Read Ebook: Suzanne et le Pacifique by Giraudoux Jean
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Ebook has 170 lines and 37312 words, and 4 pages
Un homme qui m'arrivait nu, comme aux femmes d'Europe un enfant. Le haut de son corps ?tait ? sec sur le sable, mais l'eau montait ? sa ceinture et par pudeur, en mourant, il avait pu relever jusque-l? la mer. Il avait les bras ?cart?s, il semblait clou? par punition sur mon ?le, l'Oc?anie voulait faire un exemple. Sur ce corps d'homme, le premier que je voyais, du premier coup d'oeil j'?tais stup?faite de d?chiffrer sa vie et ses moindres manies! Avais-je donc une telle science des hommes? l'index de la main droite ?tait jaune, c'est qu'il fumait; les talons us?s et ?cul?s comme des talons de souliers, c'est qu'il ?tait autoritaire; la bouche ouverte sur le c?t?, il devait s'amuser ? cracher loin; la l?vre sup?rieure avanc?e, c'est qu'il ?tait gai, c'est qu'il aimait les calembours; la ceinture pliss?e et rid?e par une vraie ceinture, un gymnaste. Il avait des cheveux roux et ras, la barbe fra?che; on avait pr?vu la bataille, fait raser et tondre l'?quipage. Le nez ?tait cass?; plus tard j'ai song? qu'il devait ?tre boxeur. Sur une de ses hanches, des cicatrices comme des encoches, de son genou ? son ?paule, comme si un enfant s'?tait mesur? chaque ann?e ? lui. Les l?vres juste closes de celui qui vient de parler, mais le visage dur de qui n'attend plus de r?ponse: une plaisanterie sans doute sur la torpille qui venait. Je ne sais quoi aussi d'?pars jusque sur la poitrine, les mains, qui indiquait la ruse, le mensonge. Mais je ne pensai gu?re ? me demander s'il ?tait imprudent de me donner un ma?tre rus? et menteur, un ma?tre qui crachait, et d?j? j'?tais courb?e sur lui. Je ne pouvais tirer sa langue, car il ?tait impossible d'ouvrir ses m?choires, ni le suspendre par les pieds, car il ?tait lourd, ni fermer et rouvrir ses bras, d?j? trop raides. Une heure je tournai autour de lui, assi?geant ce corps pour lui donner la vie, avec la minutie de celui qui veut tuer une tortue ou une b?te ? carapace, cherchant un d?faut ? son armure, essayant de le br?ler avec ma loupe, comme jadis un ennemi dans un vrai si?ge. En vain. Sur le corail o? je l'avais tir?, ?tendu et en croix, il me redonnait seulement ? la fois l'?talon de ma religion et de ma race.--Parfois, assise ? son chevet, je le gardais comme un typhique. Il me redonnait les vieilles mesures d'Occident pour juger ce monde o? j'?tais devenue la seule norme, le pouce, la coud?e, l'aune. Parfois je le caressais au front comme un fi?vreux. Sur son visage les ombres, ? mesure que le soleil montait, modifiaient ? chaque instant ses traits, sans que jamais cependant il ressembl?t ? quelqu'un que j'aie connu, ?puisant les visages d'une s?rie d'humains que je n'avais jamais rencontr?e. Il ?tait couvert de tatouages, d'abord indistincts sur son corps bleu?tre, mais que le soleil r?v?la peu ? peu comme une encre sympathique, et je les lisais ? mesure qu'ils apparaissaient sur lui. D'abord son pr?nom et son nom, cela ?tait anglais, cela ?tait le corps de John Smith. Puis son surnom, cela ?tait, pour les dames, le corps de Johnny. Puis une insulte ? qui lirait ses tatouages, mais je ne lui en voulus pas. Puis une phrase de la Bible le d?diant ? celui qui fait bondir les montagnes, qui calme les coeurs, cela ?tait l'?me de Johnny Smith. Sur son bras gauche, ? c?t? de trois petites ancres en triangle, marques du vaccin qui lib?re pour toujours de la mis?re terrienne, deux mots en caract?res anciens, du dix-septi?me ou du dix-huiti?me si?cle, ROYAL NAVY. Puis l? o? les tatoueurs s'obstinent ? croire qu'est le coeur, juste au milieu du ventre, un coeur grandeur nature avec une fl?che. Des noms de femmes ?pars, Mary, Nelly, Molly, avec des dates et des villes, Mary de Plymouth, Nelly de S?o-Paulo, Molly de Dakar. Johnny ?tait fid?le aux Anglaises quel que f?t le continent. Une des jambes avec le dessin du tibia et du f?mur, le pied avec tous les petits os, et, sur la plante, la signature de l'artiste: MACDONALD, TATOUEUR DU ROI, JERMYN STREET. Sur la poitrine en lettres de cinq centim?tres le d?but d'une phrase, I AM, que je parvins ? lire toute en retournant la plus lourde page qu'on ait lue en ce bas monde, I AM A SON OF HAPPY LEEDS. Un fils de l'heureuse Leeds, de la riche Leeds, grouillante d'?pingles ? t?te et d'?pingles ? cheveux plus qu'un divan. Je lisais tout haut, je m'interrompais pour chasser les oiseaux, dans la langue, malgr? moi, de Johnny Smith. Je n'ai parl? qu'anglais avec lui. C'est que je voyais l'Angleterre, ? genoux devant lui, plus que si mille vaisseaux battant l'Union Jack avaient pass? au large... Ainsi, par la loi des probables et des moyennes, c'?tait un Anglais que m'apportait la mer! Des cadavres flottant sur les eaux, le chiffre des Anglais d?passait au moins d'un celui des marines du monde r?unies. La loi des deux tiers valait pour les corps de marins anglais, de chiens caniches anglais, autant que pour les cuirass?s. Au premier coup de canon qui d?chirait ? fond mes flots, John Smith m'arrivait, comme sous la charrue en Berry un cr?ne gaulois; un corps gonfl?, une ?ponge pass?e sur l'Angleterre, avec un relent de gin, un buvard sur ces mots de Nelly et de Molly; un de ces corps anglais, d'une densit? plus faible que celle de l'eau de la mer, huile calmante qu'on r?pand autour des bateaux dans la temp?te; un Anglais mort noy?... Mais l'id?e de John Smith mort noy?, au lieu de troubler, donnait presque autant de calme et de confiance en le destin que celle d'un Florentin mort poignard? ou d'un Suisse mort centenaire.
