j'aurais d? ?tre expuls?e de ce jardin public, alors mourut la guenon.
Alors cette ?le ennemie, dont les petits ?-coups terribles n'avaient pu me d?sar?onner, accroch?e que j'?tais ? tous ses ar?ons, aux lianes, aux racines, voulut se venger d?s le lendemain en m'humiliant, et en m'offrant, jou?e par des animaux grotesques, la revue des deux grands jeux humains, que jamais je n'avais vue jou?e par des hommes m?me, l'amour avec des tatous, la mort avec une guenon. Au milieu d'une clairi?re ronde pour l'amour, sur un rivage ouvert pour la mort, avec toutes les pr?cautions de clart? et d'?vidence de la nature quand elle veut gagner au mat?rialisme un acad?micien, je vis les tatous s'aimer, la guenon mourir. Mais du moins la guenon mima en grande actrice ce qu'est en Europe la mort d'un ami d'un jour. Les amis d'un jour qui meurent le soir, relient dans leur esprit leur mort et votre rencontre, croient mourir de cette derni?re, vous pardonnent. Ils vous montrent du doigt la place o? ils souffrent... Ils acceptent la banane avec enthousiasme, la laissent tomber en fr?missant de d?go?t, embrassent votre main... Ils cherchent par contenance de petits poux sur votre grand bras nu et lisse... vous supplient on ne sait de quoi, de leur donner vite un nom, de ne pas les laisser mourir sans avoir du moins, une minute, un nom; ils pleurent... Cette souffrance que les draps l?-bas cachent et qui s'amasse sur leur t?te, je la vis s'emparer du corps entier de la guenon comme une cigu?, ses pieds devinrent froids, puis ses genoux, ses mains firent le geste de plumer un oiseau, elle sacrifia un perroquet ? son dieu des m?decines, et, mourut, guenon, de la plus grande mort...
Les traces du naufrag? qui m'avait pr?c?d?e dans cette ?le ?taient ?videmment du m?me homme, mais les unes semblaient dater d'hier et les autres semblaient centenaires. Des pics, des crochets portaient cent ans de rouille, mais ? certains mouvements des antilopes je croyais voir qu'elles avaient jadis ?t? caress?es. Un des singes donnait l'impression qu'il avait ?t? battu, un autre d'avoir ?t? humili?. Tout ce que cet homme avait voulu cr?er en mat?riaux imp?rissables, sa maison de troncs d'arbre, son hangar de marbre, je le trouvais d?j? mang? de mousse ou ?croul?... mais les deux fossettes d'amiti? et de crainte imprim?es sur deux coeurs d'animaux ?taient encore visibles. Sur quelques plantes aussi marquait sa marque: les herbes parasites respectaient au centre de l'?le un enclos pel?, respectaient trois vieux ?pis, et les tiges de tournesols, pendant que leurs figures n'ob?issaient qu'au soleil, ?taient plant?es suivant une ordonnance qui ob?issait d'abord ? un humain. Pas une femme s?rement, car il s'?tait ent?t? aux besognes pauvres qu'on assigne ? l'?nergie et au sexe fort dans les ?les d?sertes: ici, o? tout est abondance en fruits et en coquillages, il avait d?frich? et sem? du seigle; ici, pr?s de deux grottes chaudes la nuit et fra?ches le jour, il avait coup? des madriers et b?ti une hutte; ici, o? l'on apprend ? grimper en deux heures, il avait construit des ?chelles, des vingtaines d'?chelles rang?es au fond d'un vallon comme les veilles d'assaut ou de cueillettes des olives; ici, o? les ruisseaux coulaient ? vitesse diff?rente pour ?tancher les soifs les plus diverses, il avait amen? des conduites en bambou jusqu'? sa case; ici, o? partout ?tait la mer, il y avait une petite piscine en ciment, un tub; ici, o? la nuit s'?gale au jour, o? le soleil d'un jeu r?gulier avec l'?quateur joue ? la corde, il y avait des cadrans solaires sur chaque pierre plate et un vieux squelette de pendule en ressorts ? boudins... Sur le rocher qui dominait la mer, ?tait grav? un m?tre s?par? en d?cim?tres... Le Pacifique pouvait m?me s'y mesurer au millim?tre. Comme une femme qui succ?de dans une chambre d'h?tel ? un homme qui y fuma, j'eus le besoin d'a?rer cette ?le, de jeter sur le banc de pierre, sur la chaise en bambous quelques ?crans de pleureuses et quelques divans de plumes. L? o? tout est solitude et bont?, il y avait grav? en latin sur la grotte: M?fie-toi de toi-m?me. On y voyait aussi, dans un petit clos pris sur les champs d'orchid?es, des fleurs mis?rables, des zinias, des balsamines... Pr?s du tub, je trouvai un sou italien.
Un sou n'est pas grand'chose, surtout pour qui vient de d?couvrir un tr?sor, mais qu'il f?t italien, mais que ce f?t ce sou qu'on me refusait enfant dans les p?tisseries, et que les vagabonds n'acceptaient que s'ils allaient vers le Sud, j'en fus atterr?e. Car j'avais imagin? un Irlandais, un Su?dois seul dans une ?le, mais le dernier de tous, apr?s le Belge, apr?s le Luxembourgeois, un Italien... Jamais ma propre d?tresse, ma solitude ne fut claire comme ? cette minute o? je vis un Italien ? ma place. Ce mot de solitude, supportable si juste avec son sens ?cossais ou danois, me fut d?coch? soudain d'Italie m?me et de sa capitale. Tout ce que la solitude italienne tient de villas, de terrasses, de feux d'artifice et de foule, avec les roulements des chariots; avec les vignes d'o? les vendangeuses tout ? l'heure invisibles se rel?vent ? la fois quand vous passez; avec, supr?me solitude, dans un ciel tout bleu, un cur? sous un aqueduc qui tend la main pour voir si l'eau traverse et goutte; et la solitude des conciles; et le pape, presque seul aussi dans son ?le, et enfin les grands jardins o? l'on serait seul, si l'on n'?tait justement avec la solitude comme avec un autre que soi; la vision m'en fit comprendre que, si j'avais support? mon ?le, c'est que justement tout ce qui ?tait italien en moi, j'avais eu la force de me le cacher. J'avais soudoy? de nacre, pour qu'elles ne me hantent pas, les terrasses d'onyx et d'alb?tre; j'avais soudoy? de corail les marais pontins et le Rialto; de fruits rouges gros comme des citrouilles et d'orchid?es les cypr?s, les piments et les roses. Solitudes latines qu'h?las je d?couvris gr?ce ? ce sou, et sans les avoir connues; enfant que je n'avais pas eu et dont je retrouvais pourtant les v?tements et les jouets. Solitude portugaise, avec des pampres au nord si ?pais sur les routes que les enfants y font des trous pour voir les a?roplanes, et Cintra, o? les vautours, conscients eux de l'altitude, tournoient ? dix m?tres au-dessus des hommes, qui se croient toujours au niveau de la mer; avec le bruit des fontaines parfois assourdi, quand une femme ?tend devant le jet son pied nu. Solitude espagnole, avec un grand sol en pierre sur lequel de petites taches de velours et de soie se prom?nent, qui sont les hommes et les femmes, un grand silence de Dieu avec de petits points tendres et amers, qui sont les guitares et mandolines! Comme on juge un poison sur un ?tre plus faible, de l'absinthe sur un l?zard, de l'opium sur une chatte, je versai une seconde cette solitude de l'?quateur dans deux grands yeux italiens tendus au-dessous de moi comme pour recevoir un collyre... Et je vis mon Italienne bl?mir, mourir! Une Florentine seule sur un r?cif, m?me proche de l'Italie; une Napolitaine seule en Sicile, une Corse, seule, toute seule dans l'?le d'Elbe, quelle piti?, alors que de chacune des Touamotou, des Nouvelles H?brides et des Bahamas, une Anglaise en chandail jaillissait au moindre appel!
Rien ne prouvait d'ailleurs que le naufrag? f?t bien Italien. J'allais ? la recherche d'autres indices, aussi acharn?e ? identifier cet anc?tre que si c'?tait le mien et que si les hommes se reproduisaient par marcottage, quelques g?n?rations apr?s leur mort, sans interm?diaires palpables. C'?tait un marin, on le voyait ? de petites ancres grav?es sur les ?corces et les pierres; c'?tait un homme qui avait quitt? l'?le, y ?tait revenu, on le voyait aux b?tes dont la pr?sence ne s'expliquait que par voyages dans d'autres continents: il y avait des fourmiliers, mais pas une seule fourmi, et ils mangeaient les ?corces et les feuilles comme l'eussent fait les fourmis m?mes. Il y avait des mangoustes, mais pas un seul serpent, et elles se vengeaient sur la seule chose commune aux autres esp?ces et aux serpents, sur les oeufs. Je trouvai quelques ossements d'animaux venus dans l'?le d?j? vieux, ou isol?s et sans femelle ou m?le, un chien, un chat, esp?ces ?teintes pour moi d?sormais, esp?ces ancestrales. C'?tait tout. A part les dix centimes italiens, que je glissai dans une fente de corail comme pour que toute la mer se m?t ? jouer une marche,--l'appareil ne fonctionnait plus, la mer se taisait,--pas d'autres signes que les ancres, distendues ou chavir?es sur les ?corces, intactes sur les roches, qu'il avait jet?es sans arr?t comme dans une temp?te, et qui r?sistaient, mordant aux acajous, aux amboines, sans voir qu'il ?tait parti. En vain essayais-je d'obtenir quelque preuve de l'antilope aux caresses, lui disant des noms italiens, lui parlant avec l'accent v?nitien, l'accent romain... La nuit d?j? revenait... J'?levais mes bras pour b?iller, et les singes me lan?aient, croyant qu'on comble ainsi le sac humain, les fruits qui croissent le plus haut. De l'autre ?le, mes oiseaux apprivois?s me faisaient leur derni?re visite de ce jour, oies et canards suivant le courant ? cause des poissons, tous les autres volant tout droit.
