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Words: 40482 in 10 pages
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MME DE DURAS
EDOUARD
PRECEDE D'UNE PREFACE
OCTAVE UZANNE
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honor?, 338
INTRODUCTION
J'allais rejoindre ? Baltimore mon r?giment, qui faisait partie des troupes fran?aises employ?es dans la guerre d'Am?rique; et, pour ?viter les lenteurs d'un convoi, je m'?tais embarqu? ? Lorient sur un b?timent marchand arm? en guerre. Ce b?timent portait avec moi trois autres passagers. L'un deux m'int?ressa d?s le premier moment que je l'aper?us: c'?tait un grand jeune homme d'une belle figure, dont les mani?res ?taient simples et la physionomie spirituelle; sa p?leur et la tristesse dont toutes ses paroles et toutes ses actions ?taient comme empreintes ?veillaient ? la fois l'int?r?t et la curiosit?. Il ?tait loin de les satisfaire; il ?tait habituellement silencieux, mais sans d?dain; on aurait dit, au contraire, qu'en lui la bienveillance avait surv?cu ? d'autres qualit?s ?teintes par le chagrin. Habituellement distrait, il n'attendait ni retour ni profit pour lui-m?me de rien de ce qu'il faisait. Cette facilit? ? vivre, qui vient du malheur, a quelque chose de touchant: elle inspire plus de piti? que les plaintes les plus ?loquentes.
Je cherchais ? me rapprocher de ce jeune homme; mais, malgr? l'esp?ce d'intimit? forc?e qu'am?ne la vie d'un vaisseau, je n'avan?ais pas. Lorsque j'allais m'asseoir aupr?s de lui et que je lui adressais la parole, il r?pondait ? mes questions, et, si elles ne touchaient ? aucun des sentiments intimes du coeur, mais aux rapports vagues de la soci?t?, il ajoutait quelquefois une r?flexion; mais, d?s que je voulais entrer dans le sujet des passions, ou des souffrances de l'?me, ce qui m'arrivait souvent dans l'intention d'amener quelque confidence de sa part, il se levait, il s'?loignait, ou sa physionomie devenait si sombre que je ne me sentais pas le courage de continuer. Ce qu'il me montrait de lui aurait suffi de la part de tout autre, car il avait un esprit singuli?rement original; il ne voyait rien d'une mani?re commune, et cela venait de ce que la vanit? n'?tait jamais m?l?e ? aucun de ses jugements. Il ?tait l'homme le plus ind?pendant que j'aie connu; le malheur l'avait rendu comme ?tranger aux autres hommes; il ?tait juste parce qu'il ?tait impartial, et impartial parce que tout lui ?tait indiff?rent. Lorsqu'une telle mani?re de voir ne rend pas fort ?go?ste, elle d?veloppe le jugement et accro?t les facult?s de l'intelligence. On voyait que son esprit avait ?t? fort cultiv?; mais, pendant toute la travers?e, je ne le vis jamais ouvrir un livre; rien en apparence ne remplissait pour lui la longue oisivet? de nos jours. Assis sur un banc ? l'arri?re du vaisseau, il restait des heures enti?res appuy? sur le bordage ? regarder fixement la longue trace que le navire laissait sur les flots. Un jour il me dit: "Quel fid?le embl?me de la vie! ainsi nous creusons p?niblement notre sillon dans cet oc?an de mis?re qui se referme apr?s nous. -- A votre ?ge, lui dis-je, comment voyez-vous le monde sous un jour si triste? -- On est vieux, dit-il, quand on n'a plus d'esp?rance. -- Ne peut-elle donc rena?tre? lui demandai-je. -- Jamais," r?pondit-il. Puis, me regardant tristement: "Vous avez piti? de moi, me dit-il, je le vois; croyez que j'en suis touch?, mais je ne puis vous ouvrir mon coeur; ne le d?sirez m?me pas: il n'y a point de rem?de ? mes maux, et tout m'est inutile d?sormais, m?me un ami." Il me quitta en pronon?ant ces derni?res paroles.
J'essayai peu de jours apr?s de reprendre la m?me conversation; je lui parlai d'une aventure de ma jeunesse; je lui racontai comment les conseils d'un ami m'avaient ?pargn? une grande faute. "Je voudrais, lui dis-je, ?tre aujourd'hui pour vous ce qu'on fut alors pour moi." Il prit ma main: "Vous ?tes trop bon, me dit-il; mais vous ne savez pas ce que vous me demandez; vous voulez me faire du bien, et vous me feriez du mal: les grandes douleurs n'ont pas besoin de confidents; l'?me qui peut les contenir se suffit ? elle-m?me; il faut entrevoir ailleurs l'esp?rance pour sentir le besoin de l'int?r?t des autres. A quoi bon toucher ? des plaies ingu?rissables? Tout est fini pour moi dans la vie, et je suis d?j?, ? mes yeux, comme si je n'?tais plus." Il se leva, se mit ? marcher sur le pont, et bient?t alla s'asseoir ? l'autre extr?mit? du navire.
Je quittai alors le banc que j'occupais pour lui donner la facilit? d'y revenir: c'?tait sa place favorite, et souvent m?me il y passait les nuits. Nous ?tions alors dans le parall?le des vents aliz?s, ? l'ouest des A?ores, et dans un climat d?licieux. Rien ne peut peindre le charme de ces nuits des Tropiques: le firmament, sem? d'?toiles, se r?fl?chit dans une mer tranquille. On se croirait plac?, comme l'Archange de Milton, au centre de l'univers, et pouvant embrasser d'un seul coup d'oeil la cr?ation tout enti?re.
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