La nuit tombait, les oiseaux les plus acharn?s, gagn?s par le sommeil, s'envolaient de notre groupe, allaient mettre sous leur aile le bec qui avait becquet? un humain, et bient?t je fus seule avec lui. Je ne pouvais me r?soudre ? le tirer jusqu'? l'une de ces baignoires de corail que je lui d?signais comme tombe. La lune se levait et le repassait et l'argentait comme un objet de toile. C'?tait le premier homme, apr?s mon grand-p?re, que j'eusse jamais veill? de ma vie; je n'avais pour cet inconnu de Leeds, ? chaque instant, qu'un geste filial. Comme pour mon grand-p?re, je ne pouvais supporter d'?tre ? son c?t?, je ne me sentais utile et s?re que debout ? ses pieds, sur l'axe m?me de cette vie, formant au-dessus de la Mort, jadis avec ce mourant, ce soir avec ce noy?, ? peu pr?s le m?me groupe que l'homme et sa brouette au-dessus du Niagara. Je n'osais me pencher que vers lui, ? cause du vertige. Chaque flot un peu bruyant, chaque liane glissant, chaque chute de noix me faisait frissonner comme s'il ?tait li? par des fils invisibles aux fruits, aux branches, aux oiseaux,--anglais, ? chaque vague,--et que tout bruit ?tait preuve en lui d'un secret mouvement. Je le contemplais, j'avais maintenant la science ? peu pr?s compl?te de son corps, je n'y d?couvrais que deux petites traces, imperceptibles, de son naufrage et de la mort, un oeil ferm? d'un bourrelet plus fort que l'autre, celui sans doute qui avait touch? l'eau le premier, et une ?gratignure pr?s de l'?paule. Blessures fra?ches que je soignai comme celles d'un vivant!
Quand j'eus tout appris de lui, quand je l'eus ?puis? comme un journal, quand j'eus tourn? autour de lui, de pr?s ou ? distance, comme jamais Anglaise ne le fit autour d'une statue dans un mus?e, quand toute mon ?le eut ?t? reb?tie, comme une ville europ?enne, et ma pens?e aussi, ? l'?chelle d'un homme, je jetai sur lui des brass?es de fleurs qui ne s'ouvrent que le soir, son dernier v?tement, plus vibrant et ajust? que le v?tement d'oiseaux, et bient?t bruyant car toutes les grosses abeilles de nuit y vinrent bourdonner. Parfois je m'endormais une minute; de l?-haut un a?roplane aurait cru voir dans cette ?le un couple dormant; je m'amusais ? ce jeu; pour ce spectateur invisible, je m'?tendais pr?s du corps, je m'asseyais ? sa hauteur, je m'endormais au-dessus de ce bras ?tendu. Je m'?veillais; je reprenais dans ma pens?e, en sursaut, possession de ce mort, aussi ardemment qu'on reprend, en France, la nuit, la main d'une grande soeur. J'attendais le jour. Je voulais, puisqu'il n'?tait plus possible de le sauver des t?n?bres, le sauver de cette derni?re nuit. Soudain le soleil arriva; les petits oiseaux, maintenant moins curieux, s'occupaient de leur repas, et il n'y avait plus, dessinant le corps ? une envergure immense, que quelques vautours perdus dans le ciel et que je n'avais jamais vus jusqu'? ce jour. Je sentais aussi des requins en route d'un fond lointain, nageant vers nous ? la vitesse de la lumi?re. Je sentais des mouches appel?es d'un autre archipel voler en droite ligne et qui bient?t arriveraient. Je sentais en rumeur toute cette agence du Pacifique qui veille aux enterrements d'une classe aussi haute. Je sentais partis, ? vingt mille lieues ? l'heure, les rayons qui allaient me le montrer plus livide, plus d?charn?, vert et indigne. Je me d?cidai donc, je le tra?nai jusqu'? la baignoire rouge, passant des rondins au-dessous de son corps pour qu'il roul?t, et il laissa sur la gr?ve, mais ? contresens, l'empreinte d'un petit canot qu'on lance. Sous le poids de cet homme, jamais la trace de mes pas n'avait ?t? aussi distincte et j'eus la m?me angoisse, ? voir mes empreintes profondes, en me retournant, qu'? voir celles d'un inconnu.
J'avais faim. J'avais faim d'une faim nouvelle. Apr?s le premier travail que j'eusse accompli dans l'?le, ? cause peut-?tre du seul contact avec cet Anglais carnivore, j'avais envie de plus que d'oranges et de bananes. J'?tais d?sesp?r?e mais j'avais soudain app?tit, r?compense au labeur, r?confort des enterrements, de pickles, de rosbeef, de poulet cocotte... Mes oiseaux tournaient autour de moi sans se douter du changement... Je voulus aller p?cher et griller des truites sur du charbon de bois. Soudain, comme je lan?ais ? la mer un fruit rond qui m'avait heurt?e, comme j'essayais en vain de chasser une abeille, comme je pensais avec tristesse que j'?tais l?, r?p?tant les gestes, les m?mes, de Nausicaa, de Sakountala et qu'une ombre de mort seule m'?piait, comme je devinais ? vif en moi plus de tendresse, de d?vouement qu'il n'en a jamais fallu pour devenir h?ro?ne, et en plus l'art de nager, de grimper, l'art d'atteindre avec une pierre n'importe quelle noix de coco, et tout cela st?rile, alors,--comme si regarder fixement la mort vous la fait voir ensuite cent fois,--soudain , je vis des cadavres aborder de partout. Ils abordaient l? o? eussent abord? des hommes vivants; ils ?taient une vingtaine ?pars ? cet assaut; de toutes les petites criques par o? je sortais de mon bain, sortait en ce moment un homme. D'autres pris dans le courant passaient au large, chacun avec sa nage propre, champion dans la mort de l'overarm, des ?paules hors de l'eau et des bras dress?s, l? une t?te, l? une main, l?-bas un pied, et en rasant la mer ? niveau on e?t eu de quoi me refaire le corps entier de Johnny. Mais la plupart coll?s au rivage s'usaient, inlassables, ? la pierre ponce ou ? la nacre, avec ces saccades enfantines que nous donnent ? nous les pouss?es de la mer.
Comme les hommes sont dissemblables,--si l?gers, si pesants, si fins, si grossiers, si vulgaires et si dignes jusque dans la mort, que je devinai dans ces cadavres les reconnaissants et les ingrats! Apr?s chaque sauvetage, je me reposais, mais d?j? presque model?e par une demi-heure de contact ou d'?treinte ? certaine forme d'homme, d?sorient?e quelques minutes devant le corps suivant, corps habill? alors que l'autre ?tait nu, souple quand l'autre ?tait raide, for?ant mes bras et ma pi?t? ? ?pouser vingt formes diff?rentes. Parfois la lune ?clairait le noy?, je m'habituais ? son visage; parfois je rep?chais un corps dans l'ombre, et plus tard, sur le rivage, je ne le reconnaissais pas, il me semblait venu sans moi. Parfois une vague inattendue poussait le corps, j'avais l'impression qu'il s'aidait... Le soleil revint. A chaque corps retir? de la mer, elle avait chang? de couleur,... pourpre ? l'avant-dernier, rouge au dernier, et soudain vide de mort, toute bleue. Premier jour cependant o?, depuis des ann?es, je ne me baignai pas...