J'avais r?solu de nager aussi jusqu'? la troisi?me ?le, malgr? son aspect. A sept ou huit encablures, inculte comme un cuirass?, elle surveillait ses deux soeurs. Pas un arbre. Le vent soufflait sur elle les pollens par cuiller?es, les duvets de tournesols par quarterons, et ces oiseaux ? bec long par qui se marient les pal?tuviers, et ces insectes gonfl?s de graines de fraisiers qui remplacent en Polyn?sie le marcottage, mais on la sentait st?rile. Elle n'avait pas non plus sa bague, ses r?cifs, n?gresse pr?s des deux favorites, ?pouse ill?gitime du Pacifique, et je n'?tais pas sans inqui?tude sur l'abordage. A mesure que je nageais vers elle, j'avais d?j? assez l'instinct de la mer pour sentir les poissons de moins en moins nombreux. Je traversais des zones d'un liquide qui me supportait ? peine, et qui devait ?tre du p?trole, puisqu'en sortant de l'eau, je vis mes tatouages ? demi effac?s. Je longeai une heure enti?re une falaise ? pic et qui devait ?tre en pierre ponce, puisque mon c?t? gauche, pour l'avoir effleur? trois fois, redevint blanc comme en Europe; et par un escalier, un vrai escalier en pas de vis comme ceux qui m?nent chez nous dans les caves, je montai, avec l'impression de m'enfoncer, sur la pointe des pieds et les coudes au corps, me gardant de petites sources qui devaient ?tre des acides. C'est du dernier escalier que je vis les dieux... Ils ?taient align?s par centaines comme des menhirs; hautes de cinq, de dix, de quinze m?tres, d'?normes t?tes contemplaient ma t?te encore au ras du sol, avec des nez tout fronc?s comme si tous m'avaient d?j? senti monter, des yeux caves dont les plus proches de moi pleuraient de petites larmes s?ches qui ?taient des souris effray?es; tous surpris dans une op?ration silencieuse, dont il m'avait sembl? surprendre les miroitements, les scintillements. Mais je me sentais rassur?e, de n'avoir touch? leur ?le que de mes orteils. Je gravis les derni?res marches.
Je les voyais tous de face ?clair?s de dos par le soleil, leur ombre dans cette revue rang?e ? leur pied comme un ?quipement. Tous l'esprit et le corps tendus comme le fils de Footit quand son p?re lui demande s'il sait ce que c'est que penser. Tous, ? ma vue, se demandant, cherchant en eux s'ils le savaient. Tous poussi?reux comme des marbres de commode, offrant ? un kodak une proie superbe, et au cin?ma juste le petit mouvement de leur ombre. Tous, par politesse pour un humain, essayant de m'accueillir par ce qu'ils croyaient la pens?e; celui-ci par un oiseau gris rampant qui le parcourait comme un pou; celui-l? par une grenouille dans ses oreilles ? rebords qui conservaient une eau plus pure que celle des orchid?es; celui-l?, en laissant tomber de son corps g?ant un petit bras us?. Parfois j'avais l'impression qu'ils se rel?chaient de leur immobilit?, que l?-bas on s'inclinait, qu'ici on remuait. Je poussais un grand cri, et le garde-?-vous reprenait.
C'est ainsi que le pendule de ma vie, trop tendu, ne battait plus que des animaux aux dieux. Certes, moi aussi, comme tous, je cr?ais l'univers. Mais cet appareil si parfait jadis, et qui faisait que pour moi il n'y avait pas de train en retard, pas de visites en avance, on pouvait dire qu'il n'?tait plus au point. Je ne donnais plus que ces mouvements lents de l'?me qui sont les singes, les perroquets, ou ces figures ?clairs qui sont les dieux papous. Bient?t le gouffre encore s'?largirait. Je n'aurais plus ? un bout de ma pens?e que l'animal le plus proche des plantes, ? l'autre que Dieu lui-m?me. C'?taient mes deux seuls voisins. Le moindre ?cart me heurtait au tatou ou ? la Trinit?. Seule ? ne pas avoir un milliard d'hommes ? ma droite, un milliard d'hommes ? ma gauche, avec des femmes entre chacun pour amortir encore, tout ce qui venait de la nature ou du coeur m'atteignait de son premier choc et me bouleversait. Tous ces frissons qui m'?taient arriv?s par mes nourrices ou mes po?tes, m'arrachant ? peine un soupir, ils me jetaient maintenant ? terre, ils me roulaient sanglante sur des ?pines. Cette horreur de savoir Strasbourg allemande qui me faisait tout au plus, autrefois, transmise par mon tuteur, fermer les yeux, elle m'arrachait maintenant sur une berge ?tincelante des cris stridents. Cette haine des cravates Lavalli?re qui me faisait alors sourire, elle me faisait jeter contre des blocs de nacre coupante des soles blanch?tres. Chacune de mes pens?es les plus simples ne s'arr?tait qu'apr?s avoir atteint son z?nith. J'avais beau cligner des yeux, cligner de l'?me, rien qui me redonn?t ce monde dont le mouvement ?tait l'allure Gaumont des cin?mas m?diocres et o? j'eusse retrouv? mes amis... Parfois j'avais l'impression qu'il me suffirait de trouver un mot et de le crier tout haut pour sortir de cet enchantement. Je pronon?ais le premier venu au hasard, l'essayant sur l'horizon comme sur un coffre-fort, d?sirant plus qu'un sauveteur un simple dictionnaire pour le lire de bout en bout, certaine ainsi d'avoir ? appuyer sur le vrai ressort, sur le mot qui ouvre Paris, les mansardes allum?es, sur celui qui donne l'?lectricit?, qui allume le gaz... En vain... Si dans ma sieste un nom me venait ? l'esprit, je m'?veillais, je le criais vers la mer...
Rien, un oiseau.
Je me rendais compte que je l'avais dit trop brutalement, qu'il fallait l'entourer de deux ou trois consonnes indistinctes. Je le logeais dans cet assemblage... Je le lan?ais...
Il y avait l?-bas un tout petit remous,--mais un vrai petit remous. Puis, plus rien... Je songeais ? mourir.
Mais c'est alors que Calixte Sornin apparaissait et me sauvait. C'?tait le premier nom de mort que j'eusse entendu, ? ma premi?re messe. De Calixte je ne savais que ce nom. Un paysan sans doute, un ouvrier. Mais moi seule, sans aucun doute, de tous ceux qui vivaient me le rappelais encore. Il ?tait c?libataire, il ?tait orphelin, il avait quatre-vingt-onze ans, avait dit le cur?. J'?tais le seul d?positaire de cette faible m?moire. Moi disparue, alors que pour moi-m?me je n'avais rien ? craindre, alors que mon souvenir vivrait encore longtemps dans Bellac et par Simon dans Paris, moi morte, le dernier reflet de la vie de Calixte ?tait an?anti. Parfois je me sentais plus responsable de ce souvenir ? son terme que de mon existence m?me. Je l'entretenais de mille promesses. J'obligerais Loti ? appeler un livre de son nom. Je ferais dire une messe haute devant les enfants de Marie et jeter le nom de Calixte ? cinquante m?moires de petites filles, s?re que l'une le prendrait et le nourrirait de sa s?ve. J'obligerais les g?ographes ? appeler Ile Calixte mon ?le, ou m?me celle des mille dieux, et ? le lier ainsi, dans les cours des philosophes, ? l'id?e de Dieu lui-m?me... J'?tais plus qu'un savant qui h?site ? se tuer parce qu'avec lui meurt une d?couverte, j'avais la clef, seule j'avais la clef d'une vie humaine. Un ?tre par moi mourrait ou vivrait. C'e?t ?t? de la l?chet? envers lui, que de me laisser couler ? fond, ou de me pendre, ou de d?sesp?rer... C'est ainsi que ce nom, qui le premier avait jet? sur moi du deuil, me soutenait au-dessus des temp?tes, et m'attachait ? la terre, et me maintenait dans cette faible couche d'air, haute de deux m?tres, o? l'on vit...
CHAPITRE SEPTI?ME
Dans Londres, la grande ville, Il est un ?tre plus seul Qu'un naufrag? dans son ?le Et qu'un mort dans son linceul. Grand badaud, petit rentier. Jeanne, voil? son m?tier.
Aujourd'hui me revenait cette strophe de notre petit cours de morale. Cette autre aussi:
A Douvre un original Tombe un jour dans le chenal. Il appelle au sauvetage. Il se cramponne au r?cif. Mais vers lui nul coeur ne nage... Ad?le, ainsi meurt l'oisif.