Je les comptai; j'en trouvai d'abord dix-sept, puis seize; puis le disparu revint. Les uns avaient la t?te, les autres les pieds tourn?s vers la mer. De la t?te s'envolait toujours quelque oiseau, plus curieux que sont les oiseaux des visages que des corps. L'un avait un grelot dans sa poche, et sonnait. Deux avaient des alliances: j'eus d?sormais deux alliances au m?me doigt. Le plus jeune, imberbe, avait un veston noir avec des boutons d'or comme les coll?giens chez nous; rien n'y manquait, ni la cravate, ni la montre, comme aux coll?giens un jour de grande rentr?e; c'?tait des v?tements faits sur mesure, de ceux que la mer n'arrive pas ? enlever au corps, la ceinture ?tait fix?e au drap par des boutons-agrafes, et le midship retenait de la main sa casquette, seul objet qu'il e?t pu perdre dans le d?sastre. Toute la douce peur de perdre sa casquette, m?lang?e ? la confiance en son col, en ses brodequins, illuminait et sanctifiait ce visage. Mais ? mesure que le soleil chauffait, cette troupe que je croyais d'abord uniforme, je la vis se diviser en deux. L'alliance que tous les noy?s ont contre la nuit ?tait rompue. Il y avait deux sortes de tricots, deux sortes de b?rets; c'est qu'il y avait eu deux navires; il y avait deux sortes de t?tes, de mains, m?me dans la mort deux attitudes; il y avait deux coupes de cheveux: c'est qu'il y avait deux races... Alors je vis la guerre.
J'?tais seule avec mes alli?s...
Parfois, lasse de tirer sur un corps trop lourd, comme on d?laisse un lacet qui s'est nou? pour d?faire d'abord l'autre soulier, je le d?laissais pour un plus souple...
Je ne me r?veillai que le lendemain, quand le soleil d?j? d?clinait. Ce fut la seule journ?e dont je n'ai vu que la moiti? dans l'?le et que je puisse soustraire ? l'addition des autres. J'?tais h?b?t?e de sommeil. Je me laissais parler tout haut, ? mon habitude, sachant que ma parole la plus machinale me renseignait sur moi-m?me.
--Suzanne,--dit-elle,--tu es seule...
Mais d?j? j'avais lu les gros titres, puis les moyens. D?j? je savais que le fils de Kipling ?tait tu?, tu? aussi le neveu du premier douanier de Shangha?, M. Boilard, et en plus de ces deux-l? tu?s depuis longtemps, les deux seuls dont je connusse les noms, une statistique me disait qu'il y avait huit millions de morts en Europe. J'avais toute la tristesse, tout le remords surtout, que donne une telle nouvelle... J'y ?tais cependant pour si peu! Par quoi avais-je ma part de cause dans tant d'horreur! Pourquoi me sentais-je un peu coupable? Quels ?taient ceux de mes gestes autrefois, celle de mes paroles qui avaient apport? un poids, si l?ger f?t-il, ? la guerre? Par quoi avais-je, moi jadis ? Bellac, manqu? de prudence et appuy? sur le plateau? Tous les arbres de Picardie coup?s, disait un titre. Plus de chevaux en France, disait un autre. Par quoi avais-je amen? un arbre, un cheval de France ? la mort? Oui, j'avais deux fois n?glig?, les deux fois o? j'avais eu affaire ? l'Allemagne m?me, de l'amadouer, de l'attirer. J'avais dit du mal de Werther, je l'avais trouv?, ? mon brevet, plus menteur que sensuel, plus bourgeois qu'?lev?; et, une autre fois, j'avais indiqu? ? un Allemand sur sa Merc?d?s la route de Limoges quand il demandait la route de Poitiers. Il avait vu Saint-Martial au lieu de Sainte-Radegonde. Voil? ma petite part dans cette guerre: J'avais irrit? contre nous l'ombre de Werther et un capitaine de r?serve...
Un moineau, apprivois? sans doute sur un des navires coul?s,--les moineaux sont bien laids et vulgaires, mais il y a la Marne--?tait venu se poser sur mon ?paule et ne me quitta plus.
CHAPITRE NEUVI?ME
< >>Deux lignes de r?sum? d'abord, pour vous mettre au courant. Je ne suis pas morte, mais Polyn?sienne. J'ai prot?g? mon ?le d'un alligator et d'un couguar. J'ai refus?, malgr? des sollicitations, d'?tre ma propre idole. J'entretiens un troupeau de deux cent trente-trois dieux et de dix-huit fant?mes d'hommes. Un ornithorynque suit mes pas, sur lequel est pos? le plus paresseux de mes oiseaux. Je vous ?cris parce que j'ai trouv? dans la poche d'un marin noy? nomm? Rudolf Eberlein un ?tui plein de stylographes, et que l'encre se r?sorbe... Vous savez tout. >>Je vous ?cris d'un promontoire que j'ai d?cor? avec mille rondelles de nacre, comme on le fait ? Londres pour les becs de gaz et les refuges qu'on signale aux automobiles. Je suis visible l? tous les jours, de deux heures au moins ? six. Je dois m?me assurer que jamais ?tre humain dans le monde n'a ?t? plus visible; sur deux tr?pieds ? mes c?t?s br?lent des pommes de pin, pour faire deux fum?es; du palmier de gauche au palmier de droite est tendu derri?re moi un rideau de plumes rouges, haut de trois m?tres; le pav? est de corail noir, et ne devinez-vous pas aussi, rien qu'? ces quelques lignes,--vous en avez l'impression, comme vous l'avez parfois en t?l?phonant ? une amie qui ne l'avoue pas elle non plus, mais qui marivaude elle aussi,--que je vous ?cris nue? J'ai sur mes genoux une feuille quadrill?e, et je sens au travers la plume courir, me creusant aux points et aux virgules d'une si agr?able piq?re que je vais multiplier les phrases courtes... Le ciel... La mer... Le ciel est tout ?tincelant ou tout rouge, c'est toujours ici la fin d'un grand incendie; les papillons noirs voltigent en tout point faible de l'espace comme du papier br?l?, la mer sur les r?cifs fait la chaudi?re qui refroidit; les palmes claquent comme des pincettes. Le monde a br?l? et j'en suis, ti?de, le pauvre r?sidu. >>Ici tout est luxe, Simon. De longs oiseaux ? queue vermillonne remontent les gouffres de lumi?res par bonds, comme les saumons les cascades, jusqu'? l'?clat de soleil dont ils sont n?s, de leur queue reprenant l'?lan sur un rayon. Chaque arbuste par moi jadis fut sans doute si surpris qu'il porte depuis mon naufrage les fruits d'un autre. Ici les pommiers donnent des oranges, les figuiers des cerises. Ici un monde o? fleurs, oiseaux, animaux et insectes, confondus dans le bonheur, n'ont pas eu le temps ? mon arriv?e de reprendre leurs attributs: des b?tes poilues pondent des oeufs, les poissons couvent. Tout ce que les po?tes seuls voient en France, on le voit ici ? l'oeil nu; les arbres boivent ? la mer par de vraies trompes qui se contractent quand elle est trop sal?e. Tout ce qu'on dit par antiphrase des femmes ? Paris, on peut le dire vraiment de moi; mon teint est nacr?, poudr? de vraie nacre, mes l?vres sont de corail, poudr?es de vrai corail. Les couleurs aussi ont ?t? recoll?es trop vite, les feuilles sont carmin ou pourpre, les fruits sont verts d?s qu'ils sont m?rs. >>Ici l'on peut avoir sans peine tous vos sons et vos parfums d'Europe. Pour ?couter le bruit des peupliers, je n'ai qu'? fermer les yeux, m'?tendre dans la grotte sous-marine, et ?couter le bruit de la mer sur les galets. Pour entendre un murmure qui ressemble ? celui de la messe, avec des prie-Dieu qui claquent, je n'ai qu'? ne pas dormir la nuit o? les grosse outardes font leurs nids. Pour entendre le clairon ou le coup de massue qu'on donne dans les foires, afin de gagner la m?daille, il suffit d'attacher une oie pr?s d'un arbre vieilli qui s'?croule. C'est ? s'y m?prendre. Il y a m?me un bruit qui non seulement remplace l'autre, mais est le m?me, et je l'?coute tant que je peux, car il me rappelle Bellac et la chemin?e en peluche: celui d'un coquillage vide ? mon oreille. Et pour revoir certains gestes auxquels l?-bas on tenait, c'est ? peine plus difficile. Pour retrouver votre gant jaune que je voyais sans vous voir vous-m?me sur la rampe du palier, quand vous descendiez mon quatri?me, je n'ai qu'? me pencher sur la lagune et suivre une truite jaune qui regagne le fond en cercles toujours plus petits. Le geste du conducteur qui tire la sonnette pour vous dire que le tramway est complet, j'ai deux singes qui le font quand je m'approche de leur palmier. C'est tout ? fait l'Europe. Il y a des matins aussi o? j'ai la fatigue, non de ceux qu'?vente la mousson, que lave trois fois par jour le Kouro Shivo, mais de ceux dont les pieds toute la veille ont but? contre des escaliers, dont les ?paules sont courb?es d'avoir voyag? debout dans un train de Ceinture. Ici, devant cette ?le qui est devenue de mon ?me un miroir que je confonds avec elle, devant ces dalaganpalangs qui ressemblent ? une volont? que j'ai, cette colline Bahiki ? ?vid?s rouge et noir qui contrefait juste une petite peine que je ressens, ces oiseaux gnanl? qui imitent ? s'y m?prendre la poussi?re de pens?e qui vole autour de mes pens?es, moi la reine, ma perfection soudain m'accable, et je souhaite ce corps maladroit comme il l'?tait ? Bellac, quand il cassait le douzi?me verre de chaque service, je souhaite mon oreille pollu?e, je voudrais entendre dire: < >>Jusqu'au matin je lus, jusqu'? l'heure o? les plus grosses ?toiles se rassemblent dans un coin du ciel pr?s d'un c?leste gagnant, et o? mon ptem?rops apprivois? tourne autour de ma t?te en cercles ?gaux comme autour d'une bo?te ? moudre, avec le grincement son cri... Mais moi qui cherchais dans ce livre des pr?ceptes, des avis, des exemples, j'?tais stup?faite du peu de le?ons que mon a?n? homme me donnait. D'abord c'?tait un Allemand de Br?me, nomm? Kreuzer; j'en ?tais un peu d??ue, comme un ge?lier am?ricain qui retrouve un n?gre ou un Chinois l? o? il enferma un superbe Irlandais. Puis, peut-?tre ? cause de cette mauvaise foi que me donnait son origine, je le trouvai geignard, incoh?rent. Ce puritain accabl? de raison, avec la certitude qu'il ?tait l'unique jouet de la Providence, ne se confiait pas ? elle une seule minute. A chaque instant pendant dix-huit ann?es, comme s'il ?tait toujours sur son radeau, il attachait des ficelles, il sciait des pieux, il clouait des planches. Cet homme hardi frissonnait de peur sans arr?t, et n'osa qu'au bout de treize ans reconna?tre toute son ?le. Ce marin qui voyait de son promontoire ? l'oeil nu les brumes d'un continent, alors que j'avais nag? au bout de quelques mois dans tout l'archipel, jamais n'eut l'id?e de partir vers lui. Maladroit, creusant des bateaux au centre de l'?le, marchant toujours sur l'?quateur avec des ombrelles comme sur un fil de fer. M?ticuleux, connaissant le nom de tous les plus inutiles objets d'Europe, et n'ayant de cesse qu'il n'e?t appris tous les m?tiers. Il lui fallait une table pour manger, une chaise pour ?crire, des brouettes, dix esp?ces de paniers , plus de filets ? provisions que n'en veut une m?nag?re les jours de march?, trois genres de faucilles et faux, et un crible, et des roues ? repasser, et une herse, et un mortier, et un tamis. Et des jarres, carr?es, ovales et rondes, et des ?cuelles, et un miroir Brot, et toutes les casseroles. Encombrant d?j? sa pauvre ?le, comme sa nation plus tard allait faire le monde, de pacotille et de fer-blanc. Le livre ?tait plein de gravures, pas une seule qui me le montr?t au repos: c'?tait Robinson b?chant, ou cousant, ou pr?parant onze fusils dans un mur ? meurtri?res, disposant un mannequin pour effrayer les oiseaux. Toujours agit?, non comme s'il ?tait s?par? des humains, mais comme s'il ?tait brouill? avec eux, et ne connaissant aucun des deux p?rils de la solitude, le suicide et la folie. Le seul homme peut-?tre, tant je le trouvais tatillon et superstitieux que je n'aurais pas aim? rencontrer dans une ?le. Ne br?lant jamais sa forteresse dans un ?lan vers Dieu, ne songeant jamais ? une femme, sans divination, sans instinct. Si bien que c'?tait moi qui prenais la parole ? chaque instant pour lui donner des conseils, pour lui dire: < >>Ainsi toute la nuit je lus, jusqu'? l'heure o? Vendredi, tout noir, arriva avec le matin. La lune se couchait. Parfois toute la mer se bombait et devenait opale. La Grande Ourse ?tait repli?e devant moi comme un m?tre pliant, ma pauvre ?le trop petite pour pareille mesure... Ce n'?tait pas un silence d'Oc?anie, mais celui d'une gare quand le dernier train est pass?, et la mer sur les r?cifs faisait le train qui dispara?t, et une noix de coco tombait avec le bruit d'un disque, et, mon pied pris soudain dans une liane, je n'osai remuer comme si j'allais d?ranger un aiguillage... Toute cette petite ?nergie de femme que l'on avait