Car mademoiselle Savageon, notre ma?tresse, se fournissait exclusivement dans le Royaume-Uni de nos mod?les pour vices et qualit?s. Les ?toffes, par contre, ?taient malheureusement command?es ? M. Renon, de Boussac... Ainsi les oisifs et les rentiers d'Europe ?taient plus isol?s que moi! Je voulais bien le croire. Mais du moins tous l?-bas m'avaient sembl? heureux. Peut-?tre est-ce que tous fumaient, et je pensai donc ? fumer: j'essayai les roseaux, les herbes s?ches. Il y avait s?rement du tabac dans l'?le, mais je n'en avais jamais vu et c'est peut-?tre la seule plante qu'il ne me vint point ? l'esprit de br?ler, alors qu'il est peu de feuilles et d'arbres, du tournesol au pal?tuvier, dont j'ignore maintenant le go?t. Lasse de fumer, toujours comme les heureux oisifs, je m?chai des racines, d?couvrant parfois le go?t de quelque m?dicament pris dans mon enfance. La patrie de ma potion Raoul pour raffermir les os, de ma poudre Richard pour durcir les gencives, c'?tait mon ?le justement. Puis je fis griller des fleurs, non plus s?ches, mais ?panouies, j'aspirai leur fum?e, et de l?, :
Le grand Chinois de Lancastre Vous attire avec des fleurs... Puis vous inonde d'odeurs... Bient?t sa pipe est votre astre! Du lys au pavot, C?cile, La route, h?las, est docile!
et de l? me vint l'id?e de plaisirs d?fendus. Par un bambou tout vert, j'aspirai les r?tis de la r?sine et du pollen. Puis je pensai ? la coca?ne, contre laquelle pourtant Savageon n'avait mobilis? ni lord-maire de Belfast ni notaire de Bath. Tant pis si je devais en ?tre un peu d?figur?e et si devait en souffrir cette bonne forme physique qui pendant ces deux ann?es avait ?t? ma seule ambition, comme si c'?tait par une course ? pied que j'arriverais un jour ? sortir de l'?le. Les baies que j'avais reconnues poivr?es ou que je croyais v?n?neuses, je les essayai dans mon nez, et, car je me rappelais aussi la morphine, dans de petites blessures ouvertes avec des ar?tes. Ou bien j'allais, humant l'air, esp?rant des sources d'?ther. Enfin je d?couvris en moi ce que j'allais chercher maintenant jusqu'aux fa?tes des arbres..., ce fut le r?ve...
Un matin, moi qui jamais ne r?ve, je sentis en moi un nouveau coeur, fragile, tout envelopp? d'un r?seau de ficelles comme ces po?les de Sarreguemines qu'on d?m?nage. Je n'ouvris pas les yeux, la moindre lumi?re allait le mettre en poudre:... j'avais r?v?... J'avais r?v? ce qui en Europe e?t ?t? ? peine un r?ve, que je me levais, que je d?jeunais, que je cousais. La plus humble servante n'e?t pas compt? cela comme un r?ve. Je mettais le couvert, je brodais. J'empilais des assiettes, je coupais du pain. Toutes ces pr?cautions pour soi-m?me, toute cette d?tresse aussi que donne ? d'autres un r?ve de Turkestan, de Ceylan, je les eus pour toute la journ?e de ces fourchettes, de ces assiettes, de ces verres. Le soir je m'?tendis sous le m?me arbre, sur le m?me c?t?, dans l'espoir, sinon de visions plus actives, du moins d'un r?ve qui me permettrait de revoir et de toucher les objets absents l'autre nuit, les huiliers, les coquetiers, les cuillers ? poisson...
Je r?vai d'un homme.
Pas de raviers, pas de porte-couteaux. Un homme qui pleurait. Pas de couvert ? salade, pas de compotier. Un grand jeune homme blond, avec de grands yeux noirs. Pas de fourchettes ? hu?tres. Un homme qui m'avouait tout. Il me tenait dans ses bras. Il me portait. C'?tait un rapt et en m?me temps un adieu ?ternel. Nous nous voyions pour la premi?re fois et nous d?chirions une ?ternit? commune. Pour la premi?re fois il m'?treignait, et nous avions tous les souvenirs d'un long amour. Pas de petits coins de verre pour glisser sous les assiettes les jours d'asperge ou d'artichaut, pas de bols. Mais un homme qui m'?treignait... Pas de cuillers en vermeil, de surtout en or. Mais ce fr?re fianc? qui pour la premi?re fois me parlait et dont pas une des phrases ne me paraissait nouvelle. Il avait le m?me geste, au-dessus des marais stagnants, pour m'incliner et me faire toucher alternativement du pied et des cheveux le courant imp?tueux. Il avait la m?me manie de placer chacune de ses paroles en nimbe autour de sa t?te, d'?changer avec moi des boules d'ivoire qui glissaient et que nous rattrapions avec angoisse. Nous allions, dans le sens du fleuve, d?daigneux des chiens enrag?s qui eux devaient le remonter. Il avait ce cheval blanc que je n'avais jamais vu, le m?me... Je sanglotais... Notre seule consolation ?tait de nous passer et repasser les boules, puis de nous troquer peu ? peu l'un contre l'autre... Qu'il ?tait dr?le, avec mes deux petits bras pendant ? ses ?paules, comme un des dieux de l'autre ?le... Je m'?veillai!...
Le lord pr?v?t d'?dimbourg Dit que l'amour est chim?re. Mais un jour il perd sa m?re... Ses larmes coulent toujours. Ir?ne, petite Ir?ne, L'Amour c'est la grande peine.
Puis venait le r?veil...
J'?coutais... Mais ce n'?tait point le pas d'un braconnier sur la route. Ce n'?tait point le meuglement d'une g?nisse qu'on am?ne au boucher, et qui se refuse de ses quatre sabots, pauvre b?te mal renseign?e, ? la hauteur de l'?picerie. Ce n'?tait pas le poulet qu'on attrape encore au poulailler pour le tuer le soir; et toutes ces petites occupations de mort qu'?claire l'aube des provinces. H?las! c'?tait toutes les fleurs port?es par mon arbre, les siennes, celles de ses lianes, les catleyas qui sortaient de ses trous, d?versant sur moi, chavir?es par la brise--d?solation d'un baobab--des pollens de toutes couleurs et si abondants que la ros?e ?tait s?ch?e sur moi comme par une poudre... J'attendais. Comme un bless? qui met machinalement la main ? sa blessure, je passais ma main sur mon corps et la portais ensuite ? mes yeux, pour voir de quelle nuance me laissait aujourd'hui l'aurore... Plus de d?solation heureuse; seule, sans limites, la d?tresse. La joie se d?liait soudain du d?sespoir, comme un serpent effray? de son camarade de caduc?e, et disparaissait... Ce n'?tait pas les volets qu'on ouvre et qui claquent, ni la petite pluie du matin sur les brocs des laiti?res. C'?tait les paradisiers sortant de la nuit comme la porcelaine d'un four, tous les jours d'un ?clat que je n'attendais pas si vif; et c'?tait moi-m?me, accoud?e ? plus de petits palmiers, de petits bananiers et d'araucarias, et plus indiff?rente ? eux et ? la vie que sur sa voiture, boulevard Montparnasse, le commis de Belloir qui ram?ne sa flore d'un bal officiel... Je me dressais, secouant toute pens?e et tout pollen de ce corps pour eux st?rile, agac?e, au sortir d'un monde mall?able et g?n?reux, de la r?sistance de ces arbres, qu'on ne pouvait traverser, de ces vagues liquides et non solides, de ce soleil ?ternel, l'?ph?m?re... ?go?ste, je maigrissais... Envieuse, je ne mangeais plus... Menteuse ? moi-m?me, j'avais des n?vralgies. Si bien que je d?cidai de me gu?rir... Un soir au lieu d'aller me loger, d?s la premi?re ombre, sous cet arbre, en cette empreinte dans la mousse qui me recevait maintenant comme une bo?te-?crin sa louche, j'attendis la nuit, je m'?garai en elle, je l'aspirai ? grands traits, j'en lavai mes yeux, j'en fis tout ce que l'on fait des collyres et des contrepoisons; tous ces personnages, toutes ces ?motions de mes r?ves si habitu?s ? m'assaillir d?s cette heure qu'ils p?n?traient aujourd'hui ? vif dans mon ?me la prenant pour mon sommeil, je les chassai tant bien que mal; puis, ? la plus grande distance connue d'un arbre dans l'?le, je m'?tendis sur le dos, les pieds joints, les mains crois?es, et je me donnai ? un sommeil sans r?ve...