minutieusement construite dans mon cr?ne comme un navire dans une bouteille, au seul mot de Vendredi, se d?labra. Vendredi s'engouffrait en moi jusqu'? mon coeur d'un chemin plus court que celui d'un plongeur de nacre. Tout ce que pensait Vendredi me semblait naturel, ce qu'il faisait, utile; pas un conseil ? lui donner. Ce go?t de la chair humaine qu'il conserva quelques mois encore, je le comprenais. Le moindre de ses pas en dehors du chemin battu de Robinson, je sentais qu'il e?t men? ? une source ou ? un tr?sor; et tout ce que ce Kreuzer maniaque avait pass? des ann?es ? accomplir devenait justifi? par sa seule pr?sence. Qu'il devait ?tre doux en effet de montrer ? Vendredi la belle haie de pierres, de lui apprendre ? ?cosser les haricots dans la jarre num?ro quatre; de lui r?v?ler comment le parapluie se ferme, s'ouvre; comment l'on fait tourner le r?ti par un syst?me de six broches et de deux ficelles. Et Dieu, comment il se tourne et se d?tourne? Et la Trinit?, comment elle est triple et unique? Apprendre l'immortalit? ? Vendredi, les yeux dans ses yeux, en la lui soufflant dans sa bouche m?me comme la vie ? un noy?; jouir de son premier triomphe sur les animaux et les arbres mortels, le voir flatter de la main avec piti? le baobab, qui dans mille ans mourra. Et mes paravents de trente m?tres, et mes b?tes apprivois?es, quel supplice, Simon, de ne pas ?tre assur?e qu'un jour je les montrerai ? quelqu'un! A quelqu'un qui se h?te un peu. Car je sens, ? trop de plumes qui tombent, ? trop de poil qui pousse, qu'arrive l'ann?e o? mes perroquets auront cent ans, mes gazelles douze ans et commenceront ? mourir. >>Voil?, Simon, car je tiens ? finir ma lettre par un concetto, on nous l'ordonnait ? la pension, comment mon jour le plus triste dans l'?le fut celui o? j'y fus rejointe par Robinson. >>Adieu. ?crivez-moi ce qui se passe en Europe.>> Simon me r?pondit, le soir m?me, par une lettre ?crite de ma main, qu'il se passait en Europe que la guerre finissait. L'uniforme ?tait maintenant grenat avec les pattes d'?paules rouges. Lui ?tait entr? le premier ? Strasbourg le jour anniversaire de Bazeilles, et le jour anniversaire de Sedan nous avions pris Berlin. Il ajouta quelques phrases pourtant bien simples, mais qui m'?murent presque autant: que le Printemps avait son exposition de duvetine, que l'omnibus Gare Saint-Lazare ?tait devenu autobus, que le chasseur de Larue avait un cr?pe au bras. Tous les habitu?s lui serraient la main. Puis il me dit des phrases plus simples encore, mais avec l'air de me conter des anecdotes curieuses: que des gens s'aimaient, des gens se ha?ssaient, des gens se retrouvaient aux gares, que des gens se mariaient et vivaient ensemble. Puis, des phrases qui me parurent plus ?tranges encore, sur les m?tiers: que les tuileries faisaient des tuiles, les ?piciers des ?pices, les p?tissiers des p?t?s... Je lui r?pondis: < >>Voil? que toutes les hu?tres et toutes les moules autour de mon ?le se referment avec le bruit de ba?onnettes qu'on remet au fourreau. Voil? l'heure o? l'on me disait jadis que le soleil s'enfon?ait dans la mer, que le soleil prenait son bain; moi je ne disais rien, je l'ai toujours jug? tellement au del?! >>Je sors d'un grand danger. Hier matin, j'ai manqu? ne plus ?tre dans mon ?le comme dans une nacelle de ballon, balanc?e entre deux mondes avec des oiseaux et des plantes qui se sont donn?s ? moi sans noms et sans conditions. Sur le carnet du naufrag? d'en face, j'ai trouv? le plan de mon archipel, sa latitude, le nombre exact de milles qui le s?parent de l'?le Palmyre , de l'?le Rimsky Korsakof et de la Rakahanga . Ce fut ? peu pr?s comme si ma vie errante sur mon radeau ?tait finie. Je me sentis tenue aux quatre coins de l'horizon par des c?bles. Je pouvais savoir sur ces cartes la profondeur ? un m?tre pr?s de chaque trou de ma mer. Tous ces arbres que j'avais baptis?s ?taient rang?s et dessin?s dans ce carnet par essence, et me rendaient peu ? peu leurs beaux pseudonymes contre des noms vulgaires ou latins; je n'avais plus de balisiers, de baobabs, d'angoissiers, mais du sagou, de la muscade; mon cocotier n'?tait que le palmier pincette; mon petit arbuste vert et rouge ?tait l'indigo; mes grosses pommes jaunes ?taient le cachou maigre. La science allait se poser sur cette tache ronde au milieu du Pacifique et la boire comme un buvard. Mes oiseaux allaient prendre les uniformes qu'ils ont au Jardin des Plantes. H?las! quelques-uns m?me ?taient dessin?s; mon favori jaune ?tait un tarin m?le; mon merle ?ventail ?tait le baza gobe-mouches; mon perroquet qui changeait de plumage et de couleur tous les mois ?tait un gu?pier nubico?de. Le naufrag? pr?cisait que pour reconna?tre toutes les esp?ces d'oiseaux il suffit d'inspecter leurs iris, et malgr? moi je regardais ceux qui se posaient dans les yeux. Un dont l'iris ?tait fait de deux cercles, le plus grand bleu, le plus petit brun, c'?tait le lory papou. Un autre dont l'iris ?tait rouge-sang avec une pointe dor?e, c'?tait le combattant troupiale. Un autre qui ?tait bigle, c'?tait le paradisier Dupont; et deux planches au lavis ne me permettaient pas non plus d'ignorer d?sormais le nom d'aucun coquillage; d?sormais c'?tait des coins d'hammon, des nautiles, des l?pas que j'?crasais. Toute cette flore et faune ind?pendantes, il me suffisait de lire et d'accepter ce contrat pour l'annexer au reste du monde, ? Buffon et ? Cuvier. Comme une baladeuse ? la remorque, je me sentis une minute rattach?e ? votre train. Des vents latins, des courants anglais, un souffle estival n?erlandais, voil? ce qu'?taient ma mousson et mes douze aliz?s. Je n'h?sitai plus; comme vous br?lez sans les lire les lettres qui vous apprennent un ancien amour de celle que vous croyiez pure, je jetai l'inventaire au feu, je relevai mes oiseaux, mes poissons de leur pass?, et le nom stupide de mon ?le, je ne veux m?me pas vous le dire, pour l'oublier. >>Ne m'en veuillez pas de mon orthographe. Il ne faut pas un petit effort, apr?s cinq ann?es, pour retenir mon stylo aux doubles lettttttres! >>Ne me dites pas que vous m'aimez. Vous me croyez depuis longtemps dilu?e dans la mer; peut-?tre tout au plus, dans les ?tres tout jeunes, imaginez-vous qu'est entr?e une parcelle de moi et les caressez-vous... Pourtant, vous qui avez Chenonceaux, Chambord, Valen?ay, aimez-moi... >>Ah! Simon. Comme un pharmacien tout ? coup au milieu de sa potion s'arr?te, et subitement, sans raison, devine que sa vocation ?tait d'?tre g?om?tre, comme ? un jockey, sans raison, qui tient par la bride Dragon-du-Roi, est soudain r?v?l? qu'il ?tait n? pour la m?decine, ? l'instant et sans raison, je devine que j'?tais faite pour l'AMOUR, pour l'AMOUR. >>Pour l'amour ? Chamonix; je vois la fen?tre de la chambre d'h?tel pour laquelle j'?tais cr??e. Pour l'amour ? Saint-Moritz; je vois les skieurs. Qu'on est b?te dans la vie! Je pense que la NEIGE est un solide, qu'elle doit malgr? tout en tombant faire un l?ger bruit, et jamais je n'ai eu l'id?e de l'?couter. Je pense que tous ces ?tres humains autour de moi qui s'aimaient, devaient se serrer les mains ? les tordre, s'?treindre dans des bow-windows, crier,... et je n'ai jamais rien remarqu?, ni entendu. Pendant mes vingt ans dans le monde, rien qui ait pu me laisser croire qu'on s'y aimait. Dites-moi ce que vous faisiez avec Anne, Simon. Parlez-moi sans mensonge!>> Simon me r?pondit qu'il allait tout me dire. Qu'avec Anne ils s'embrassaient. Tr?s souvent, derri?re moi. Il n'y avait pas de silence, car celui qui n'embrassait pas continuait ? parler. Qu'il l'?tendait sur mon divan rose de l'h?tel, vite, pendant que je pr?parais le th?. Ce bruit de pas, qui m'?tonnait, c'?tait leurs quatre pieds reprenant terre, eux se levant. Qu'il se penchait sur elle, et ce cri, qu'il avait ? demi couvert en renversant le cache-pot en cuivre ondul?, ce cri qui m'avait fait accourir toute p?le, et que j'avais cru stupidement, comme si les causes suivent les effets, un cri d'effroi, c'?tait... Ici je d?chirais sa lettre. Cher Simon, H?las! oui, il m'arrive de dire tout haut, quand un nuage blanc s'?l?ve soudain:--Le train part! et de crier parfois, quand j'ai faim:--A table! Ma lutte contre la solitude? Parfois je la combats en nageant jusqu'? l'?le des dieux, en serrant leurs minuscules mains, en caressant leurs immenses l?vres, en me tenant immobile aux places o? l'un d'eux manque, en tenant l'int?rim d'un dieu. Parfois, en plantant l'?le de mannequins qui ne font jamais peur aux oiseaux d'ailleurs, leurs oripeaux ?tant de plumes. Parfois en me servant de mon ombre; tous les gestes d'amies qu'elle peut figurer, toutes les poses d'illustres statues, tous les profils, seul pauvre cin?ma qui me donne un spectacle d'Europe, je les essaye sur le sable par le soleil ou sur la nacre par la lune, une ?corce de banane sur le nez pour avoir l'ombre de la Montespan. Je m'amuse aussi ? ?tre successivement deux femmes. Aujourd'hui une personne qui prend ? rebours les for?ts, trouble les sources, casse des oeufs; demain, une autre qui suit les vall?es, habite les clairi?res, n'apporte les cinq sens de l'?le r?unis sur son ?troit visage qu'aux points ch?ris par le soleil. Chacune a son nom. La premi?re est toujours nue, la seconde harnach?e d'orchid?es. Mais je ne les suis, h?las! que tour ? tour. Comme ces h?ro?nes qui jouent ? elles seules, au cin?ma, le r?le de deux jumelles, ce n'est que par artifice qu'elles peuvent se rencontrer et se toucher juste du doigt, ? minuit, pour la rel?ve. L'une est capable de tous les exploits, l'autre de toutes les bassesses. L'une est idol?tre, cr?dule; l'autre raisonne. L'une a tendance ? engraisser, l'autre ? maigrir. L'une marche sur la pointe des pieds, l'autre sur le talon, et elles ne laissent pas les m?mes traces dans l'?le. L'une innocente, l'autre perverse, et leurs bouches ne laissent pas la m?me empreinte dans les fruits. L'une qui caresse les animaux au front, l'autre qui les flatte. En somme, en les perfectionnant, j'arrive simplement ? s?parer, comme Dominique autrefois, et il faut au moins une bonne piq?re de gu?pe ou de cactus pour les ressouder un moment, mon corps et mon ?me. Je vis ainsi ? cloche-pied. Mon ?me est quelque chose de bien exigu, bien bourgeois, et jamais je n'y aper?ois m?me l'ombre d'un inconnu. J'ai eu beau tirer sur ces petits bouts de cruaut?, de col?re qui autrefois me donnaient l'illusion que je pouvais ?tre au besoin impitoyable et sanguinaire. J'ai essay? d'?trangler l'oiseau tango, pour conna?tre les limites de l'impassibilit?; il s'est remis, et est mort quelques semaines apr?s pour prouver qu'il ne mourait que de d?sillusion. Mon ?me est bonne fille. Mais autour de mon corps, ?tendu et poudr?, sur un mancenillier, comme un app?t, immobile, je sens parfois errer les esprits polyn?siens. Je le farde, pour qu'il m'offre dans l'eau un visage m?connaissable. Je le cache, je l'ensevelis sous des feuilles, je le colle ? un arbre par des lianes de sa couleur, je connais toutes les places de l'?le o? il se loge secr?tement. Quel explorateur d'Europe me d?couvrirait dans ces heures-l?, o? je suis la femme la mieux cach?e du globe! Souvent aussi je dors sur cette mousse qui teint en rouge. Je me rel?ve avec une moiti? de moi color?e pour la semaine, s?par?e en deux par une ligne capricieuse, riche en belles queues d'aronde que j'accentue ? la couleur. J'ai deux mains dissemblables, des jambes in?gales, chacune traite l'autre en ?trang?re, et si je prie, et si je croise mes genoux, demi-personne, je vis du moins avec une demi-personne moins connue. A quoi je m'occupe encore, Simon? J'attends. C'est mon seul travail, un travail v?ritable, que je ne peux n?gliger une matin?e ou un apr?s-midi sans ressentir le remords que donne chez nous la paresse: j'attends. C'est mon m?tier. ?tendue ou assise devant la mer, j'attends. Je ne suis plus qu'un oeil, j'en arrive ? ne pas sourciller pour ne pas perdre le milli?me d'une chance. Tout mon ciel, tout mon oc?an est tendu comme une toile d'araign?e, je suis pr?te ? bondir sur la barque qui s'y prendra. Parfois, tout au plus, deux oiseaux qui avaient vol? de conserve s'?cartant soudain l'un de l'autre, je sens mon regard se d?coudre