Ce fut une passe p?nible. Jamais je n'eus une ?me plus veule, aussi fan?e, jamais une vie physique plus aigu?. Cette lumi?re autour de moi ?tait juste la plus vibrante avant les rayons ultra-violets; ces oiseaux, les plus beaux avant les oiseaux invisibles; ces ?toiles, les plus proches du globe: celle-l?, juste au-dessus, la plus proche; le crissement de la mer contre les coraux le plus aigu apr?s celui des scies; il n'y avait plus entre moi et le n?ant des forces que cette derni?re apparence exasp?r?e; les couleurs les plus sombres de la nature, l'ocre, le noir, ?taient elles-m?mes ? leur octave la plus haute. Pas d'animaux ? voix grave ; uniquement les cris suraigus des oiseaux, le bruit m?tallique de leur vol;--? part, le soir, cinq ou dix minutes, seules petites bouches d'orgue reli?es ? l'Europe, mais qui ne donnaient que quelques paroles mesur?es comme par un c?ble, les grenouilles-taureaux. C'?tait l'?poque aussi o? les costumes de plumes ne me distrayaient plus, o? j'avais renonc? ? tout v?tement, o? il m'?tait donn? de voir sur mon corps, derni?res contractions de ma vie fran?aise, ces mouvements que nous ignorons l?-bas, perdus qu'ils sont sous nos robes et nos blouses, et je n'avais m?me pas pour moi la consid?ration qu'un sauvage a du moins pour sa propre impassibilit?. Ma poitrine, mes ?paules s'?cartaient d?s que je me sentais franche et loyale. Je relevais la t?te, je me redressais ? l'approche d'un animal, malgr? moi, avec cette dignit? qui soul?ve dans Bellac une bourgeoise de la premi?re caste quand appara?t une de la seconde. Un jour aussi je d?couvris que je perdais la m?moire.
Je n'avais pu r?sister au d?sir d'?crire, et le couteau que j'avais m?nag? deux ans comme ma seule arme et mon pourvoyeur, j'osai lui faire graver des phrases sur les arbres et dans le roc. Tous les eucalyptus aux angles des all?es portaient un nom de rue, assez bas, on aurait pu le lire avec les mains la nuit. Puis, de coraux et de nacres, je composai dans les clairi?res des mots immenses, mosa?que un peu pr?caire, que je consolidais de r?sine, et sur laquelle j'?vitai de marcher, mais chaque m?tre perdu pour la promenade ?tait gagn? pour ma m?moire. L'?le fut bient?t couverte de noms propres. Certains, selon le coquillage, brillaient surtout le soir. D'autres, que je croyais des plus indiff?rents, s'empourpraient soudain sans raison, et voulaient me r?v?ler quelque amiti? jusque-l? inconnue. J'y trouvais parfois des oiseaux, pris dans la glu et qui luttaient pour leur vie contre une voyelle avide, des martins-p?cheurs pris dans le mot Hugo, des rossignols dans le mot Pape-Carpentier. Ils ?taient confondus le matin quand la mousson avait souffl?. Sur la plage, des mots plus solides en rochers grenat que j'apportais un ? un de la colline, y retournant chaque minute comme vers l'encrier ceux qui n'ont pas de stylo. Du promontoire, je les voyais ensuite me parler comme des r?clames... Mais les h?sitations qu'on ?prouve parfois en ?crivant une lettre, je les ressentais pour chaque syllabe de cette ?criture g?ante. Point de participes ? accorder, mais l'orthographe des mots les plus communs me devenait bizarre. Je voulus les appeler tout haut: mais jamais pavillon rouvert apr?s des si?cles ne rendit des portraits et des meubles plus vermoulus que ne le fit ma m?moire apr?s deux ans de silence. Table! chaise! bouteille! ces modulations me paraissaient ?tranges, d'un son inconnu, ces mots pr?ts ? m'?chapper, ? fuir. Je m'appelai moi-m?me, mon nom flottait autour de moi et ne m'habitait plus, je me tus pour ne point devenir quelque corps anonyme. J'appelai mes amies; tir?s par des attelages bizarres qui ?taient les pr?noms, les noms de famille parurent, durs et secs comme des objets. Non seulement le mot le plus familier ne me revenait qu'apr?s un effort, mais, une fois prononc?, il semblait lib?r?, il devenait incolore, il n'agissait plus sur mon tympan. Je devenais sourde ? l'Europe. Je r?solus de me gu?rir. Je repris tous ces mots ? leur enfance m?me, quand rien ne les effarouche et ne les dissocie, c'est-?-dire ? mon enfance. J'imaginai mes premi?res classes. Je repartis, pour planter ? nouveau ma m?moire, du lieu o? j'?tais n?e, des premi?res le?ons de g?ographie ou du cat?chisme, des premi?res phrases apprises par coeur...
Il ?tait temps... Sur les dix communes du canton de Bellac, l'une d?j? m'avait pour toujours ?chapp?, et les autres, Nantiat, Le Breuil-au-Fa, Blond, tournoyaient d?j? en moi comme des insectes un peu somnolents dans une salle dont on ouvre la porte: un peu de soleil, et Nantiat, et Blond s'envolaient pour toujours. Des p?ch?s capitaux, l'un aussi ne vint pas et se d?roba jusqu'? ma d?livrance. Vingt fois, cent fois, je r?p?tai leur liste; parfois au hasard, soudain, dans l'espoir de me surprendre moi-m?me dans je ne sais quel flagrant d?lit avec le p?ch? absent; ou bien essayant d'en d?couvrir un indice dans mes gestes, quand je me redonnais ce que mes amies et moi nous appelions ? la pension notre mauvais ?tre: ?tendue, la t?te redress?e par un coussin, je regardais mon corps se gonfler des d?fauts de l'air. En vain. Le mensonge, la paresse, l'immodestie passaient au-dessus de lui comme les plus l?gers nuages; la gourmandise, l'envie, l'orgueil arrivaient sur lui dans un ordre aussi inoffensif et immuable que celui des couleurs du prisme. Mais le septi?me, ce p?ch? capital que l'on commet sans doute sans arr?t dans la dixi?me commune de Bellac, r?sistait ? tous ces hame?ons que je posais sur mon corps m?me et que je croyais agiter en remuant un doigt, ou la langue. Car si ce n'est justement ce corps, nul moyen de le retrouver, nul dictionnaire. J'ouvrais les bras, les jambes, le feuilletant au hasard. En vain. Je regardais mon visage dans l'eau, y recherchant le p?ch? comme dans ces gravures o? les enfants doivent trouver un poisson sur l'arbre ou un soldat entre les jointures de la fen?tre... En vain. Je m'?tudiais dans la loupe, car peut-?tre sortirait-il de mon image mille fois rapetiss?e... Je plongeais ma main, ma jambe dans une eau courante qui les allongeait, qui les faisait toutes courtes ou toutes rondes, les soumettant ? une torture qui me les rendait seulement plus souples et plus fra?ches, lav?es m?me de l'orgueil et de la paresse. Ou bien, de m?me que j'avais retrouv? le nom de l'indigo, oubli? lui aussi, en regardant un arc-en-ciel m?me, je prenais une journ?e d'Europe du lever au coucher, assur?e qu'il suffirait de la pencher, de la secouer, comme un prisme justement, pour que le p?ch? y appar?t. Mais je tombais sur le souvenir d'une journ?e sanctifi?e, o? ne s'offraient ? moi, au coin de la rue du Coq, sur la promenade, sur cette place mal fam?e elle-m?me, que des vertus th?ologales et de petits bourgeois ? p?ch?s v?niels. Ou bien je me persuadais que je l'atteindrais seulement dans la commune oubli?e; je recommen?ais toutes les promenades de mon enfance, je reprenais toutes les pistes qui avaient pu m'y conduire; par toutes les portes de Bellac, je refaisais mes premi?res sorties vers la campagne, touchant de ma m?moire, ? vingt pas, ? quarante pas de la maison, le premier arbre, la premi?re ?pici?re que j'aie jamais vus; mais commune et p?ch? se tenaient en dehors de toute route vicinale. Si bien, tant les autres me paraissaient d'ailleurs b?nins dans cette ?le, tant je me sentais peu orgueilleuse vis-?-vis des gourahs, peu menteuse vis-?-vis des ptem?rops, peu luxurieuse vis-?-vis de la nacre, et cependant gonfl?e de je ne sais quels mal et fautes, que lui seul ?tait le vrai p?ch?, et j'en ?prouvais en moi la pr?sence terrible.