et je dois fermer les yeux une seconde. Ou les secouer parfois, pour attiser deux iris engraiss?s tout ? coup par deux vagues jumelles. Sans aucune pens?e, comme les jeunes filles sur les terrasses attendent un de ces sentiments fran?ais auxquels un peu de complaisance du soir donnerait forme humaine, j'attends un homme. J'attends non pas un de ces bateaux transatlantiques qui portent des hommes ? destins m?diocres, aucune ligne n'effleurant ces passages, mais les deux esquifs qui ont le plus de diff?rence et qui portent les ?tres les plus lointains, une pirogue d'abord, ou au contraire un yacht. Je suis au carrefour du bonheur le plus raffin? ou de l'?ge de fer. Au lieu du faible ?cart que fait l'aiguille pour les jeunes filles en France entre un officier et un fonctionnaire, elle marque ici l'?cart complet: un milliardaire ou un sauvage. Ce n'est plus entre un roux et un brun, entre un petit ? ceinture de gymnastique qui pr?f?re le bordeaux et un grand ? cache-col marquet? qui pr?f?re le bourgogne que je me sens balanc?e, mais entre deux races s?par?es de vingt mille ans, entre la jeunesse et la vieillesse du monde, entre un lit d'herbes au troisi?me ?tage ? droite d'un arbre g?ant, avec la panth?re apprivois?e sur le palier, les cr?nes vides en sonnettes ? la troisi?me branche ? droite, et tout le lin et la soie de New-York;--? moins encore que l'homme n'arrive de cette ?le de for?ats qu'on m'a dit voisine, un ?vad? avec des oeufs durs dans des journaux... A la vie avec un sauvage, pr?f?rerais-je la mort? Un sauvage que je ne tutoyerais jamais, auquel enfin j'accorderais, aux yeux de ses fr?res, cette demi-divinit? que je refuse aux d?mons de l'?le, qui croirait vraiment que je le rends immortel, et que le jour de sa mort , je feindrais de ne plus aimer et de punir?... Et cet Anglais poli qui m'e?t dit, en me tendant ? moi, toute nue, sa main pour notre premier shake-hand: < Les jours o? je sens trop que le d?part n'est pas pris vers moi entre les messieurs du monde, j'attends le vent... Cette ?le, comme dans une auto l'on reconna?t simplement ? un petit tube rouge devant ou ? un petit tube bleu ? gauche si elle a son huile ou son essence, je sais maintenant ? quels objets minuscules on voit qu'elle a son plein de soleil ou de vent. Je sais l'aboutissant des rouages du Pacifique. Cette paillette d'argent dans un trou du coin gauche du rocher Rimbaud, si elle miroite, c'est que la lune est ? sa maturit?. Cette tranche d'arbre abattu soudain couleur sang de boeuf, c'est la pluie pour le surlendemain. Ces abeilles sortant de l'arbre par le sommet, c'est un tremblement de terre pour le d?but du jour suivant. Ce n?nuphar remuant trois fois, c'est un ph?nom?ne plus rare, annuel ? peu pr?s, le passage dans l'?le de l'ornithorynque. Ainsi je n'ai qu'? surveiller certaines ombres, certains miroitements comme des compteurs de taxi, et pour savoir si le vent, ou la mousson, ou la temp?te sont vers moi en route, il me suffit de jeter les yeux sur une feuille de palmier, qu'un ignorant n'e?t pas distingu?e des autres, mais qui est mon manom?tre et qui tremblote toute seule, une heure avant le moindre souffle. Je la consulte sans rel?che, d??ue quand elle reste trop de jours immobile... Soudain elle frissonne... De la mer o? je me baigne je me hisse alors sur la plate-forme du promontoire; ce que je faisais petite fille avec mon doigt mouill? pour savoir d'o? venait le vent, j'y emploie l?-haut mon corps entier. Il arrive par rafales, attaquant selon l'?poque mon c?t? caressant ou mon c?t? implacable, d?posant brutalement sur moi la premi?re, sur moi st?rile, les plus avides de ces parfums et de ces graines invisibles qui eussent fructifi? si j'avais ?t? terreau et non pas chair: vent protestant, collant sur moi soudain une feuille enti?re, de forme inconnue; il arrive tendrement, me l?chant par ondes, d'en haut parfois, comme par une fen?tre d'atelier ouverte, d'en bas, comme d'une bouche de chaleur dans un mus?e. Puis, l'oiseau qui annonce la fin du vent pousse son cri, cri presque imperceptible au milieu des ramages, la vague qui annonce la houle pour minuit et quart me couvre d'?cume; le h?ron qui s'envole trente-cinq minutes avant la fin du jour s'?l?ve; plus un souffle; l'obscurit? compl?te qui annonce la nuit m'enveloppe, et je d?sesp?re sur mon ?le en panne... On s'occupe, seule dans une ?le!... J'avais ?t? r?veill?e brusquement, mais par quoi? Par un r?ve? ou plut?t, pendant la derni?re seconde de mon sommeil, le canon n'avait-il pas tonn?, un projecteur ne m'avait-il pas illumin?e? Je scrutais ? la fois, pour d?couvrir la cause de ce sursaut, mon esprit, mon corps et l'horizon. Je t?tonnais dans l'?le obscure, appuyant sur les plus sensibles de mes oiseaux, cognant aux arbres creux, appelant l'?cho, comme dans un salon o? l'on cherche le bouton ?lectrique. J'obtins seulement que le soleil se lev?t. Du fond de ma grotte enfin, comme celui qui a perdu sa bague, qui s'est replac?, apr?s avoir retourn? la maison enti?re, sur la derni?re chaise o? il l'avait encore, raisonne, se l?ve, et va droit au bon tiroir, je m'?lan?ai, je grimpai au cocotier le plus proche, je cherchai la fum?e du geyser de l'autre ?le... J'avais trouv?... deux fum?es montaient. Ce n'?tait pas un mirage. Il y avait deux fum?es, et pas quatre ?les, et pas deux lignes de brisants. Sur cette aube encore fra?che, je voyais s'imprimer l'haleine des hommes... Les hommes vivaient encore... Si j'avais eu de meilleurs yeux, peut-?tre aurais-je pu apercevoir une troisi?me fum?e, toute petite, celle d'une cigarette ou d'une pipe!... Au fa?te de mon cocotier, je fus soudain inerte, comme si c'?tait l? que je me maintenais depuis cinq ans; quelques minutes encore, et je n'aurais plus support? la solitude; que la fum?e e?t paru ? huit heures, et non ? sept, et il e?t ?t? trop tard, j'avais l?ch? tout. Si bien que je le l?chai vraiment, et tombai, le plus m?r de ses fruits... J'?tais au bord de la mer, je me jetai dans le Kouro-Shivo comme dans un taxi. J'?tais trop l?g?re ce jour-l? pour l'eau sal?e. J'en sortais parfois tout enti?re. Je