Des p?ch?s,--suivant d'ailleurs en cela la progression impos?e par mademoiselle Savageon,--je passai aux acad?miciens. Mais leurs ruses sont plus subtiles encore. Car je ne surprendrai personne en disant combien il ?tait rare qu'un mouvement de mon corps ou un geste du ruisseau m'indiqu?t soudain l'un d'eux. En un jour, j'en eus malgr? tout une cohorte d'une dizaine, que j'accrus peu ? peu, les faisant sortir dans l'ordre de leur coupole, ? l'heure que je passais chaque matin ? consolider ma m?moire, et parfois, la mousson soufflant, le ruisseau coulant, comme vient justement un vers ? un acad?micien po?te, un nom neuf d'acad?micien se fichait d'Europe en mon cerveau. Fl?ches l?g?res, moins aigu?s ?videmment que celles de l'amour, mais qui atteignaient au moins, autant que la m?moire, une sorte d'amiti?. Ainsi arriva ? midi, un paon blanc grattant du bec sa queue qui s'?carta en deux gerbes comme l'eau d'une fontaine sous un doigt, ? la seule pens?e de jet d'eau, l'acad?micien Henri de R?gnier, qui m'apporta du m?me coup tout un monde auquel je ne pensais plus, le jaspe, le jade, le stuc v?nitien, l'onyx, noms ?tranges, moins us?s pour moi, qui r?sistaient mieux aux termites de ma m?moire que calcaire, gr?s ou cailloux. Ainsi vint, le soir du m?me jour, en retard d'un jour sur lui ? cette course autour du monde, l'acad?micien Ren? Boylesve, gr?ce ? une vraie ressemblance form?e par des branches d'arbre, de tous les acad?miciens pour moi le plus palpable.--Puis, m'atteignant non comme une fl?chette, celui-l?, mais comme une ?lastique longuement ?tir?e et qui me revint juste en plein coeur, l'acad?micien B?dier--car soudain, je les avais eux aussi oubli?s, son nom me ramena Tristan avec Yseult. Puis, deux oiseaux ?carlates s'ench?ssant, les deux cardinaux. Puis, un jour, o? je voyais un nuage ?clair? rejoindre un nuage sombre, l'acad?micien Rostand que j'avais vu un jour rejoindre M. Bonnat. Tous ces chefs illustres, qui couverts du m?me titre et du m?me uniforme, aux jeunes filles de France paraissent ? peu pr?s le m?me et sont aim?s en tout cas de la m?me passion, un grand clavier vert et noir, avec des di?ses qui sont Barr?s et Loti, tous, ?trange influence de la Polyn?sie, me semblaient chacun seul et original. Puis, par l'Acad?mie, comme par une grande trappe, passant des immortels qui vivent aux immortels qui sont morts, je m'engouffrai dans une r?gion o?,--ignorante comme je l'?tais, seule comme je l'?tais,--je me mis ? imaginer notre litt?rature, et--j'y ?tais bien oblig?e si je voulais en savoir vraiment quelque chose--? la recr?er.
Tous ces noms d'auteurs et de h?ros, de th?ories et d'habitudes qui ne sont gu?re, pour les ?l?ves les plus grandes des pensionnats, que des paravents, j'essayai de deviner ce qu'ils dissimulaient. Ces noms de Ph?dre, de Consuelo qu'on nous jetait vite aux yeux pour nous ?blouir et aveugler d?s qu'il s'agissait d'amour, ces noms de classiques, Racine, Corneille, Rotrou, qu'on nous donnait vite tous en bloc comme un trousseau de clefs emm?l?es pour que nous ne sachions distinguer quel tiroir de notre coeur chacun pourrait ouvrir, une fois prononc?s, ils flottaient autour de moi, se refusant ? rentrer dans mon esprit par le chemin habituel. Les moindres distiques de Ronsard, de Malherbe, une fois d?clam?s dans cette ?le, se cabraient et m'attaquaient doucement comme un attelage dont on a tremp? le museau dans une fontaine enchant?e. Ces vers de Lamartine, de Vigny, quand ils me revenaient soudain dans le vent, mon unique souffleur, souffleur embaum?, et dont la parole m'?ventait toute; quand on voyait les ?toiles, si basses ici, balanc?es par la brise m?me, agacer un quatrain qui ne s'y prenait pas, mais que je sentais bouger en ma m?moire; quand la nuit, dans un r?veil subit, m'arrivait un vers de Musset, de Shakespeare que je r?p?tais presque ahurie et meurtrie, comme on tient l'?chelon rompu d'une ?chelle; quand je m'amusais ? r?unir tous ces noms qui pour moi ne signifiaient rien mais que je sentais pleins de sens, Syrinx, Paludes, Th?odore, Adolphe, avec le soin d'un milliardaire ignorant qui collectionne des noms pour ses chevaux de course et ses vaisseaux; j'?tais prise d'une langueur maternelle, en moi poussaient je ne sais quels germes, et un soir en effet, je me trouvais soudain face ? face,--mes filles aussi ? moi,--non plus avec des sonnets d?labr?s, des morceaux de prose bourr?s de mastic, mais avec neuf personnes auxquelles j'avais bien peu pens? jusqu'ici, avec les neuf Muses. De m?me qu'un enfant pr?f?re les bo?tes et les ?crins ? leur plus beau contenu, j'?prouvai d?sormais mes plus grands plaisirs avec les noms seuls des genres et de mes nouvelles compagnes. Trag?die, Po?sie lyrique, Histoire, aucune ne se d?roba, aussi loyales que p?ch?s et cantons limousins sont hypocrites, et je les l?chai au milieu de mon ?le,--premi?re fois o? des casoars heurtaient la trag?die, des paradisiers l'?pop?e.
D'ailleurs, tout l'?moi des lectures, des d?parts aussi diff?rents pour chaque livre que pour des trains pris au hasard, je les connus en m'engouffrant dans des titres d'oeuvres ? moi inconnues et en me laissant emporter par eux, Sertorius, et les M?nechmes, et Hamlet, et Aucassin et Nicolette. J'imaginais leurs aventures, je les habillais de gestes, de costumes si nets qu'? mon retour en Europe les vrais m'ont sembl? moins r?els. Derri?re toutes ces manies et ces cadres de l'esprit et de l'?me, dont nous r?p?tions les noms au pensionnat comme des perroquets: Scholastique, Marivaudage, Pr?ciosit?,... ? l'aide de vieux syllogismes, de vagues restes de le?ons, j'essayais de les comprendre, et une source d'agr?ments nouveaux s'ouvrait en mon coeur comme un bar: ?tre pr?cieuse, c'est d?sesp?rer alors qu'on esp?re toujours, c'est br?ler de plus de feux que l'on n'en alluma, c'est tresser autour des mots r?v?r?s une toile avec mille fils et d?s qu'un souffle, une pens?e l'effleure, c'est le coeur qui s'?lance du plus noir de sa cachette, la tue, suce son doux sang. C'est mademoiselle de Montpensier su?ant le doux sang du mot amour, du mot amant. C'est mademoiselle de Rambouillet couvrant de sa blanche main tous les mots cruels, et nous les rendant ensuite, le mot Courroux, le mot Barbare, inoffensifs comme les d?tectives qui changent le revolver du bandit en un revolver porte-cigares. Le marivaudage? marivauder? c'est, sur un promontoire, allong?e et nue, regarder le soleil, soupirer, et se dire: tu ne soupires pas! tu ne regardes pas le soleil! tu as trop chaud, d?couvre-toi!... Marivauder avec l'Europe, c'est lui tourner le dos, c'est s'occuper uniquement de suivre sur le baobab les sauts de l'oiseau vert ? ventre rouge qui se retourne ? chaque minute comme un disque, c'est dire: Europe, tu n'existes pas! Tu n'es pas pleine de grands magasins vitr?s o? errent les kleptomanes! Que tes villes seraient belles si on les construisait ? la campagne! Et le romanticisme, dit romantisme,--et l'alexandrinisme, dit hell?nisme, et la catachr?se, et la litote, et tous ces noms que nous tendions fi?rement aux examens pour les faire poin?onner comme dans le m?tro des tickets de toute premi?re classe, je les per?ais ? jour ? ma fa?on, j'eus mon alexandrinisme ? moi, mon romantisme ? moi, et des litotes fausses plus belles que vos vraies. Il est d'ailleurs je ne sais quelles orni?res, d'Hom?re ? Chateaubriand, auxquelles une pens?e m?me ignorante n'a qu'? se confier pour ?prouver au juste--impression physique--le vrai glissement de toute la pens?e humaine. C'est seulement sur la route pr?sente que je m'?garais. Ma cr?ation devenait confuse d?s qu'il s'agissait d'un po?te vivant, et moi, ? laquelle ob?issaient les dociles Eschyle et Shakespeare, tout mon pouvoir mourait sur Jammes et sur Bergson.
Je m'irritais surtout contre trois noms qui revenaient constamment entre Simon et ses amis, trois noms d'ailleurs flamboyants m?me pour les non initi?s, et qu'ils se reprenaient l'un ? l'autre de force ou doucement comme les jongleurs les torches dans les cirques; trois noms dont j'ignorais presque l'orthographe, mais qui me semblaient cependant, ? la place de Renan, de Barr?s, beaux ?crous un peu desserr?s, les seuls ? visser maintenant notre pauvre existence contre le monde et ses myst?res, Mallarm?, Claudel et Rimbaud. Je ne savais rien d'eux-m?mes, pas s'ils ?taient vivants, et pas s'ils ?taient morts; j'ignorais si le voisin que je heurterais dans les gares en prenant mon billet, dans les p?tisseries en mangeant des ?clairs, jamais, h?las! ne serait plus, ou toujours pourrait ?tre, ? bonheur, Mallarm?, Claudel ou Rimbaud. Et la douceur de voir l'un d'eux en col?re contre un cocher et monter de force dans le fiacre sordide comme dans la gloire! Parfois, de m?me que sur une ?glise drap?e pour des fun?railles on est inquiet d'apercevoir l'initiale d'un parent, on craint pour lui soudain,--un parfum, un souffle, me d?signait l'un des trois, sauvant de la mort les deux autres. Je ne pensais plus qu'? eux trois, je nommai d'apr?s eux ruisseaux et promontoires. Ou bien, chantage ?hont? de Dieu, qui arriva ainsi ? me redonner une morale,--je me persuadai que j'?tais responsable d'eux trois, que si j'?tais paresseuse, que si je me plaisais ? mon insomnie, que si je me redonnais ? la coca?ne ou aux r?ves l'un d'eux mourait. J'arrivai, pour les maintenir constamment ? la vie, ? plus de perfection qu'une vestale; pour les sauver de dents ou de bras cass?s, ? un vrai souci de moi-m?me. Si je laissais mes genoux se durcir au lieu de les huiler, si je ne pon?ais mes talons ? la minute, Claudel ?tait mort depuis longtemps... Si je ne s?parais ce cacato?s et ce faisan en querelle, Mallarm? mourait. Je levais les bras, j'effrayais les combattants; le cacato?s noir se perchait, suivant de branche en branche le faisan qui serpentait comme sa projection dor?e, mais la mort de Mallarm? s'?tait du moins ?lev?e de trois m?tres. Parfois c'est leur famille qui ?tait en jeu, et, cruelle, je permis une fois que la soeur de Rimbaud tomb?t d'une ?chelle, une fois que se noy?t l'amie de Mallarm?.
C'est le soir surtout, en m'endormant, au-dessous des ?toiles si proches et si allum?es qu'il me semblait parfois en sentir passer une juste au-dessus de ma paupi?re comme une lampe de poche, que je m'acharnais contre ces purs esprits. C'?tait l'heure o? je suivais le hurlement complet de la houle autour de l'?le, de la mousson autour des cocotiers et o? cette solitude dans l'espace me donnait, m?me ? mes propres yeux, plus de noblesse que ne peut le faire en Europe la solitude du g?nie. ?gale ? ces trois hommes, je les appelais... Je me relevais parfois pour arranger de mes mains les tisons de mon petit foyer... Si n'en jaillissait aussit?t une grande flamme bleue, suivie d'une flamme rouge, Rimbaud perdait sa femme... Puis, assoupie, divaguant sur les deux ou trois phrases que j'avais entendues ? leur sujet, je voyais Mallarm? donner aux paroles un pouvoir physique, des arbres pousser ? sa voix, s'arr?tant une seconde aux rejets, formant un noeud aux m?taphores; comme une lotion un vers de Mallarm? donner une nouvelle flore ? des coins de jardins, ? des tonnelles. Puis, ? chaque objet, ? chaque arbre, ? chaque humain, ? toutes ces apparences enfin que jamais nous ne pourrons toucher, Claudel, apr?s les avoir meurtries en un point attachait l? du moins une comparaison, qui se remplissait aussit?t, par je ne sais quelle loi des vases communicants, de sang, ou de s?ve, de r?sine, de liquides premiers... Un bruit sourd pr?s de moi suivi d'une douce odeur, c'est que la noix de coco en tombant s'?tait ouverte... Toutes les hu?tres s'ouvraient au fond des eaux et se ripolinaient de nacre... Une roussette volait du figuier au manguier,... Mallarm? ne la voyait pas... Rimbaud lui prenait la t?te, l'orientait de ses mains, arrivait enfin ? la lui faire voir, dans son vol de retour du manguier au figuier... L'Amour? Devant ce ciel qu'avaient depuis trois ans, combles de mes astres les plus chers, d?barrass? les deux chariots, pourquoi pensais-je soudain qu'ils avaient pu parler de l'Amour? et soudain tout ce qu'avait pu en dire Racine ou Musset m'?tait indiff?rent, je sentais que c'?tait sur ces trois r?seaux neufs qu'il fallait brancher ma pauvre t?te-ampoule... Je la secouais dans la nuit, l'ajustant peu ? peu sur le premier fil qui m'arrivait des t?n?bres; et tout ? coup une pens?e si aigu?, un coup si ?trange m'atteignait que je devinais qu'eux aussi l'avaient eu, et ? mon r?veil je retrouvais mes mains toutes noires, ? cause des tisons, mais aussi comme le serviteur convaincu, par cette ruse, d'avoir touch? au coffre-fort du ma?tre.
C'est cependant ? l'aide de ces exercices et de ces joies factices, gr?ce ? ces ombres et ? ces surnoms qu'un beau jour il me sembla tout ? coup comprendre mes confr?res les hommes. Une couture c?da dans cette forme ronde et imperm?able dont inconsciemment je les enveloppais comme de sachets les raisins aux treilles. J'eus d'eux cette r?v?lation que d'autres ont de Dieu, d'ailleurs de moi tout aussi proche. Tous ces jugements que j'avais appris ? porter machinalement sur leurs vices, leurs vertus furent soudain p?rim?s. Dess?ch?s par ce soleil tropical, greffes stupides, pr?jug?s, bon sens et bon go?t tomb?rent par vieillesse de moi. Le soleil se levait. Pour la milli?me fois je le voyais monter, et c'?tait pourtant comme si je levais pour la premi?re fois la m?che d'une lampe. Une telle lumi?re s'installait sur le monde que tout ce que j'appelais jusqu'? ce jour crime ou d?faut ou turpitude en ?tait lav?. Peut-?tre ?tait-ce que je comprenais seulement ce jour-l? la lumi?re! Le vol, l'assassinat? Je voyais sur le voleur la lune adorable; le couchant caresser les bras nus du criminel. Je voyais un doux rayon accompagner les corps adult?res. Je voyais l'?clat d'un bec ?lectrique sur le visage crisp? de la m?re dont le fils a ?chou? ? l'examen. Je voyais la lumi?re d'une lanterne v?nitienne ?clairer le front du p?re qui ne pardonne pas,--et lui ?tait pardonn?. Je voyais sous leur lampe ces beaux cr?nes de savants sur lesquels la hache du pessimiste s'?mousse comme sur un noeud dans du ch?ne. Je voyais un bras nu,--?tait-il ?clair? de l'int?rieur?--jouer dans la nuit, une hanche ?clair?e par un feu de sarments, et, ? lumi?re qui ? vingt mille lieues ? l'heure, apr?s dix ans, apr?s quinze ans ne m'atteignait qu'aujourd'hui, les vrais regards de mes amis enfin me parvenaient.
Le jour se levait. Des oiseaux, du milieu des clochettes d'o? tombait un pollen tout rouge, secouaient non leurs plumes, mais leur couleur elle-m?me... Je comprenais les crinolines, les manches ? gigot... Je comprenais tous ces grands mouvements de la terre sur lesquels Copernic et Newton sont emport?s soudain avec le commun des mortels, comme dans les foires les propri?taires de man?ges et de trottoirs roulants. Ch?re petite humanit?, qui sans ce r?veil ? r?v?lation, e?t toujours pour moi pass? en fraude sur son astre, mais qu'un simple rayon ce matin trouait comme une aiguille de douanier le voleur cach? dans la malle Innovation... Ne criait-elle pas d'ailleurs un peu? N'entendais-je pas crier un enfant, un amant? Une douceur en moi inexplicable, une langueur me saisit, l'odeur des fleurs devint trop forte et me fit d?faillir... l'humanit? s'installait en moi comme un fils... Mes deux paradisiers apprivois?s, que j'aurais voulu semblables et qui ne l'?taient jamais, car ils ne s'apprivoisaient que par couples, se penchaient chacun sur une de mes ?paules, et je chavirais toute du c?t? du plus lourd... Ah! que je comprenais ce matin ce fou de Limoges qui ajoutait ? chacune de ses phrases, quel qu'en f?t le sens, les trois mots <
Qu'as-tu vu dans ton exil? Disait ? Spencer sa femme, A Rome, ? Vienne, ? Pergame, A Calcutta? Rien!... fit-il... Veux-tu d?couvrir le monde Ferme tes yeux, Rosemonde.
CHAPITRE HUITI?ME
Un soir de ces rares jours que je ne laissais pas ?couler anonymes, comme les milliers d'autres, mais que je rebaptisais de leur nom d'Europe, tant ils apportaient les go?ts et jusqu'aux habitudes d'un jour pr?cis, le troisi?me ou quatri?me soir dans l'?le o? j'aie d?sir? boire du vin gris, manger des ?clairs, danser la polka piqu?e, un samedi soir enfin, il me sembla voir remuer au large. A l'extr?me bord de l'horizon, d'un flot ? un flot tout proche, une forme avait couru et plong?, comme un rat ? Paris d'une grille d'arbre dans la grille voisine. Si l'on ne nous avait appris, d?s le certificat d'?tudes ,--que l'on voit toujours les voiles ou la m?ture d'un navire avant sa coque, j'aurais jur? voir un navire. Si l'on ne m'avait pas r?p?t?, d?s le brevet simple, que l'espoir ?largit les clavicules, dilate les vaso-moteurs, j'aurais jur?, mes ?paules soudain tombantes, mes art?res soudain comprim?es, que je venais d'?tre travers?e par l'espoir. Je me retournai vers l'?le, la regardant comme le visage d'un ami, dans une for?t, quand on entend marcher, mais l'?le jamais n'avait paru plus calme. A moins d'une hypocrisie incroyable de l'?le, je m'?tais tromp?e. Toutes ces manettes, tous ces manom?tres dont je vous ai parl? tout ? l'heure indiquaient la s?r?nit?, la paillette du rocher Rimbaud ?tincelait, la petite feuille ?tait immobile. Je me calmai: je descendis prendre mon bain du soir. Soudain je dus regagner la lagune, prendre pied au plus vite, courir jusqu'? la gr?ve, comme si la mer ?tait subitement devenue un danger. L?-bas avaient r?sonn? deux coups de canon...