me retenais et me faisais lourde, par peur qu'on ne m'aper??t de l'autre rivage. Le livre du naufrag? m'avait r?v?l? les coutumes des archipels voisins et de leurs races, et il y avait de quoi me rendre m?fiante. Si c'?tait le vent d'Ouest qui avait souffl? la nuit, l'arrivant venait de Ha?ha?, o? l'on divinise les blanches. Mais s'il avait souffl? de l'Est, c'?tait de l'?le Meyer, o? on les mange farcies, et, du Nord, de Samua Bay o? les Papous coupent les t?tes. Je tins mon bras tout droit hors de l'eau pour voir d'o? ?tait venu ce vent qui allait me rendre esclave ou reine. Il ne soufflait pas, les fum?es ?taient toutes droites, mon visiteur venait du centre de la terre. Mon visiteur, l'id?e m'en vint soudain, ?tait venu dans un yacht ? vapeur. Mais c'est la maladresse des Europ?ens qui alors m'?pouvanta: ils ?taient capables de croire, au renflement de l'eau, que c'?tait un requin et de tirer. J'essayais en vain, car ils ?taient capables aussi de tirer sur lui ? mitraille, de chasser le nuage de perroquets qui volait juste au-dessus de moi, parlant ma langue et d?celant ma pr?sence. Soudain, comme un ballon d'enfant que j'aurais l?ch?, ce nuage s'?leva... L'?tranger avait d? faire un geste. Puis, dans la seconde ?le, je vis deux gerbes de paradisiers rouges monter, puis des roses, des violets; quelqu'un attisait ce beau feu, l'?tranger avait d? tirer; mais j'?tais d?j? pr?s des brisants, et l'oreille droite dans la mer comme un coquillage, je n'avais pu entendre qu'elle. Enfin, je fus dans la lagune, et j'entendis un b?lement, puis un jappement; l'?tranger avait d? prendre mon cerf par la corne, mon singe par la queue. Les poissons de cette eau tranquille aussi ?taient effar?s. Aucun n'habitait plus le fond de sa couleur, les ablettes roses sur le corail, les tanches sur les fonds stri?s, mais ils croyaient ? tort gagner la s?curit? en changeant de d?cor, et les dor?s ?taient sur la nacre, les verts sur le sable blanc. Tous agit?s d'un mouvement r?gulier qui les poussait chaque seconde un millim?tre en avant, et bient?t en effet, j'entendis le bruit d'un moteur... Trop tard... car, au moment o? je prenais pied, je vis un canot ? p?trole prendre la passe entre les r?cifs et piquer justement vers mon ?le. Je jouais aux quatre coins avec plus que ma vie. Je le regardais partir, pour la premi?re fois haineuse, ruisselante et n'ayant de sec que les yeux... Soudain des larmes en jaillirent... Un regard d'homme! J'avais vu un regard d'homme! Un regard d'homme, sans me voir, comme jadis le r?flecteur m'avait touch?e! Sur un visage h?l?, aussi peu habiles ? se cacher que tout ? l'heure les poissons, deux yeux bleus. C'?tait tout; le bord du canot coupait la t?te juste au-dessous. Je n'avais pas vu de nez humain, de bouche humaine. Le menton, le cou, les ?paules, je n'avais rien vu de tout cela. Mais j'avais vu des sourcils, un front, des oreilles. J'avais vu des cheveux noirs et touffus. Je n'avais pas vu cligner ces paupi?res, car tout avait ?t? trop rapide, mais j'avais vu une main s'?lever du canot et caresser ces cheveux; une autre main, qui toucha doucement l'oreille. Un homme tout entier ?tait l?, et dont chaque partie du corps caressait les autres! A ce moment, j'aper?us un manteau accroch? ? un arbre. La brise s'?tait lev?e, une brise d'Est, qui allait amener trop tard le chef qui devait me r?tir, mais agitait ce v?tement et lui commandait des gestes de pantin qui me rappel?rent aussit?t, comme si je les avais oubli?s, tous les gestes des hommes. Le bras se balan?ait, le col s'ouvrait, c'?tait le manteau d'un homme qui marche, qui respire. Je le palpai, je le cueillis au point m?me o? il tenait ? l'arbre, pour ne pas l'ab?mer, comme un fruit. J'?tais s?re qu'on viendrait ? sa recherche: ce n'?tait pas un de ces manteaux qu'on abandonne dans une ?le, c'?tait un de ces chefs-d'oeuvre en homespun blanc et bistre pour lequel on n'h?site pas ? d?ranger le soir la femme d?j? endormie et sur lui assise, doubl? de soie bise; qu'on adore, avec des revers aux manches et une martingale. Mais on ne le retrouverait pas sans moi, car je m'en enveloppai! Comme en Orient les amants dans les tapis des harems, on ne le ram?nerait pas sans moi chez ce M. Billy Kinley, qui ?tait son ma?tre d'apr?s l'?tiquette. Je m'attachai ? tout ce qu'il contenait. Je nouai ? mon poignet un foulard or et gris, qui sentait le benjoin, ? mon genou un mouchoir de soie vert qui sentait la bergamote. De deux parfums d'homme, je me fis deux amarres. Je fouillai les poches, avide de toucher enfin les r?sidus du monde qu'un homme porte sur soi; toutes ?taient vides, mais du moins chacune avait son odeur, l'une sentant le tabac blond, l'autre le chocolat, la petite sur la poitrine la menthe. J'aspirai ces flacons de sels, apr?s cinq ans je revins ? la vie, l'Europe avec ses parfums passa ? ma port?e... Je me pr?cipitai ? mes ?chos, pour y crier l'appel que j'avais si souvent r?p?t? sur eux; je courus ? l'?cho quadruple, d?daignant le double et le triple; le vent avait tourn? et venait de l'Ouest, trop tard, car que m'importait maintenant d'?tre d?esse ? Ha?ha?! Je courais, effrayant mes tatous, qui regagnaient leurs terriers, mes singes qui remontaient aux arbres. Les animaux me laissaient tout le sol pour cette entrevue humaine... J'?tais au centre de la petite presqu'?le ronde quand je vis le canot aborder ? nouveau, sans doute ? ma recherche. L'homme appela. Puis sur ma droite, dans les cocotiers, j'entendis un autre homme qui chantait. Puis, loin derri?re moi, un banjo. Un quatri?me homme sifflait pr?s de la mer. J'entendais ? la fois les quatre harmonies que peuvent faire les humains; et, d?s que l'?cho eut rejet? quatre fois mon appel, je sentis cette circonf?rence se resserrer, l'assaut donn? ? ma solitude par quatre hommes avec des fusils, des revolvers, des haches; d?j? les branches craquaient, et soudain, quand la pression humaine fut trop forte pour moi,--vingt m?tres, trente m?tres, tant j'y ?tais devenue sensible,--ne t'?vanouis pas, Suzanne!--je m'?vanouis...
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