Je n'avais jamais entendu le canon, mais c'?tait bien lui. Moi seule d'ailleurs, l'Europ?enne, j'avais ?t? atteinte par cette d?charge. Rien ne bougeait dans l'?le. C'?tait maintenant la nuit compl?te. Les oiseaux, la t?te sous leur aile, n'avaient rien entendu... Ainsi des hommes ?taient l?! j'avais envie de ne pas attendre le jour, de nager aussit?t vers eux, de me donner au kouroshivo comme on se donne au train omnibus par d?pit d'attendre le rapide.--?tait-ce un signal? Tout un navire tirait-il pour me demander conseil? ?tais-je le seul recours de cent marins, de cent d?tresses... Soudain je vis deux lueurs, et j'attendis, en comptant avec plus d'angoisse que dans l'attente de deux obus;--et les deux coups m'arriv?rent!
Puis ce fut quatre, ce fut six, puis un silence. Puis vingt, trente: les lueurs des deux coups nouveaux s'appliquaient juste sur les deux coups derniers, et j'entendais, et je voyais, avec la m?me vitesse. Puis cinquante, puis cent; on essayait sur le ciel toute la bo?te d'allumettes... puis un silence. Parfois un coup unique dont je n'avais pas vu la lueur, bien que mes yeux n'eussent pas quitt? l'horizon. Toute l'?le maintenant ?tait ?veill?e. Il faisait clair de lune, tous les oiseaux volaient, les oiseaux de jour en longues bandes heurtaient les oiseaux de nuit stup?faits; leurs couleurs que je voyais toujours isol?es et ? la m?me altitude, confondues et d?s?quilibr?es; les oiseaux aquatiques planant dans le ciel, les oiseaux-mouches se posant, pour la premi?re fois le corbeau orange descendant jusqu'? moi. Jamais kal?idoscope ne fut mieux secou? que mon ?le cette nuit-l?; pas une des combinaisons ne fut oubli?e. Une fus?e monta, d'abord d?doublant les ?toiles, puis d?doublant la nuit. La derni?re fois que j'avais vu une fus?e, c'?tait du toit avec Ceorelle, le jour du 14 juillet. Peut-?tre ?tait-ce encore f?te? Ou un fils de roi ?tait-il n?, ou deux jumeaux, car l'on avait tir? plus de cent une fois... Soudain, la gerbe d'un projecteur se promena sur les flots, avec quelle lenteur, s'immobilisa b?tement sur de petits remous qui m'?taient familiers et que je savais ? peine creux d'un m?tre, tourna et retourna autour d'une ?cume comme un cheval autour d'un chapeau, enfin atteignit l'?le. Il resta fig? une minute, h?b?t? d'avoir heurt? une masse solide; je courus vers lui, effleur?e par les oiseaux qui le fuyaient, tendant la main comme un naufrag? vers une corde; il bougeait de quelques m?tres, je regagnais ? nouveau le centre de la gerbe, je me faisais traverser par le rayon du milieu, j'agitais les bras, je me d?battais, je criais. Mais, comme le regard d'un ami vous touche dans une foule et ne vous reconna?t pas, vous voit toute nue vous d?battre, agiter les bras et ne vous reconna?t pas, il s'?leva soudain, se redressa comme la chemin?e d'un navire qui a pass? sous un pont, se redressa de toute sa taille sous cette arche obscure, et s'?teignit.
En vain j'avais essay? avec ma loupe d'allumer une ?corce ? cette lueur. Il me fallait pour faire un feu attendre le soleil... Soudain un dernier coup de canon retentit, plus lointain, mais plus sec. Une sorte de coup de revolver pour achever une b?te morte, un homme fusill?: le premier que je compris... Le premier qui m'annon?a que les rois n'avaient pas de fils, les capitaines pas d'anniversaires, la France pas de 14 juillet... qu'il y avait la guerre!
C'est avec le premier rayon de soleil que mon feu fut allum?, le plus pur rayon, le plus froid, mais j'avais pr?par? mon b?cher de feuilles s?ches, d'amadou, de li?ge. Il flamba. Pour la premi?re fois je laissais la flamme mordre sur les arbustes, les gazons voisins... J'?tais pr?te ? br?ler mon ?le comme d'autres br?l?rent leurs vaisseaux... Mais du secret terrible de la veille rien ne transparut sur le jour... Les vols d'oiseaux, d?gag?s de l'?cheveau d'hier, ?taient redevenus des fils brillants et droits. Un soleil ignorant brillait. Les ptem?rops, les adjudants avaient tout oubli?... Cette peine qui partait de ce matin ne m'?tait plus commune avec l'?le et ses habitants, et je me sentais une nouvelle solitude au coeur m?me de mon isolement... Ainsi la guerre de son regard avait effleur? l'?le, et disparu sur son navire ? la d?rive, et sans que j'eusse eu besoin de la menacer d'une perche et d'une gaffe, comme j'avais d? le faire pour le couguar sur son radeau!... Et quelle guerre? Quelles nations ? marines avaient plong? pour repara?tre l?, se battre devant un seul t?moin, cherchant ? meurtrir ? coups de canon leurs grandes ou?es? En quelle langue disait-on maintenant: Mon fils est mort, mon p?re est mort? En quelle langue disait-on: Ils arrivent, ou bien: enfin ils partent? En quelle langue un b?gue envoy? aux nouvelles annon?ait-il la... la... annon?ait-il que l'arm?e ?tait... ?tait... enfin, tapant du pied, annon?ait-il la guerre? A mille lieues d'elle, je me sentais redonn?e, comme toutes les femmes, ? une masse o? les hommes ont le droit de choisir. Quelles races de chevaux, de mulets mouraient de mis?re et de cruaut?? Quelles villes sur des lacs sentaient l'?ther et l'iode? Dans quelles gares les duchesses soudoyaient-elles l'employ? de la statistique pour qu'il dirige?t sur leur embranchement des bless?s s?rieux? Je promenais la guerre sur la carte du monde, l'essayant ? chaque pays comme un couvercle ? une bo?te longue ou ovale, et, en for?ant, elle allait presque ? tous. En quelle langue disait-on: Achevez-moi! J'h?sitais ? choisir, comme si je donnais par ce choix le signal, j'h?sitais entre l'Allemagne et l'Autriche, l'Espagne et les ?tats-Unis. La guerre, qui d?tachait soudain du blason des grands empires les animaux h?raldiques et les faisait pour moi lutter silencieusement ? mort, la licorne avec l'ours, l'aigle ? une t?te avec son coll?gue ? trois t?tes!... Puis je pensai, ?go?stement, moindre ?moi, pire tendresse, que peut-?tre deux petites nations seulement ?taient en guerre, Cuba par exemple avec la Bolivie, le P?rou avec son voisin nord, l'?quateur comme front. Ou, s'il fallait ? tout prix y m?ler un peuple europ?en, peut-?tre n'?tait-ce que la Norv?ge contre Panama, le Danemark contre l'Uruguay...--Toutes les capitales, je pronon?ai leur nom tout haut, cherchant dans l'air un cadenas secret qui remuait parfois, impassible au mot Paris... Oui, c'?tait bien par le mot Copenhague, le mot Lima que j'ouvrais en moi une citerne de piti?; pauvres Danois, hissant leurs canons pour une derni?re r?sistance sur leur plus haute montagne, haute de cinquante-trois m?tres! pauvres mille Lim?niennes, quand dans la rue de Lima r?sonnait le clairon qui annon?ait les listes de morts fermant toutes ? la m?me seconde leurs yeux immenses!... Je me calmais un peu ? confier la guerre ? des mains aussi innocentes... La guerre, qui rend des nations enti?res ennemies soudain d'une couleur qu'elles ?parpillent dans les champs pour l'exterminer, l'Allemagne du rouge garance, la Russie du vert turc, l'Italie du blanc... Tous ces chevaux de cuirassiers qui reviennent, chacun mangeant la queue de son chef de file, et dans l'escadron il n'y a plus de crins qu'aux casques! Tous ces millions d'hommes qui partent, choisissant des armes aseptis?es et bien tranchantes, chacun s'encourageant lui-m?me, comme si chacun avait ? se tuer lui-m?me... Guerre am?ricaine sans doute, mais je n'arrivais pas cependant ? calmer en moi l'Europe. Certes je voyais la France en paix, et pourtant je sentais d?j? mes sentiments envers les autres pays, envers tous, vaciller, vaciller;--je sentais je ne sais quel poison gagner cet amour que j'avais des Espagnols, cette confiance en les Anglais, cette amiti? pour la Bavi?re, et Madrid et Londres et Munich, toutes rondes sur leurs plateaux, n'?taient plus que les cases d'une roulette effleur?e sans cesse par une bille qui touchait maintenant Lisbonne, maintenant Tokyo. Ah! je ha?ssais ce coup de canon, pour toujours peut-?tre interrompu, comme la voix d'une femme qui ? la minute de sa mort r?v?le ? son mari qu'un de ses amis l'a tromp?, meurt juste avant d'avoir avou? le nom, et g?te pour lui, ?ternellement, la grande et la petite amiti?.
A midi, j'avais l'habitude d'aller au rocher Claudel. Le courant effleurant l'?le juste ? ce point, tout ce que m'envoyait l'univers abordait l?, et je m'y rendais comme ? la seule distribution de cette poste, qui jadis m'avait apport?e moi-m?me. Tous les mois, un d?chet de l'Europe ou un cadeau presque neuf de l'Oc?anie m'y attendait, mais le plus souvent je n'en revenais, au bout d'une ou deux heures, qu'avec mon ombre. Ce jour-l? justement, coll? par le flux au rocher, impos? par une mer insistante, flottait un corps de chien. Il ?tait d?j? gonfl?. C'?tait bien cet animal dont le cadavre est le seul cadavre en France que l'on voie couramment, qui y rende le pire destin familier aux enfants, traversant tout Paris, derni?re pudeur, toujours par l'arche du milieu. Mais ici, gr?ce au remous, il s'acharnait ? vouloir mettre hors de l'eau, ? tirer ? sec ce symbole de la mort. Je l'?cartai d'autant de coups de gaffe qu'un policeman anglais qui voit un vrai chien vivant aborder en Angleterre. C'?tait un caniche. Il s'?cartait une seconde, puis revenait, dans un mouvement de la mer qui rempla?ait sans le savoir le r?flexe d'un caniche battu. Il d?rivait enfin, quand j'aper?us son collier: je nageai vers lui, d?fis la boucle, et il s'?loigna, sa mission termin?e, qui ?tait de m'apporter ces deux mots incompr?hensibles: Volga, Vermeer. Quelques minutes apr?s, une masse plus lourde passa au large, un autre chien, un terre-neuve, qui me donna lui aussi deux mots: Kismet, Bellerophon. Caniches, terre-neuve, races fid?les, qui venaient me chercher jusque-l?, et qu'e?t escort?s s?rement le chien de berger s'il n'avait ?t? retenu au milieu de la Brie par son devoir.
Soudain retentit cet appel de mes oiseaux par lequel ils m'annon?aient qu'un oiseau nouveau avait p?n?tr? dans l'?le. Mais au lieu de poursuivre l'intrus de cocotier en baobab par de longs rayons rouges ou verts termin?s par les cacato?s n?gres, les moins rapides, au bord de la mer ils se pressaient autour d'une ?pave. Ils la cachaient, mais ils dessinaient autour d'elle une forme. Je voyais, sous tant d'ailes, une statue g?ante, une personne de tapisserie, mais gonfl?e et palpitante. A mesure que j'approchais, j'?tais moi-m?me entour?e et drap?e d'un voile d'oiseaux excit?s, je devenais une cr?ature g?ante aussi, a?r?e, avec au centre un petit corps de femme. J'arrivais. Les premiers de mes perroquets se confondaient d?j? avec les perroquets de l'?pave. Je me penchai, je rejetai les oiseaux qui la couvraient, avec mes mains, comme une couverture. Je vis une ?paule, aussit?t cach?e par de nouveaux plumages. Une minute je me battis contre cette enveloppe qui, crevant par places, me laissa apercevoir un genou, puis une main, puis une surface lisse, comme s'il y avait au-dessous un sol humain; puis, j'avais d? toucher l'oiseau-agrafe de cette robe, ils s'envol?rent tous ? la fois, et, ce v?tement ?vanoui, je vis un homme.
Un homme qui m'arrivait nu, comme aux femmes d'Europe un enfant. Le haut de son corps ?tait ? sec sur le sable, mais l'eau montait ? sa ceinture et par pudeur, en mourant, il avait pu relever jusque-l? la mer. Il avait les bras ?cart?s, il semblait clou? par punition sur mon ?le, l'Oc?anie voulait faire un exemple. Sur ce corps d'homme, le premier que je voyais, du premier coup d'oeil j'?tais stup?faite de d?chiffrer sa vie et ses moindres manies! Avais-je donc une telle science des hommes? l'index de la main droite ?tait jaune, c'est qu'il fumait; les talons us?s et ?cul?s comme des talons de souliers, c'est qu'il ?tait autoritaire; la bouche ouverte sur le c?t?, il devait s'amuser ? cracher loin; la l?vre sup?rieure avanc?e, c'est qu'il ?tait gai, c'est qu'il aimait les calembours; la ceinture pliss?e et rid?e par une vraie ceinture, un gymnaste. Il avait des cheveux roux et ras, la barbe fra?che; on avait pr?vu la bataille, fait raser et tondre l'?quipage. Le nez ?tait cass?; plus tard j'ai song? qu'il devait ?tre boxeur. Sur une de ses hanches, des cicatrices comme des encoches, de son genou ? son ?paule, comme si un enfant s'?tait mesur? chaque ann?e ? lui. Les l?vres juste closes de celui qui vient de parler, mais le visage dur de qui n'attend plus de r?ponse: une plaisanterie sans doute sur la torpille qui venait. Je ne sais quoi aussi d'?pars jusque sur la poitrine, les mains, qui indiquait la ruse, le mensonge. Mais je ne pensai gu?re ? me demander s'il ?tait imprudent de me donner un ma?tre rus? et menteur, un ma?tre qui crachait, et d?j? j'?tais courb?e sur lui. Je ne pouvais tirer sa langue, car il ?tait impossible d'ouvrir ses m?choires, ni le suspendre par les pieds, car il ?tait lourd, ni fermer et rouvrir ses bras, d?j? trop raides. Une heure je tournai autour de lui, assi?geant ce corps pour lui donner la vie, avec la minutie de celui qui veut tuer une tortue ou une b?te ? carapace, cherchant un d?faut ? son armure, essayant de le br?ler avec ma loupe, comme jadis un ennemi dans un vrai si?ge. En vain. Sur le corail o? je l'avais tir?, ?tendu et en croix, il me redonnait seulement ? la fois l'?talon de ma religion et de ma race.--Parfois, assise ? son chevet, je le gardais comme un typhique. Il me redonnait les vieilles mesures d'Occident pour juger ce monde o? j'?tais devenue la seule norme, le pouce, la coud?e, l'aune. Parfois je le caressais au front comme un fi?vreux. Sur son visage les ombres, ? mesure que le soleil montait, modifiaient ? chaque instant ses traits, sans que jamais cependant il ressembl?t ? quelqu'un que j'aie connu, ?puisant les visages d'une s?rie d'humains que je n'avais jamais rencontr?e. Il ?tait couvert de tatouages, d'abord indistincts sur son corps bleu?tre, mais que le soleil r?v?la peu ? peu comme une encre sympathique, et je les lisais ? mesure qu'ils apparaissaient sur lui. D'abord son pr?nom et son nom, cela ?tait anglais, cela ?tait le corps de John Smith. Puis son surnom, cela ?tait, pour les dames, le corps de Johnny. Puis une insulte ? qui lirait ses tatouages, mais je ne lui en voulus pas. Puis une phrase de la Bible le d?diant ? celui qui fait bondir les montagnes, qui calme les coeurs, cela ?tait l'?me de Johnny Smith. Sur son bras gauche, ? c?t? de trois petites ancres en triangle, marques du vaccin qui lib?re pour toujours de la mis?re terrienne, deux mots en caract?res anciens, du dix-septi?me ou du dix-huiti?me si?cle, ROYAL NAVY. Puis l? o? les tatoueurs s'obstinent ? croire qu'est le coeur, juste au milieu du ventre, un coeur grandeur nature avec une fl?che. Des noms de femmes ?pars, Mary, Nelly, Molly, avec des dates et des villes, Mary de Plymouth, Nelly de S?o-Paulo, Molly de Dakar. Johnny ?tait fid?le aux Anglaises quel que f?t le continent. Une des jambes avec le dessin du tibia et du f?mur, le pied avec tous les petits os, et, sur la plante, la signature de l'artiste: MACDONALD, TATOUEUR DU ROI, JERMYN STREET. Sur la poitrine en lettres de cinq centim?tres le d?but d'une phrase, I AM, que je parvins ? lire toute en retournant la plus lourde page qu'on ait lue en ce bas monde, I AM A SON OF HAPPY LEEDS. Un fils de l'heureuse Leeds, de la riche Leeds, grouillante d'?pingles ? t?te et d'?pingles ? cheveux plus qu'un divan. Je lisais tout haut, je m'interrompais pour chasser les oiseaux, dans la langue, malgr? moi, de Johnny Smith. Je n'ai parl? qu'anglais avec lui. C'est que je voyais l'Angleterre, ? genoux devant lui, plus que si mille vaisseaux battant l'Union Jack avaient pass? au large... Ainsi, par la loi des probables et des moyennes, c'?tait un Anglais que m'apportait la mer! Des cadavres flottant sur les eaux, le chiffre des Anglais d?passait au moins d'un celui des marines du monde r?unies. La loi des deux tiers valait pour les corps de marins anglais, de chiens caniches anglais, autant que pour les cuirass?s. Au premier coup de canon qui d?chirait ? fond mes flots, John Smith m'arrivait, comme sous la charrue en Berry un cr?ne gaulois; un corps gonfl?, une ?ponge pass?e sur l'Angleterre, avec un relent de gin, un buvard sur ces mots de Nelly et de Molly; un de ces corps anglais, d'une densit? plus faible que celle de l'eau de la mer, huile calmante qu'on r?pand autour des bateaux dans la temp?te; un Anglais mort noy?... Mais l'id?e de John Smith mort noy?, au lieu de troubler, donnait presque autant de calme et de confiance en le destin que celle d'un Florentin mort poignard? ou d'un Suisse mort centenaire.
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